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Afin de comprendre comment s’est construit notre objet de recherche tout au long de ce doctorat et durant la rédaction de cette thèse, nous avons choisi de prendre appui sur la publication originale de Pomiès et Tissier-Desbordes (2016) : en s’inspirant de l’artiste Piet Mondrian et de la construction des objets dans ses peintures, les auteures mettent en parallèle une épistémologie pour la recherche en consommation, en cinq étapes. Ce processus permet de construire l’objet de recherche par analogie avec la construction artistique du peintre Mondrian. Ce n’est pas tant l’analogie à la peinture qui nous intéresse ici ; mais plutôt la possibilité d’analyser notre objet de recherche à travers le processus proposé. La première étape consiste selon les auteures, à questionner sa propre relation prosaïque envers l’objet de recherche (3.1) ; la deuxième vise à se réclamer comme non extérieur vis-à-vis de l’objet de recherche (3.2) ; la troisième propose d’adopter une perspective relationnelle plutôt qu’une perspective substantielle (3.3) ; la quatrième aborde la dialectique entre le spécifique et le général (3.4) ; enfin la cinquième consiste à prendre conscience de sa propre inclusion dans des contextes institutionnels et des collectifs de pensée (3.5).

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3.1 Questionner sa propre relation prosaïque envers l’objet de recherche

Pour Pomiès et Tissier-Desbordes, la première étape consiste à questionner sa propre relation immédiate avec l’objet ou la recherche. Le but étant de mettre en lumière le savoir passé et spontané, ainsi que des prénotions qui inconsciemment façonnent l’objet tel que perçu par le chercheur. Le penseur Husserl (1992 p44-45) propose d’avoir une attitude naïve vis à vis de l’objet de recherche en mettant de côté ses préjugés sur le monde.

Au départ, notre questionnement initial simple est plus celui d’une ancienne praticienne que celui d’une jeune chercheure. Au cours de notre carrière nous avions eu l’opportunité de créer une collection grande taille à destination de partenaires étrangers franchisés, au sein d’une enseigne française de prêt-à-porter féminin offrant des tailles classiques. Nous avions eu à ce moment l’opportunité d’échanger avec une mannequin de taille 48 disant avoir du mal à s’habiller, et d’échanger avec des personnes au sein de l’entreprise, hostiles à la notion de grande taille. Notre attitude vis-à-vis de l’objet de recherche n’était donc pas naïve, mais plutôt conditionnée ; il a fallu travailler sur ce point pour obtenir « l’attitude naïve » décrite par Husserl. Nous la traduisons avec la question naïve mais factuelle suivante : « Pourquoi le marché de la mode grande taille semble-t-il inexistant, alors qu’il y a de plus en plus de femmes en surpoids en France et dans le monde » (Ng et al. 2014). Au cours de la thèse, ce questionnement naïf va évoluer.

3.2 Réclamer sa propre non-extériorité vis-à-vis de l’objet de recherche

Il s’agit d’établir une relation unique avec l’objet de recherche. Comme nous l’avons souligné, en tant qu’ancienne praticienne ayant travaillé pour des collections de mode classique et de mode grande taille, nous sommes ex ante non-extérieure à l’objet de recherche. Mais le chercheur non neutre, co-produit aussi son objet de recherche grâce aux personnes qu’il observe ou interroge. Le penseur Morin exprime ce point de vue : « Nous sommes coproducteurs de l’objet que nous connaissons ; nous coopérons avec le monde extérieur et c’est précisément cette co-production qui accorde de l’objectivité à l’objet. Nous sommes coproducteurs de l’objectivité » (Morin 2005 p147).

Grâce aux premiers entretiens menés avec les répondants, nous comprenons rapidement que nous sommes coproductrice, à la fois comme ancienne praticienne, chercheure, mais aussi consommatrice de mode. Pour autant, si par certains points, être ancienne praticienne et consommatrice a été positif (gagner du temps dans la compréhension

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du terrain) par d’autres aspects, nous l’avons ressenti comme une difficulté, en particulier lors de quelques entretiens où nous devions nous contrôler afin de laisser parler les répondants. Devinant la réponse en tant qu’ancienne praticienne ou consommatrice de mode, nous devions lutter pour ne pas passer à une autre question trop rapidement.

3.3 Adopter une perspective relationnelle plutôt qu’une perspective substantielle

Plutôt que de considérer le comportement de chaque individu en et pour lui-même, les auteures décrivent un individu vivant dans un environnement qui structure son comportement. Elles prônent l’importance des environnements micro- (par ex. la famille), meso- (par ex. les communautés de marque), macro-sociaux (par ex. les contextes historiques, sociétaux, culturels, politiques) qui ne peuvent être dissociés des individus dans la construction de l’objet de recherche (Askegaard et Linnet 2011). Les interactions entre sujets, objets et le monde construisent collectivement des actions individuelles et leurs interprétations (Borgerson 2013).

Dans le cadre théorique (partie 1), nous avons abordé les micro-, meso- et macro- contextes de l’environnement. Ils concernent aussi bien le chercheur que les acteurs interrogés. Par exemple nous avons observé au moment des entretiens, dans le micro- environnement des personnes interrogées, que la connaissance de personnes en surpoids dans la famille ou parmi les amis des répondants, agit directement sur leur jugement. Le meso- environnement des marques de mode conventionnelle est un environnement à l’isomorphisme prégnant (P. J. DiMaggio et Powell 1983). Enfin le contexte macro-culturel, historique et social est omniprésent dans le marché de la mode en France.

Encadré : Paris dicte la mode : avec l’hégémonie de la Haute Couture apparaît une mode hypercentralisée, entièrement élaborée à Paris et en même temps internationale, suivie par toutes les femmes ‘up to date’ du monde. Phénomène qui, au demeurant, n’est pas sans similitude avec l’art moderne et ses pionniers concentrés à Paris et agençant un style expurgé des caractères nationaux. A coup sûr, cela n’est absolument pas nouveau : à partir du XVIIème siècle, la France s’est de plus en plus imposée comme phare de la mode en Europe, et la pratique des « poupées de mode », ces premières ambassadrices de mode, qui devient courante au XVIIIème siècle, révèle tout à la fois la tendance à l’unification du costume européen et le pôle attractif de Paris.(…) Il y a eu uniformisation mondiale de la mode sous

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l’égide parisienne de la Haute Couture, homogénéisation dans l’espace qui a eu pour contrepartie une diversification dans le temps, lié aux cycles réguliers des collections saisonnières ». (Lipovetsky 1987 p85-86).

3.4 Dialectique entre le spécifique et le général

Il s’agit de prendre en considération le changement et le non-changement, c’est-à-dire penser le mouvement dialectique entre le général et le spécifique. Comparer des cas particuliers met en lumière leurs points communs. Morin (2005) propose qu’une dialectique entre le général et le spécifique prenne en considération la spécificité des cas particuliers tout en tenant compte de ce qui les unit.

Dans notre recherche nous avons par exemple trouvé des points communs entre des acteurs très différents les uns les autres ; a contrario nous avons constaté des points de divergence au sein d’un même groupe d’acteurs interrogés. Au niveau méthodologie, nous croisons des résultats (spécifiques) de répondants avec des résultats (généraux) issus de la presse.

3.5 Devenir conscient de sa propre intégration dans les contextes institutionnels et les collectifs de pensée

Pomiès et Tissier-Debordes abordent dans cette dernière étape l’implication du chercheur dans les contextes institutionnels. Les environnements sociaux et politiques vont influencer les théories produites. Le chercheur doit construire son objet de recherche en ayant conscience des contextes de sa recherche (Cova, Maclaran, et Bradshaw 2013). Merleau- Ponty (1960 p137) déclare que les propositions scientifiques ne peuvent être séparées du contexte historique dans lequel elles ont été formulées.  

Ce dernier point s’est construit dans notre cas assez rapidement ; en premier lieu dans le choix de notre positionnement épistémologique interprétativiste. Ce positionnement interprétativiste ainsi que le contexte de notre objet de recherche, nous ont orienté dans le choix de notre directrice de thèse. Appréciant le courant de pensée de la CCT (Consumer Culture Theory), celle-ci nous a rapidement proposé des lectures en relation avec ce courant de pensée. Nous avons également élargi les champs de notre connaissance à travers différentes approches théoriques en relation avec le marché (voir Partie 1, chapitre 1). En effet, la CCT est un champ disciplinaire réunissant des travaux qui mobilisent des théories variées. De nombreuses publications de CCT s’appuient en effet sur des théories majeures comme la

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théorie néo-institutionnelle (TNI) (Humphreys 2010; Scaraboto et Fischer 2013; Ertimur et Coskuner-Balli 2015; Dolbec et Fischer 2015), ou sur la théorie de l’acteur-réseau (ANT pour Actor-Network Theory) (Giesler 2012; Martin et Schouten 2014).

 

En résumé, nous avons conscience que la construction de notre objet de recherche est unique, parce que notre interaction de chercheure -même observant l’attitude la plus neutre possible-, avec les acteurs rencontrés est unique. D’ailleurs, la combinaison de choix des personnes interrogées - mûrement sélectionnées, ou recommandées ou interrogées au détour d’un salon de manière improvisée - est elle aussi unique. Notre position spatio-temporelle dans un environnement micro, meso et macrosocial est unique et correspond à notre positionnement ontologique et épistémologique. Notre rencontre décisive avec notre directrice de thèse rend aussi notre objet de recherche unique. Notre savoir théorique grâce aux lectures (et probablement omissions de lectures) des travaux antérieurs ainsi que les aller-retours entre la (les) théorie(s) et le terrain nous sont propres. Tous ces éléments forment une et une seule combinaison possible qui donnent un objet de recherche unique s’inscrivant dans un positionnement épistémologique interprétativiste.