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Confrontation à la problématique : le choix d’une approche dynamique qui ne s’arrête pas aux frontières de la technique

Encadré 2.1 – La métaphore du métabolisme

B. Confrontation à la problématique : le choix d’une approche dynamique qui ne s’arrête pas aux frontières de la technique

En définitive, l’une comme l’autre de ces approches semblent proposer une posture correspondant à ce que suggère notre problématique. En effet, à la suite des travaux qui analysent les relations entre réseaux et territoires sous un angle sociotechnique d’un côté et de ceux de l’urban assemblage qui envisagent la ville comme le résultat d’un processus sociomatériel de l’autre, nous proposons de concevoir les synergies énergétiques urbaines comme des assemblages d’acteurs humains, de systèmes techniques et de flux qui entretiennent des relations en constante évolution.

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Ou, comme l’explique Ignacio Farías (2011), “ANT would be guilty of “affirming the current conditions of

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Dans cette perspective, il apparaît que les points communs entre les deux postures sont plus nombreux que les désaccords. L’introduction d’une symétrie entre humains et non-humains par l’ANT, à laquelle s’opposent a priori les LTS, n’est à notre sens pas fondamentale, d’autant plus qu’elle n’est pas maintenue dans la plupart des travaux de l’assemblage urbanism (Moss, Becker et Gailing, 2016) : dans les deux cas, il s’agit bien de comprendre comment matérialité et acteurs s’influencent réciproquement dans les situations d’action. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les fondateurs de l’ANT prennent Thomas Hughes pour référence justifiant l’intérêt de considérer le social et la technique comme un entrelacs : il ne nous semble pas qu’il soit nécessaire de partir du principe d’une symétrie entre acteurs humains et non-humains pour suivre un tel programme.

Pour le reste, l’une comme l’autre des postures revendiquent une approche dynamique qui vise à mettre au jour des processus. Autant les liens entre acteurs humains et non humains que la construction de réseaux d’association instables apparaissent dans les travaux relevant de ces deux cadres. La différence fondamentale entre ces approches se trouve dans l’explicitation ou non de ces deux points par un vocabulaire désigné (symétrie, acteur-réseau, traduction, assemblage). À la suite de Simon Guy et al. (2016), il nous semble en définitive que l’assemblage urbanism forme la continuité des travaux de LTS. On peut la considérer comme une version plus conceptualisée et plus large dans la nature des objets dont elle vise l’analyse, notamment parce qu’elle ne restreint pas sa lecture de la matérialité aux systèmes techniques et qu’elle n’exclut pas dans ses termes l’analyse de micro-systèmes (micro-level studies) (Moss, Becker et Gailing, 2016, p. 68), ce qui correspond précisément à l’orientation que nous avons donnée jusqu’ici à ce travail. En outre, en raison de son orientation proprement urbaine, l’assemblage urbanism se positionne explicitement sur son rapport à l’espace, postulant qu’il n’est pas seulement le cadre de l’action mais qu’il joue un rôle dans les assemblages autant qu’il est produit par ces derniers (Becker, Moss et Naumann, 2016 ; Farías, 2010), ce que ne fait pas l’approche LTS dans sa généralité.

Au-delà de ce positionnement plus explicitement tourné vers l’analyse d’objets proches du notre, il n’existe à notre sens pas de véritable différence méthodologique entre ces deux courants. En conséquence, les résultats qui peuvent être obtenus au travers de l’usage de l’une ou de l’autre de ces postures ne sont pas fondamentalement différents, tout au moins lorsqu’ils sont appliqués à des objets urbains53. Au regard de ces considérations, nous proposons dans

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Cette précision est ici faite principalement pour signifier que nous ne nous positionnons pas sur le cas des controverses scientifiques.

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cette thèse d’aborder notre objet d’une manière que l’on pourrait qualifier de « minimale », commune à ces deux postures, sans y adjoindre de grille de lecture surplombante. En réduisant les « consignes » au plus, l’approche LTS nous paraît ouvrir les possibles plutôt que de les fermer, ce que l’ANT propose précisément lorsqu’elle incite à « suivre les acteurs ». Finalement, le précepte que nous adoptons est l’un des dénominateurs communs à l’ensemble des approches que nous avons abordées : nous ne cherchons pas à isoler le social et le matériel, considérant le tout comme un seamless web indémêlable, et adoptons pour précepte d’en exposer les multiples interactions dans la construction de systèmes urbains.

Cela présuppose en particulier que notre investigation ne s’arrête pas aux frontières de la technique, bien au contraire. En cela, l’enquête menée par Bruno Latour sur le métro automatique Aramis (1996) est une inspiration concrète que l’on pourrait presque considérer comme un guide méthodologique, tant le processus de recueil du matériau empirique y est détaillé : les documents techniques sont récoltés et analysés jusque dans les formules mathématiques et le discours des acteurs sur les contraintes, normes ou fonctionnements techniques est mis en question, confronté à la documentation et aux autres discours. Nous suivons ces mêmes principes dans notre recherche. Ainsi, nous ne nous interdisons en rien d’exposer et de détailler le fonctionnement des systèmes techniques que nous considérons, quand bien-même une telle démarche pourrait sembler ne pas trouver sa place dans un travail de sciences sociales.

En outre, et il s’agit ici d’un autre nœud central de notre approche, nous proposons une analyse dynamique, au sens où nous nous intéressons aux processus. Ce ne sont pas les systèmes sociomatériels à un instant précis que nous analysons mais bien les processus qui les mènent à être ce qu’ils sont et qui guident leur évolution. Là encore, cette caractéristique est commune aux deux grilles de lecture. Cependant, alors qu’elle est appelée traduction dans le cas de l’ANT pour désigner un ensemble d’étapes prédéfinies du changement sociotechnique, l’approche LTS laisse au récit du terrain le soin de faire ressortir des étapes qui sont propres à chaque situation. Une fois de plus, et pour les mêmes raisons que précédemment, nous nous plaçons dans cette perspective.

En définitive, notre posture de recherche se place dans la continuité des LTS et de l’urban assemblage et est guidée par deux principes :

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- Elle ne cherche pas à démêler le social et le matériel mais au contraire à montrer finement les relations qui les lient : elle ne s’arrête donc pas aux frontières de la technique ;

- Elle ne donne pas à voir les systèmes sociomatériels comme des objets statiques ou comme la conséquence de structures hiérarchiques mais au contraire comme le résultat toujours mouvant de processus qui constituent ce qui doit être montré. Elle s’attache donc à faire le récit de ces processus, et non un exposé figé des systèmes, en n’oubliant pas de rendre compte de leurs traductions spatiales.

Conclusion

Nous avions, à la fin du chapitre précédent, conclu qu’un décentrement du regard était nécessaire pour comprendre la façon dont la littérature existante pouvait nous permettre de saisir les évolutions apparaissant dans les discours institutionnels. Nous avons ainsi exploré les différents champs sociotechniques ou socioécologiques appliqués, d’un côté, à des contextes urbains et, de l’autre, à des mises en lien d’activités humaines traditionnellement déconnectées. Passant de l’analyse des transitions sociotechniques urbaines à l’écologie industrielle et territoriale, nous avons ainsi pu définir l’objet « synergie énergétique urbaine » afin de regrouper sous une même expression mutualisations et récupérations énergétiques mises en lumière au chapitre précédent.

Cette exploration nous a en outre permis de définir une problématique, qui met en question la manière dont la mise en œuvre des synergies fait évoluer les relations entre la construction sociotechnique des villes et des réseaux. Nous appuyant ensuite sur les cadres analytiques adoptés et défendus par les différents courants de l’analyse sociotechnique, de laquelle nous nous sommes revendiquée, nous avons construit les fondements de notre grille de lecture, entre ANT et LTS. Cette dernière est constituée de deux principes que nous nous imposons dans l’analyse empirique. En premier lieu, nous nous contraignons à entrer dans la boîte noire de la technique pour bien comprendre toutes ses relations avec le social. En second lieu, nous cherchons à rendre compte des processus qui mènent au système sociomatériel tel qu’il est et tel que son évolution est projetée.

Alors que nous pourrions entamer l’analyse empirique à ce stade, dans une démarche inductive passant avant tout par l’exploration du terrain, nous proposons d’aller plus loin et de développer une méthode abductive (Dumez, 2012) qui, telle que définie par Marta Anadón et

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François Guillemette (2006, p. 35) « conjugue le caractère a posteriori de la théorisation fondée sur les données empiriques avec le caractère a priori de l’utilisation inférentielle des théories ». Ainsi, présentée par Charles Peirce (1955) comme étant la seule méthode véritablement capable de créer des connaissances nouvelles (contrairement à l’induction et à la déduction), elle suppose une « comparaison continue – ou un « flip-flop » – entre les données (déjà collectées ou entrantes) et les construits théoriques en constante évolution » (Anadón et Guillemette, 2006, p. 35). Concrètement, ce positionnement implique de mener une première étape de raisonnement déductif à partir de connaissances théoriques précédemment construites dans la littérature. Il s’agit ainsi de constituer un jeu d’hypothèses de réponse à notre problématique que nous puissions mettre à l’épreuve du terrain et faire évoluer par la lecture de ce dernier. Le chapitre suivant présente la construction de ces hypothèses et la réalité empirique à laquelle nous souhaitons les confronter.

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Chapitre 3 – Efficacité, solidarité et croissance : quelles remises en

cause des principes et effets de la mise en réseau de l’urbain ?

“New infrastructural territorialities are emerging as discursive ideals, material constructions and situated practices. Tracing their emergences as indissociably socio-technical, critically analyzing their rationales, modalities and outcomes, and (thus) unsettling (and repoliticizing) pre-conceived notions of the changes they can contribute to is one of the key tasks for urban studies in the years to come.”

Coutard et Rutherford, 2015

Les synergies énergétiques urbaines apparaissent tant comme une vision idéelle d’une des formes que pourraient prendre les systèmes énergétiques urbains que comme une réalité matérielle que l’on trouve déjà mise en œuvre dans des opérations concrètes. Bien sûr, l’une et l’autre ne sont pas indépendantes et chacune pèse dans le processus d’évolution que nous cherchons à caractériser. Comment alors rendre compte de cet ensemble de manière convaincante sans se perdre dans sa grande complexité ?

L’objectif de ce chapitre est de proposer une réponse à cette question en mobilisant et discutant les résultats généraux des différents travaux dans la lignée desquels nous nous sommes placée. Ainsi, en premier lieu, nous construisons un jeu de trois hypothèses en confrontant les travaux d’analyse sociotechnique des transitions énergétiques et d’écologie industrielle à notre objet de recherche (I). En second lieu, nous y montrons que nous souhaitons développer une approche en deux temps qui commence par l’analyse approfondie d’un petit nombre d’études de cas de synergies existantes, cœur de la recherche, et termine par la construction d’une vision plus globale des modèles d’évolution des réseaux que proposent les acteurs de la fabrique des systèmes énergétiques urbains (II).

I. Du réseau centralisé aux synergies : trois hypothèses d’évolution

du rapport entre villes et réseaux

Reprenons les réseaux là où nous les avions laissés. Lorsqu’ils sont grands et centralisés, nous avons vu que la littérature leur prête différentes caractéristiques dans leurs rapports au

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territoire. D’abord, la forme du réseau est justifiée par son efficacité technico-économique à fournir un service homogène sur un territoire. Ensuite, la mise en lien qu’il produit aurait pour effet de solidariser le territoire. Enfin, les stratégies qui gouvernent leur évolution sont guidées par un principe de croissance des consommations et par l’extension ou l’intensification territoriale. Le Tableau 3.1 ci-dessous récapitule ces résultats, qui sont repris pour chacun en début des sections de cette partie.

Tableau 3.1 : Caractéristiques de la co-construction des territoires urbains et des grands réseaux centralisés

Logique sous-tendant la mise en réseau

Efficacité technico-économique pour fournir un service d’approvisionnement énergétique

homogène sur le territoire

Effets de la mise en réseau Solidarisation du territoire

Principe d’évolution du réseau

Croissance de la consommation par l’intensification et l’extension

spatiale

Puisque c’est un changement de ces rapports que nous souhaitons interroger, la thèse se propose de remettre ces caractéristiques en question. Dès lors, il s’agit de s’interroger sur trois plans au regard de la littérature existante et sous la forme d’hypothèses de recherche : quelles sont les logiques qui sous-tendent la mise en réseau (A) ? Quels effets a-t-elle sur le fonctionnement du territoire (B) ? Quels principes guident son évolution (C) ? Au terme de ces réflexions, nous proposons une synthèse de l’appareillage problématique et hypothétique de la thèse (D).

A. Les logiques qui sous-tendent la mise en réseau : au-delà de

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