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Biais d’enquête potentiels en relation avec la recherche qualitative 85

Dans le chapitre précédent nous avons souligné l’ambivalence de notre situation : avoir été praticienne avant de devenir doctorante est une force et une faiblesse, en particulier lorsqu’on a choisi de faire une recherche en relation avec le marché dans lequel on a exercé. C’est une force, car la pratique et le réseau du praticien permettent par exemple d’avoir un accès rapide au terrain, surtout lorsqu’il s’agit d’interroger des personnes au sein d’organisations. Cependant, cette connaissance initiale n’est pas toujours favorable au chercheur qui se doit d’observer une grande neutralité. Rassurons-nous : les biais d’enquête menacent tous les chercheurs, quel que soit leur parcours. Dans son manuel « méthodologie de la recherche qualitative », Dumez (2013) identifie trois biais propres à la recherche qualitative : le risque des acteurs abstraits (4.1), le risque de la circularité (4.2), et enfin le risque de l’équifinalité (4.3).

4.1 Le risque des acteurs abstraits

La recherche qualitative analyse les actions des acteurs ou agents, en particulier leurs discours. Elle tente de déterminer comment et pourquoi les acteurs pensent, agissent et

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interagissent. Dumez insiste sur la distinction à faire entre les actions telles que vécues par les acteurs, et la situation telle que perçue par le chercheur qui écoute. Une bonne mise en tension des deux mène à une juste analyse. Or Dumez (2013) met en garde contre le risque des acteurs abstraits, c’est-à-dire des acteurs dont l’action n’a pas bien été perçue par le chercheur.

« Une démarche qualitative n’a de sens que si elle montre et analyse les intentions, les discours et les actions et interactions des acteurs, de leur point de vue et du point de vue du chercheur. (…) Une recherche qualitative qui ne donne pas à voir, c’est-à-dire qui ne décrit pas les acteurs et les actions, qui ne raconte pas des actions et des interactions, ce qui constitue déjà (mais pas seulement) un stade essentiel dans la préparation de l’analyse, est passé à côté de son objectif et a raté son but ». (Dumez 2013 p13 et 14-15).

Nous avons essayé d’éviter ce biais en nous appuyant sur divers éléments. D’une part des entretiens avec des personnes appartenant à différents groupes d’acteurs (consommateurs producteurs, organisateurs de salons, …) et d’autre part sur des visites du salon « Pulp Fashionweek ». Ces éléments nous ont permis de voir agir, entendre et bouger les acteurs soit à travers leurs narrations (entretiens), soit à travers leurs actes (salon). Ils sont principalement retranscrits dans les résultats (Partie 4).

Pour autant, nous avons identifié un risque dès les premiers entretiens menés avec quelques répondants travaillant dans la mode. Comment être sûre que les quelques personnes connaissant notre passé de praticienne répondent bien à la doctorante chercheuse et non pas à l’ancienne cadre ? Autrement dit, répondraient-elles différemment si elles ne connaissaient pas mon passé ? Comment être sûre de voir les acteurs agir spontanément si la relation chercheure-répondant est biaisée ? Très rapidement j’ai trouvé par exemple l’astuce d’expliquer en amont à ce profil de répondant que j’allais leur poser des questions qui les étonneraient de la part de quelqu’un censé connaitre le secteur de la mode, mais qu’il fallait me répondre comme si je n’y connaissais rien.

4.2 Le risque de circularité

Dumez explique qu’il n’est pas rare que le chercheur trouve aisément dans un matériau -par nature riche en recherche qualitative- ce qui lui convient pour confirmer des théories par définition abstraites et décontextualisées.

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« Il est facile de trouver dans le matériau des éléments qui confirment une théorie en laissant de côté ce qui pourrait la mettre en cause, ou la nuancer. Il s'agit du risque de circularité, qui consiste à ne voir dans le matériau empirique que ce qui confirme une théorie » (Dumez 2013 p17).

Nous verrons au moment de la méthodologie qu’avec des aller-retours entre la théorie et le terrain ainsi que plusieurs codages minutieux, nous avons essayé de nous préserver du risque de circularité. Ceci nous a permis de faire émerger un cadre théorique non identifié et non identifiable au départ.

4.3 Le risque lié à l’équifinalité

Comme dans une enquête policière, il y a plusieurs hypothèses de départ, plusieurs chemins possibles pour arriver à résoudre une énigme. Il en est de même en recherche qualitative où il faut tester sur le matériau plusieurs hypothèses.

« Un chercheur pratiquant la recherche qualitative ne doit jamais se contenter d'une explication pour analyser les phénomènes qu'il observe et doit toujours discuter et tester plusieurs types d'explication …Le fait de rechercher plusieurs explications n’est possible que si le matériau et les théories ont été spécifiés. (Dumez 2013 p24). Au cours de notre recherche nous avons testé plusieurs théories généralistes comme l’ANT, la théorie de l’acteur réseau, comme la TNI la théorie néo-institutionnelle mais aussi des théories spécifiques propres au marché de la mode comme les théories de ruissellement, d’imitation et de désir (voir partie 1 chapitre 1). Ces « allers-retours et chemins de traverse » m’ont permis de confirmer que les cadres théoriques de dynamiques de marché, de légitimation et de catégorisation étaient les plus pertinents, et d’éviter le risque lié à l’équifinalité.

En résumé, les trois risques identifiés par Dumez (2013) sont caractéristiques des biais à ne pas commettre en recherche qualitative. Il est important de bien montrer des acteurs qui pensent, agissent et interagissent et non pas des acteurs abstraits. Il faut éviter le risque de circularité qui consiste à picorer dans un matériau riche, les seuls éléments permettant de prioriser une théorie qui « arrange » le chercheur. Enfin, il faut éviter le risque d’équifinalité. Pour cela il faut emprunter plusieurs explications pour un phénomène identifié, à partir d’un

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matériau et de théories spécifiques. Travailler le risque lié à l’équifinalité permet, par la même, de gérer le risque de circularité.

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Synthèse de la partie 2 : positionnement interprétativiste

Ce chapitre nous a permis de circonscrire les différents éléments menant à un positionnement épistémologique interprétativiste : notre questionnement ontologique, notre cheminement (de l’expertise professionnelle vers le doctorat de recherche en gestion), notre objet de recherche forment ensemble ce que Bateson nomme le filet de prémisses : « le chercheur est enserré dans un filet de prémisses épistémologiques et ontologiques qui - au- delà de toute vérité ou fausseté - deviennent en partie autovalidantes » (Bateson 1972 : 314 in Giordano 2003). Nous utilisons une posture donnant droit à une large interprétation de la réalité sociale, et notre interprétation sera unique, car intimement liée à notre expérience personnelle du monde. Connaître revient à tenter de comprendre le sens ordinaire que les acteurs attribuent à la réalité, inconnaissable dans son essence (Giordano 2003).

Puis nous avons réfléchi à la construction de notre objet de recherche et à son évolution. Notre objet de recherche est unique et s’inscrit dans un positionnement épistémologique interprétativiste.

Enfin nous avons présenté les biais d’enquête fréquents dans une recherche qualitative, dans le but de les éviter au cours de cette recherche.

En adéquation avec ce positionnement interprétativiste, nous présentons en troisième partie le contexte et la méthodologie de notre recherche.

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