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La construction du regard

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 42-45)

« Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ».

André Gide, Les nourritures terrestres

La médecine fournit un cadre fécond pour étudier la place qu’occupe le regard dans les pratiques scientifiques. Les travaux de Michel Foucault (Foucault, 1963) ont ainsi mis en lumière l’émergence d’une médecine moderne héritée de l’anatomie à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles : liée à la clinique, c’est-à-dire à l’utilisation du regard comme d’un instrument médical à part entière, elle s’attache désormais à décrire et à caractériser les affections et leurs symptômes. Le changement de regard mis en œuvre par le praticien se double désormais d’un soin porté aux mots utilisés pour décrire les maux dont souffre le patient. Cette évolution se retrouve dans les autres sciences qui ne cessent de produire des appareils de prise de vue dont les produits ont pour fonction de compléter le regard et de l’outiller. Les travaux de Monique Sicard mettent ainsi en évidence la profusion des images qui viennent progressivement s’intercaler entre l’observateur-sujet et l’objet (Sicard, 1998) : ce qui est vrai pour la médecine se retrouve toutes les disciplines, au point qu’il est dangereux de succomber aux charmes de la transparence de ces images sans pour autant interroger leur construction et les biais d’observation qu’elles suscitent.

« Les écrans que la science a tendus au monde sont ainsi passés de l’inventaire à la preuve, de la preuve à la fiction, sans que jamais l’une de leurs propositions ne tombe en cours de route. Image inventaire, image preuve, image fiction : ce qui se construit là est le tout de l’image savante. Et ces images formées elles-mêmes de couches superposées participent en retour à la construction de nouvelles machines de vision, façonnent nos milieux de vie, font le lit de nouveaux regard » (Sicard, 1998 : 272).

Loin de révéler le monde tel qu’il est, ces images créent le monde tel qu’il est vu et perçu par les scientifiques.

Cette mutation du regard scientifique s’inscrit plus largement dans la crise de la représentation et dans le changement d’épistémé que Foucault a mis en lumière (Foucault, 1966). La question du regard déborde largement le champ scientifique : le triomphe du positivisme de Comte (qui invite à étendre à tous les champs du savoir les acquis des sciences expérimentales) et l’avènement de cette modernité du XIXe siècle (qui découle de ces nouvelles modalités et fonctions du regard) sont à

l’origine d’un regain d’intérêt porté pour ce qui se voit. Même si l’histoire a fait un commerce ancien de cette évidence du regard (Hartog, 2005), les évolutions de la philosophie (avec l’essor de la phénoménologie sous l’impulsion de Brentano et d’Husserl) comme des autres sciences sociales (sous l’influence de Durkheim qui prône une morphologie sociale) traduisent ce regain d’intérêt pour la vue.

La géographie classique33 qui émerge dans ce contexte intellectuel à la fin du XIXe siècle autour de Vidal de La Blache s’intéresse elle aussi précocement aux formes – qu’il s’agisse des formes du relief dans le cadre d’une géomorphologie alors dominante (Broc, 1996) ou des formes de la vie humaine – au point que la tâche du géographe a pu être désignée comme une « clinique par les formes » (Orain, 2004). Cet intérêt traduit la place centrale du regard dans le dispositif géographique et justifie donc la pratique méthodologique du terrain – entendu comme le moment et le lieu de l’autopsie34 paysagère – que Vidal de La Blache impose comme pratique centrale de la discipline alors en pleine refondation (Robic, 1996).

L’émergence de ce regard géographique à la fin du XIXe siècle est à mettre dans la perspective des traditions disciplinaires. La géographie est en effet l’héritière de deux courants distincts : la périégèse et la cosmographie (Robic, 1995 ; Lefort et Pelletier, 2006). D’un côté, les voyageurs dont les récits ont alimenté à la fois les connaissances et l’imaginaire des géographes : Hérodote, Strabon, Ibn Kaldoun (Lacoste, 1969) ou Elisée Reclus. Et de l’autre, les géographes de cabinet qui cherchent à cartographier le monde sans pour autant chercher à le parcourir35 : Ptolémée (Aujac, 1993), Mercator ou les géographes du XVIIIe siècle (Broc, 1972 ; Glacken, 1990). L’originalité de l’œuvre de Vidal de La Blache – et avant lui de Humboldt (Péaud, 2009) et de Reclus (Giblin-Delvallet, 1971) – est de réunir ces deux traditions longtemps antinomiques : si le but de la géographie est de « couvrir le monde » (Robic, 2006) comme l’attestent les grandes productions de la géographie classique (L’Atlas général de 1894, la monumentale Géographie Universelle), la discipline s’appuie désormais sur des travaux monographiques qui rappellent l’antique périégèse (Tissier, 1997). Vidal de La Blache parvient à réaliser la jonction entre les figures du voyeur (le cosmographe) et du marcheur (le voyageur) que mobilise Michel de Certeau (De Certeau, 1990). Si l’exercice du regard exige pour ce dernier un regard surplombant qui n’est pas accessible au marcheur condamné à la contre-plongée, la spécificité du regard géographique est de passer alternativement de la vue rasante à la vue surplombante : cet artéfact est constitutif d’une écriture du « plain-pied du monde » (Orain, 2003 et

33 On appelle rétrospectivement géographie classique la discipline développée en France par Paul Vidal de La Blache. Très liée à l’histoire, elle met l’accent – dans un cadre régional – sur l’étude du relief et des milieu ainsi que des faits économiques et commerciaux (Marconis, 1996). L’adjectif classique, consacré dans les études d’histoire de la géographie, n’est en aucun cas contradictoire avec l’avènement d’une géographie moderne (au sens foucaldien du terme) dont Vidal de La Blache est incontestablement à l’origine en France.

34 Etymologiquement, l’autopsie désigne le fait de voir de ses propres yeux, tout comme la clinique.

2009) qui se donne comme une immédiate saisie du monde, en extrapolant la vue surplombante de la vue rasante ou de l’étude de la carte topographique. L’importance accordée à la vue et la pratique de l’autopsie se retrouve donc au cœur des dispositifs de médiation mis en œuvre par les géographes pour rendre compte du monde tel qu’ils le voient. Jean-Louis Tissier rappelle ainsi la place centrale qu’occupe la vue dans le Tableau de la géographie de la France (Tissier, 2001), et les travaux de Didier Mendibil (Mendibil, 1997) insistent sur l’importance et la complexité des dispositifs iconographiques employés et sur leur étroite articulation avec les textes qui les contiennent et le projet géographique qu’ils servent.

En posant les bases d’une discipline renouvelée, Vidal de La Blache promeut la pratique de l’autopsie, donc du terrain :

« On attribue à Paul Vidal de la Blache cette réflexion (...) : ‘Avec les livres, on ne fait que de la géographie médiocre, avec des cartes on en fait de la meilleure ; on ne la fait très bonne que sur le terrain’ » (Ardaillon, 1901).

La promotion du terrain est donc concomitante d’un nouveau régime de scientificité : la « bonne géographie » entre ainsi dans la modernité en rompant avec les anciennes pratiques des géographes36. Bien plus, pour la géographie comme pour la clinique dont l’histoire a été étudiée par Foucault, les modalités de l’observation sont étroitement liées aux pratiques discursives qui en rendent compte.

C’est par l’écriture que s’élabore cette observation : on retrouve le renversement de perspective proposé par Panofsky qui a fait de la perspective ou de l’architecture gothique les conséquences d’une nouvelle manière de voir le monde au Moyen-Age et à sa fin, et non l’inverse (Panofsky, 1974 et 1978). L’attention portée par les géographes au regard est donc la conséquence d’une nouvelle manière de voir le monde, ce qui se traduit par un regain d’intérêt pour les formes. On ne peut donc dissocier l’observation comme pratique scientifique des pratiques discursives convoquées pour refléter ce nouveau regard posé sur le monde. Le terrain est donc le lieu où se déploie à la fois l’observation comme méthode privilégiée pour aboutir à la description géographique et les outillages techniques et intellectuels pour voir le monde et le rendre intelligible. Deux hypothèses surgissent :

S’intéresser à la construction du regard géographique invite donc à retracer l’histoire du regard géographique en « pren[ant] appui sur celle des images et des appareils de vision » qui construisent le regard (Sicard, 1998 : 267). Il faut notamment s’attacher à la mise en évidence d’un continuum entre la

35 La tradition figurative a surtout retenu les cosmographes : les géographes peints par Velasquez ou Vermeer semblent avoir évincé les voyageurs de nos représentations.

36 La question des ruptures et continuité entre la géographie classique et celles qui la précèdent est encore largement débattue.

Le colloque « Elisée Reclus et nos géographies : textes et prétextes » (Lyon, septembre 2005) a ainsi permis d’étudier les relations qu’entretiennent les vidaliens avec leur immédiat prédécesseur. Jean-Baptiste Arrault a ainsi par exemple remis en cause la thèse généralement admise de la mise à distance d’un Reclus jugé pré-scientifique par les vidaliens. Les mécanismes

vision directe et les dispositifs qui la complètent progressivement (photographie, télédétection…) sans pour autant négliger les outillages conceptuels qui complètent ce regard. Il faut donc articuler le regard, les outils mobilisés et les médiations discursives mises en œuvre. A la suite des travaux de Panofsky, il faut interroger le monde tel que le voient les géographes : les mutations du regard des géographes sont-elles révélatrices d’un changement dans leur intelligence du monde ?

Interrogeons donc l’hypothèse selon laquelle le terrain est le lieu où la géographie construit une manière particulière d’appréhender le monde pour le rendre intelligible. Ce premier cheminement à travers ces corpus cherchera donc à articuler le regard, les outils acquis et mobilisés, les médiations discursives mises en œuvre pour en rendre compte et la construction et la reproduction d’un groupe social partageant les mêmes pratiques et les mêmes représentations.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 42-45)