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Crise de la catégorie du chômage et crise identitaire

C. Une construction en trois temps

Après une brève préhistoire, située au XIXe siècle, et au cours de laquelle il est possible de repérer la détermination des réformateurs à trier les prétendants à l‟aide sociale, trois phases se dégagent dans l‟histoire de la catégorie sociale du chômage. Car rappelons le, il ne s‟agit pas d‟un survol historique de la formation du chômage mais bien de sa catégorisation sociale. Ce travail portant sur l‟identification des chômeurs sportifs, il semble indispensable de prendre la mesure de la dynamique de la catégorisation des chômeurs. La première phase démarre dès la fin du XIXe siècle lorsque le mot « chômage » apparaît jusqu‟à sa lente codification en miroir d‟un avènement tout aussi progressif du salariat. Par la suite, une phase d‟institutionnalisation, aidée par la standardisation du lien salarial, permettra de circonscrire la catégorie et de renforcer sa prégnance et son caractère prescriptif sur les comportements individuels par l‟intériorisation de l‟identification. Enfin, parallèlement à l‟effritement de la société salariale, la catégorie sociale devient moins heureuse, c'est-à-dire moins efficace, car la multiplication des nouvelles formes de relation d‟emploi se croise inéluctablement avec de nouvelles formes de chômage. En réaction, l‟ajustement des catégories officielles confèrent

à la catégorie de chômage une dynamique d‟éclatement pour reprendre le terme de Demazière (2003).

1. Préhistoire du chômage

Il semble possible de remonter très loin dans l‟espace chronologique pour repérer les prémisses de la formation de la catégorie sociale du chômage, mais là n‟est pas le propos. Au moins, pouvons-nous commencer par une brève préhistoire du chômage grâce à Polanyi qui la situe en Angleterre. En 1834, un nouvel amendement à la loi sur les pauvres établit une distinction entre les indigents inaptes physiquement et les pauvres jugés aptes au travail. Alors que des indemnités étaient versées à la première partie des pauvres, on sacrifia sur l‟autel de la main invisible1, la deuxième pour le bien de l‟industrie, pour celui du marché du travail et finalement pour celui du peuple. « Alors que les indigents, pour le bien de l‟humanité, devaient être secourus, les chômeurs, pour le bien de l‟industrie, ne devaient pas l‟être. » (Polanyi, 1983, 291). Notons qu‟on retrouve le lien entre chômage et sacrifice, présent dans certaines interprétations étymologiques. Encore faut-il pouvoir parler de chômage et de chômeurs. En isolant la catégorie des indigents aptes au travail, cette nouvelle loi sur les pauvres fait-elle naître la catégorie sociale du chômage ? Pour Polanyi, « on vit apparaître sur la scène sociale une catégorie complètement nouvelle de pauvres, les chômeurs. » (Polanyi, 1983, 290). Pourtant, si l‟on s‟en tient aux postulats théoriques de l‟antériorité du langage dans la catégorisation, il faut bien constater que le vocabulaire de l‟époque ne fait pas encore usage du terme « chômage » pour cet ensemble d‟individus plutôt désignés à travers la figure de l‟« indigent valide » ou « mendiant valide » (Castel, 1995) (able-bodied pauper). Topalov récuse ce raccourci hâtif de la théorie standard de la naissance du chômage. Non négligeable pour autant, considérons cet épisode comme une forme de préhistoire du chômage. Car indéniablement, son histoire ne peut avoir commencé sans sa dénomination ; c‟est au contraire celle-ci qui la déclenche.

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L‟objectif des réformateurs de 1834 était de « dissuader ceux qui étaient capables de travailler d‟avoir recours aux secours publics, en instaurant une discipline de la faim qui contraigne les travailleurs potentiels à chercher sur le marché du travail, de toutes les manières possibles, les ressources nécessaires à leur survie. Le libéralisme triomphant croyait que la main invisible produirait les hommes dont avait besoin le progrès sans autre aiguillon que le besoin de se nourrir, la peur de « la maison » (the housse) ou le désir de s‟enrichir. » (Topalov, 1994, 27)

2. Le chômage codifié en miroir du salariat Et c‟est au cours du XIXe

siècle que le verbe « chômer » entre dans le langage courant. Il ne revêt évidemment pas l‟acception actuelle beaucoup plus restrictive que celle de l‟époque. Le mot qualifie des périodes plutôt que des individus. Ainsi « chômer n‟est pas forcément être chômeur » (Demazière, 2003, 54) et peut être causé par de multiples raisons (saisonnières, techniques, religieuses, sanitaires etc.). « A la fin du XIXe siècle, et loin encore dans le notre, le vocabulaire commun dénote une extension du terme qui surprend aujourd‟hui. (…) un jour chômé est un jour sans travail et sans salaire. » (Topalov, 1987, 54). Ce qui fait dire à Topalov que la notion moderne de chômage vient d‟en haut, elle serait « le produit d‟une élaboration théorique de groupes réformateurs » (Ibid., 55). En France, c‟est effectivement du côté des réformes et des systèmes d‟indemnisation inventés à l‟époque qu‟il faut regarder, pour rendre compte des premières formulations instituées du mot « chômage ». Ce sont les travailleurs, à travers les syndicats, qui mettent en place au cours de ce XIXe siècle, des caisses de chômage qui permettent d‟indemniser les périodes de privation de travail pour les ouvriers qui cotisent. Ce secours syndical n‟est pas lié de façon exclusive au licenciement ; les causes sanitaires ou saisonnières peuvent donner lieu à une indemnisation au même titre que les causes syndicales. En réalité, ces caisses constituaient une arme de résistance dans le rapport de force avec les employeurs et plus exactement pour le contrôle du marché de l‟emploi et des conditions de recrutement et de travail. La construction de la catégorie sociale du chômage prend donc part au mouvement général croissant de la lutte ouvrière. Par conséquent, les « sans-travail » se fondent presque indistinctement dans la masse des travailleurs et plus précisément dans les groupes de grévistes ou de syndicalistes très investis. La condition du sans-travail reste donc fermement attachée à celle de l‟ouvrier. Parallèlement, les mouvements ouvriers en Angleterre et aux États-Unis utilisent le terme the unemployed ; instrumentalisés par les leaders des mouvements pour la constitution d‟une identité collective, et repris par les médias. (Demazière, Pignoni, 1998). En revanche, en France, le passage au terme « chômeur » ne se fera pas si facilement. Il sera au contraire le signe d‟un renversement, d‟un changement de sens. En effet, pour arriver au terme de « chômeur » comme identification de l‟individu sans-travail, il faut pour cela que le chômage existe comme une catégorie sociale. Or les catégories indigènes mobilisent jusqu‟ici les termes indistinctement, mêlant les notions indifférenciées de « sans-travail », « gréviste » et

« chômeur » (rarement usitée toutefois). Et « c‟est en opposition ou en rupture, avec les catégories indigènes, que statisticiens et réformateurs sociaux se sont employés à catégoriser le chômage à la charnière des XIX etXXe siècles, pour le définir, le redéfinir, de manière plus restrictive, pour le subdiviser en sous-catégories, pour isoler un chômage involontaire. » (Demazière, 2003, 57).

Avant l‟avènement du chômage comme catégorie sociale, le terme de chômage est convoqué pour de multiples usages tournant autour de l‟arrêt du travail pour cause indifférenciée et pour des périodes indéfinies. Ces interruptions de l‟activité professionnelle peuvent donc être des jours chômés sans être vécues ni désignées comme du chômage car le temps de la relation d‟emploi n‟est pas encadré. Celui-ci peut être variable au regard de la forte mobilité des travailleurs. Les causes, à la fois structurelles et conjoncturelles, en sont multiples (crises industrielles, crises de subsistance, variations saisonnières, décalages entre conjonctures locales de l‟emploi). Cette intermittence de la relation d‟emploi voire ce sous-emploi n‟apparaît pas comme une contrainte pour les travailleurs mais plutôt comme le moyen d‟une résistance à la permanence de la relation d‟emploi, à la dépendance à l‟employeur et finalement au salariat. En fait, « l‟ouvrier de métier qui va de ville en ville vendre ses bras est une figure centrale de la première révolution industrielle. » (Topalov, op.cit, 61). L‟objectif des réformateurs de l‟époque est alors de rendre permanente la relation d‟emploi voire, pour les plus radicaux, d‟éradiquer cette errance professionnelle : « Ces gens qui survivent, en pleine métropole, en travaillant un jour, et l‟autre pas, voilà ce qu‟il faut faire disparaître. » (Ibid., 59). Cette intermittence choisie de l‟emploi devient alors « the crux of the social problem », le cœur de la question sociale. Beveridge, travailleur social devenu célèbre réformateur lorsqu‟il publie en 1909 l‟ouvrage intitulé « Unemployment, a problem of industry » qui consacre l‟émergence de la notion moderne de « chômage », en fait son cheval de bataille. Pour éradiquer ce sous- emploi, ou ce « chômage systémique »1, le principe classificatoire1 est convoqué afin de

1 Selon la formule de Marshall en 1903. Chômage systémique : maladie qui concerne « les individus qui ne veulent

pas ou ne peuvent pas travailler avec assez de régularité ou d‟énergie pour rendre possible leur emploi régulier. Ceux-ci ont besoin d‟une discipline bienveillante ». Par opposition, le chômage occasionnel est « causé par des dépressions cycliques, conséquence regrettable d‟une concurrence bénéfique, et ne relève en rien de la responsabilité de ceux qui en sont victimes. » In A.C. Pigou (dir.), 1925, Memorials of Alfred Marschall, 446-447. Cité par Topalov, 1987, 58.

créer la catégorie sociale du chômage. Il s‟agit de « transformer ces travailleurs à l‟emploi intermittent soit en salariés réguliers, soit en chômeurs tout court. (…) notre chômage moderne naît ainsi de la généralisation forcée du rapport salarial, notre travail moderne. » (Topalov, op.cit., 60). Cette construction taxinomique des réformateurs par la stabilisation de la relation d‟emploi sera également observable en France quelques années plus tard. Pour autant, le salariat ne s‟est pas imposé si facilement et si rapidement que notre survol historique de la catégorie de chômage laisse penser, et la chronique du salariat de Robert Castel (1995) en témoigne admirablement. Les représentations communes du salariat l‟ont longtemps appréhendé comme une condition indigne. Loin du salariat évident et fort de notre temps, il prit à sa genèse des formes précaires comme « le demi-salariat, salariat- fractionné, salariat clandestin, salariat méprisé… Au-dessus du vagabond mais au-dessous de tous ceux qui ont un statut, les salariés peuplent les zones inférieures et menacées de dissolution de l‟organisation sociale. » (Ibid., 112). C‟est donc une longue et lente formation du salariat qui a permis l‟avènement tout aussi progressif de la catégorie sociale du chômage. En bref, plusieurs facteurs contribueront à l‟implantation du salariat et de la catégorie sociale du chômage dont elle est le pendant. D‟une part et sur le plan juridique, la loi Le Chapelier datant de 1791, qui en générant la dissolution des corporations, transforme la relation d‟emploi en une relation contractuelle impliquant deux individus. Aussi, la mécanisation de la production renforce le contrôle de l‟ouvrier et limite considérablement son imprévisibilité. Ainsi, les temps sociaux se dégagent plus nettement. Le temps de travail devient autonome, isolé et surtout devient plus rarement interrompu par des temps courts chômés. Les temps de chômage sont alors assimilables à une rupture de la relation d‟emploi, une privation significative de travail. Les conditions sont donc réunies pour la conversion sémantique du verbe chômer vers sa forme substantive « chômeur » ; pour que le chômage soit une catégorie d‟identification. A partir de là, la figure du chômeur se dessine à mesure que la catégorie sociale du chômage définit ses contours. Cette catégorie officielle constitue en fait un instrument d‟action sociale destinée à distinguer les pauvres honnêtes et les pauvres honteux. Les premiers sont des travailleurs aspirant à la permanence de l‟emploi et traversant ponctuellement une période d‟inactivité alors que les

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Plus précisément, la réforme centrale qui a permis cette classification est d‟abord la création d‟un réseau national de bureau de placement.

seconds dans une pauvreté permanente représentent une menace pour l‟ordre social s‟articulant autour de la valeur travail. Aux uns se destine l‟assistance, aux autres la répression. De sorte que rapidement, ne sera identifié comme chômeur pouvant prétendre à une indemnisation, que celui qui fut un travailleur régulier avant la privation d‟emploi involontaire. Le prétendant à l‟identification comme chômeur doit donc faire preuve d‟une volonté de retour à l‟emploi. Cette codification progressive du chômage, si elle est permise par l‟avènement du salariat, contribue en retour à cet avènement. En effet, être reconnu comme chômeur permet d‟accéder à une protection sociale, celle du salarié déchu. « En ce sens, la codification du chômage participe à la constitution et consolidation de la condition salariale, caractérisée notamment par des protections statutaires. » (Demazière, 2003, 65). C‟est la raison pour laquelle, « c‟était une promotion sociale, au tournant du siècle, que d‟être qualifié de chômeur. » (Salais, 1994, 16).

3. L‟institutionnalisation du chômage

A partir de cette codification administrative, non pas achevée, mais qui se stabilisera dans la continuité, nous pouvons avec Demazière (2003) retenir une phase suivante d‟institutionnalisation du chômage. Le début de cette phase peut être située « au moment où émerge ce modèle, où se met en forme (…) le chômage moderne, c'est-à-dire dans les années 1930 » (Salais, 1985 322). Trente ans après l‟invention de la catégorie de chômage, la période de crise offre un observatoire à sa réception dans le monde social. Qui qualifie t‟on de chômeurs à cette époque ?

C‟est d‟abord une institutionnalisation urbaine que l‟on constate et qui s‟explique par la lente diffusion de la norme salariale de la relation d‟emploi vers les milieux ruraux. Salais montre par exemple que le niveau de chômage mesuré à l‟époque n‟est pas corrélé avec la dynamique négative de l‟emploi mais avec le niveau d‟urbanisation et d‟industrialisation des départements. De façon schématique, les processus de mécanisation de la production, d‟avènement du salariat et d‟autonomisation des temps sociaux furent plus tardifs, et donc moins prégnants à cette époque, dans les départements les moins urbanisés. Les interruptions de la relation d‟emploi, plus fréquentes et plus courtes, sont donc moins vécues et moins déclarées comme du chômage.

Un statut juridique de chômeur émerge après la seconde guerre mondiale. Il est parachevé par la constitution de 1946 qui en fait un statut chargé en droits (protection contre la privation de travail) et en devoirs (recherche active de travail). Toutefois, les institutions semblent se focaliser sur le pendant prescriptif du statut ; les devoirs. Une conception dirigiste prend place jusqu‟à la dérive de la chasse au fraudeur que la création de l‟Agence Nationale Pour l‟Emploi (ANPE) en 1967 dont la priorité est le placement, doit limiter. Pour autant, l‟ANPE participera à la construction en marche du schème du chômeur normal défini autour de la recherche effective de l‟emploi, notamment par la menace de la radiation. La catégorie officielle du chômage se renforcera progressivement autour de la recherche d‟emploi.

4. Une catégorie atomisée

Parler d‟ébranlement semble à propos pour caractériser la situation actuelle de la catégorie de chômage. Car au-delà de ce que Demazière nomme son éclatement, c'est-à-dire la multiplication de situations intermédiaires entre le « chômage normal » et le contrat salarial à durée indéterminée, il faut y voir le déséquilibre d‟un ensemble lentement érigé. En effet, nous l‟avons vu, la catégorie officielle du chômage est indissociable du salariat. « L‟hypothèse d‟une dislocation de la catégorie de chômage peut dès lors être formulée puisque cette catégorie s‟est construite exactement en même temps que le salariat. » (Demazière, 2003, 77). Or, l‟effritement de la société salariale, dont la multiplication des nouvelles formes de la relation d‟emploi est le symptôme, est indéniable. Les réflexions à ce sujet semblent s‟orienter vers des systèmes d‟indemnisation dont la permanence ne serait pas tributaire d‟une relation d‟emploi également permanente. L‟objectif est bien de garantir sécurité et labilité du travail. De sorte que les frontières du salariat se détendent à nouveau, deviennent incertaines et parallèlement celles du chômage deviennent tout aussi poreuses. Alors que les réformateurs étaient parvenus, sur le long terme, à répartir autour de l‟axe de « l‟emploi normal » (salarié en contrat à durée indéterminée et à temps plein), les travailleurs, les sans-travail ponctuels et honnêtes et les pauvres permanents et honteux, ils se voient aujourd‟hui dans l‟obligation d‟aménager leur taxinomie puisque cet axe référentiel de « l‟emploi normal » se dissout.