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Construction de l’architecture de la Cité du don

Dans le document Fundraising : un accord entre deux mondes (Page 130-134)

Les 6 premières Cités sont considérées comme des Cités « complètes » par Boltanski et Thévenot, et depuis longtemps « stabilisées » par un ensemble de règles communément admises par tous Elles

4.4 Construction de l’architecture de la Cité du don

Afin de proposer une description de la Cité du don selon les catégories du Modèle des Cités (DJ177- 181), nous allons utiliser la méthode en 3 temps utilisée dans NEC, par Boltanski et Chiapello pour élaborer la Cité par projet :

1. Mise en évidence de l’existence d’un ordre entre des états de grandeurs : « le principe d’équivalence » (4.4.1).

2. Vérification de la « justesse » de la Cité, c’est-à-dire que le principe d’équivalence est bien contraint par un ensemble de processus (épreuves, etc.), basé sur la notion de juste, qui l’oriente vers le bien commun (4.4.2).

412Suivant un raisonnement identique à celui de Boltanski et Thévenot (NEC159) (lorsqu’ils ont qualifié de « connexionniste », le Monde

coordonné par La Cité par projet), nous n’avons pas utilisé le terme de « Cité du lien », car le terme désignant la Cité doit codifier les formes auxquelles doit se conformer la justice dans ce Monde. Cette Cité ne pouvait se contenter de faire directement référence au lien, car un certain nombre de contraintes doivent peser sur l’établissement du lien social pour que celui-ci puisse être qualifié de juste.

413Nous notons également qu’un droit ancien et bien établi s’est constitué autour de la notion d’authenticité (droit d’auteur, propriété

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3. Vérification de la réalité concrète de cette Cité à travers une situation bien identifiée et reconnue par tous dans la Société : la « naturalité » (4.4.3).

4.4.1 Mise en évidence du « principe d’équivalence » de la Cité du don

Le principe d’équivalence est vérifié lorsqu’il est possible, dans un Monde, de hiérarchiser des états en qualifiant les personnes et les choses selon des états de « grand » ou de « petit ». Voyons pour qui et comment cette qualification s’effectuerait.

Le <Principe supérieur commun> de la Cité du don, convention qui permet de qualifier des êtres dans un état de grandeur, serait l’authenticité qui lie. On peut aussi parler d’engagement personnel, ou d’engagement pour une cause. Les rapports d’équivalence entre les êtres seraient l’appartenance, l’ancrage, (dans un territoire, une histoire, des valeurs, etc.).

La <relation> entre les <êtres> serait les liens qui attachent (lier, ancrer, etc.) : participer, soutenir, s’investir, s’impliquer, donner (termes correspondant au « hau » de Marcel Mauss?)414. L’<état de grandeur> qui caractériserait ce qui est grand ou petit serait la générosité, comprise comme une capacité à donner du sien, à se tourner vers les autres, à se lier et s’attacher aux autres. Les <grands> de ce Monde du lien, seraient les personnes généreuses (personnes physiques ou morales). La <dignité> serait selon nous la vérité. Les « grands donateurs » sont avant tout des personnes en harmonie avec leurs valeurs et le Monde qui les entoure, ils sont empathiques, altruistes. Ils sont vrais, cohérents avec ce qu’ils sont, leurs origines, leur histoire, (les traditions de l’entreprise par exemple), leur projet de vie, leur idéologie. Ils ont une capacité à faire du lien, à faire l’utile, le bien. A l’opposé des grands, <l’état de petit> selon la Cité du don serait l’égoïste, l’insensible, l’individualiste, la personne détachée, distante, voire cynique, froide, sans cœur, au cœur sec, « autiste » ou en attente d’un retour, intéressée, calculatrice, etc.

Les <êtres> de la Cité du don seraient, dès lors, toute personne ayant quelque chose à donner (tout le monde peut au moins donner son temps, un sourire ou un merci, partager une compétence ou un talent, etc.). Sur notre terrain d’étude il s’agit des donateurs, mécènes, bénévoles, ambassadeurs d’une cause, etc.

Les <objets> et <dispositifs> matériels ou symboliques qui objectivent la grandeur des <êtres> seraient les dons (cadeaux415) et les contre-dons (marques de reconnaissance). Dans notre domaine d’étude, cela pourrait être de l’argent (dons numéraires), des produits (dons en nature) et services (mécénat de compétence) donnés, du temps investi (bénévolat) mais aussi tous les objets et dispositifs participant à la reconnaissance symbolique de la générosité : citation, cérémonie, rapport sur l’usage des dons, contreparties réelles ou symboliques (titre, médaille, divers présents : photos de filleuls, attestations de dons permettant une défiscalisation, etc.). Cela pourrait être enfin des dispositifs de légitimation du don : case for support, campagne de don, etc.

414A opposer à la notoriété qui rejaillit sur l’entreprise qui invite une vedette « Il s’agit, par exemple qu’une entreprise réussisse à inviter

des personnalités […] des vedettes, pour que toute notoriété de ces personnalités rejaillisse sur l’entreprise » (DJ227).

415Pour un artiste, il s’agirait de son œuvre et plus précisément de la reconnaissance de l’authenticité de celle-ci, par sa signature par

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4.4.2 Mise en évidence de la « justesse » de la Cité du don

Nous avons montré l’existence d’un principe d’équivalence qui ordonne la hiérarchie des états dans le Monde du lien. Dans cette seconde étape, nous allons identifier les conditions devant être satisfaites pour que le principe d’équivalence soit identifié comme légitime. Pour être légitime, la Cité doit contraindre le Monde qu’elle ordonne. Cette contrainte doit être orientée vers le bien commun (le « vrai » lien, authentique) et résister aux critiques qui prennent appui sur le sens du juste. « La référence à la justice suppose que les forces soient entravées de façon telle que le rapport de forces puisse être redéfini comme rapport de grandeurs. » (NEC161). Voyons selon quel « principe de justice » la Cité du don contraindrait le Monde du lien.

Dans la Cité du don, le <rapport de grandeur>, qui précise sur quel principe repose l’ordre entre les états de grandeur, serait l’engagement, l’ouverture aux autres, l’empathie, la compassion (dans une approche plus religieuse) et le désintéressement (sur notre terrain d’étude, notamment). L’<investissement>, sacrifice qu’il faut consentir pour accéder aux états de « Grands », correspondrait au don d’une partie de ses ressources (argent ou temps) mais aussi au don de soi, (voir la notion de mana identifiée par Mauss qui écrit « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » (Mauss, 1924 p. 160-161)416, ce qui nécessite de s’attacher et de dévoiler ses valeurs, ce qu’on est. L’<épreuve modèle> serait la rencontre autour du don (ou autour d’une cause417, par exemple), qui permet de révéler en quoi la cause concerne la personne et va la conduire à s’engager, qui révèle la cohérence et l’authenticité de l’engagement.

Le <mode d’expression du jugement>, qui désigne la façon dont l'épreuve est sanctionnée, serait la confiance, la reconnaissance (de l’individu en tant qu’identité propre), ou encore la bienveillance que créent, en retour, les liens fondés sur l’authenticité (ainsi, nous l’avons vu la reconnaissance de l’engagement authentique d’une organisation mécène envers une cause commune soutient la bienveillance envers cette organisation418). Dans le domaine du mécénat, l’<évidence>, preuve visible du passage de l’<épreuve>, serait apportée au moment de la réception du don. Elle montre le sacrifice en temps, en énergie ou en ressources (biens et services donnés, dons en numéraires). L’évidence pourrait apparaitre, par exemple, à travers l’évaluation du montant donné, mais aussi du coût en terme de perte patrimoniale représentée par le don pour le donateur, par des éléments montrant s’il s’agit ou non d’un geste désintéressé (absence ou présence de liens directs entre l’activité de l’entreprise et la cause soutenue), par la présence ou l’absence de bénévoles concourant à l’activité de l’OIG, etc.

4.4.3 Vérification de l’ « anthropologie » et de la « naturalité » de la Cité du don.

Nous avons montré que la Cité du don organisait des états de grandeurs selon un principe de justice. Dans cette troisième étape nous allons vérifier sa « naturalité ».

A travers les 2 premières étapes, nous avons mis en évidence l’existence des 3 derniers axiomes énoncés à la base de toute Cité : un « ordre des états » (a4), une « formule d’investissement » (a5) et un « bien commun » (a6).Cette troisième étape consiste à vérifier que les 3 premiers principes (a1, a2,

416Boltanski et Thévenot nous rappellent aussi à ce sujet (DJ322) que, selon Mauss, « la valeur du bien, en tant qu'objet de don, provient

tout entière des liens qui le rattachent à la personne même du donateur. »

417Ou par exemple entre un auteur et « son » sujet, c’est un dire un sujet qui lui correspond, qui révèle une part de « sa » vérité. 418Cf. notes 331, p. 79 et 332, p. 79.

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a3) sont bien validés. Il s’agit ici de vérifier que la nouvelle Cité « s’enracine » bien dans la « nature de la Société » et dans la « nature humaine ». Pour démontrer l’enracinement de la Cité dans la nature de la Société, la Cité doit être reconnue comme ayant une vocation universelle. Son enracinement dans la nature humaine est mis en évidence par l’égale potentialité de tous les êtres humains à accéder à la grandeur correspondant à la logique de cette Cité.

L’ordre que nous proposons (la Cité du don) respecte le principe de « commune humanité » (a1) puisque tous les êtres de cette Cité sont bien considérés comme des êtres humains. Le principe de dissemblance (a2) est également respecté puisqu’il y a bien au moins un état de grand (la figure de

l’engagé) et un état de petit (l’indifférent). Le principe de la « commune dignité » (a3) (qui avait fait

défaut lors de l’ébauche de la Cité hygiénique ou encore de celle de la puissance, cf. p. 115) est également respecté, car tout le monde peut donner, au moins son temps. Cet investissement accessible à tous offre un égal accès aux états supérieurs dont la personne généreuse est la figure supérieure.

Les 6 axiomes étant vérifiés, pour parachever la Cité du Don, il reste maintenant à trouver un exemple type de cette Cité qui soit identifiable et reconnu par tous. En effet, « pour être mobilisée dans la vie quotidienne, inspirer l'action ou nourrir des justifications, la logique d'une Cité doit s'incarner dans des exemples types qui la mettent à portée de main des personnes » (NEC190). La <figure harmonieuse de l’ordre naturel> est une « forme idéale dans laquelle les états sont distribués de manière équitable » (NEC190). C’est la façon exemplaire dont s’exprime la naturalité de la Cité. La <figure harmonieuse> désigne l’exemple symbolique type d’un Monde. C’est la relation la plus fréquente et la plus attendue de tous, permettant de révéler la distribution des états de grandeurs. La <figure harmonieuse> de la Cité du don serait, selon nous, le remerciement, qui acte la générosité de la personne, du simple et essentiel « merci » dit personnellement (intime)419 à des formes de remerciements publics (gala, signature officielle, … dédiés au remerciement public des grands mécènes et donateurs, en compromis avec le Monde de l’opinion). De nombreux exemples de cette figure jalonnent l’histoire de la générosité : inscription sur des monuments antiques (D.S.P.F.)420, tableaux réalisés en remerciement d’un peintre à son mécène421, des plaques gravées dans les églises, les hôpitaux et les hospices, récits écrits à la gloire de grands mécènes de la Renaissance (les Médicis), de l’époque industrielle (Rockefeller, Carnegie, etc.) ou actuelle (Fondation Bill et Melinda Gates, etc.)422.

419Lorsque le donateur n’est pas directement accessible, le remerciement peut prendre d’autres formes comme des ex voto (souvent

anonymes) dans les églises, un texte à la mémoire d’une personne, etc. De même, il est fréquent d’observer des remerciements à un artiste pour son œuvre, pour ce qu’elle dégage, notamment au moment de l’acquisition de l’oeuvre.

420Voir p. 19.

421Cf. « La rencontre » de Gustave COURBET, Ornans 1819 – La Tour-de-Peilz 1877 http://museefabre.montpellier-

agglo.com/pdf.php/?filePath=var/storage/original/application/695abfa327a95f27b6fe82b58baf3f4f

422La <figure harmonieuse> se retrouve aussi dans la famille. Le premier don reçu correspond à celui de la naissance, et le don se poursuit

dans des relations de confiance et de partage où la personne « généreuse » (les parents) donne à la cause (« l’éducation des enfants »), et est amené régulièrement à être remerciée par les bénéficiaires (les enfants).

Il nous semble que nous retrouvons également cette <figure harmonieuse> à travers les démonstrations visibles de l’amour de dieu (agapè), de l’amitié (philia), et de l’amour (eros) et bien sûr à travers tous les remerciements que nous sommes amenés à rendre dans la vie quotidienne suite à une gentillesse, par courtoisie, … Voir http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RDM_035_0389

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A travers ces exemples nous voyons donc que la Cité du don serait bien enracinée dans la nature humaine et sociale. Ces vérifications nous permettent de proposer l’existence d’une grammaire cohérente, juste et naturelle qui constitue notre hypothèse de la « Cité du don ».

Récapitulatif de la grammaire proposée pour la Cité du don :

Concepts Grammaticaux

<Principe supérieur commun> l’authenticité du lien (et donc du don). <Relation> liens qui attachent : lier, ancrer, … (= hau ?)

<Etat de grandeur> la générosité, capacité à donner, à se lier et s’attacher,

<Etat de grand> personne généreuse

<Dignité> la vérité (harmonie, empathie, cohérence)

<Rapports d’équivalence> appartenance, ancrage, transmission, <Répertoire des sujets> donateurs, légataires, mécènes et bénévoles.

<Répertoire des objets> dons numéraires, dons en nature, mécénat de compétence, bénévolat, citations, cérémonie, rapport sur l’usage des dons, etc.

titre, médaille, photos de filleuls, etc.

attestations de dons permettant une défiscalisation

<Déchéance de la Cité> (Etat de petit) intérêt, égoïsme, insensibilité, individualisme, détachement, distance, cynisme (le calculateur, l’intéressé)

<Rapport de grandeur> désintéressement, ouverture aux autres, empathie, compassion

<Investissement> don de ressources (argent ou temps), don de soi (= mana ?), dévoilement des valeurs, etc.

<Epreuve modèle> La rencontre autour du don

<Mode d’expression du jugement > La confiance, reconnaissance, bienveillance

<Evidence> La réception du don

<Figure harmonieuse> Le remerciement

Figure 18 : Récapitulatif de la grammaire de la Cité du don

Dans le document Fundraising : un accord entre deux mondes (Page 130-134)