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Encadré 2.1 – La métaphore du métabolisme

A. Deux courants d’analyse du changement sociomatériel en discussion :

2. Actor-Network Theory et urban assemblage

L’ANT, ou sociologie de la traduction, fait l’objet d’un grand nombre de discussions et controverses que nous n’entendons pas aborder ici dans leur ensemble. La théorie, que l’un de ses auteurs principaux se refuse d’ailleurs à nommer ainsi (Latour, 2005), a en effet pour ambition d’offrir une alternative à la sociologie dominante appelée classique ou « sociologie du social » en construisant une « sociologie des associations ». Le passage de la première à la seconde consiste à construire une science explicative de la société plutôt qu’un moyen d’expliquer l’influence du « social » sur ce qui ne le serait pas. La critique de la sociologie dite classique est donc très forte comme en témoigne cette accusation de Bruno Latour (2005, p. 8) : “adherents of the [sociology of the social] have simply confused what they should explain with the explanation. They begin with society or other social aggregates, whereas one should end with them”.

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Suivant cette volonté d’expliquer le social, l’ANT se refuse à faire référence aux grands concepts qui sont mobilisés dans les sciences sociales (classes sociales, institutions, culture …) et préfère « suivre les acteurs » dans leur création du social, c’est-à-dire dans la création d’associations. Le social n’est ainsi pas considéré comme une « matière » préexistante et stable qui viendrait imposer son effet sur d’autres matières non sociales (comme les individus ou les systèmes techniques) mais est au contraire sans cesse construit et déconstruit, assemblé et réassemblé, par des associations instables d’acteurs dont le nombre et la taille peuvent varier. En outre, l’ANT s’oppose à l’utilisation de couches, niveaux, ou toute autre forme de hiérarchie entre des catégories sociales prédéfinies pour expliquer des phénomènes : le social est défini de façon « plate », c’est-à-dire comme un réseau d’acteurs maintenus entre eux par des relations qui évoluent dans le temps et dont l’action ne peut être comprise que par leur inscription dans de tels réseaux (“Agency is a purely relational process” (Graham et Marvin, 2001, p. 185)). En outre, ces réseaux sont composés d’acteurs humains autant que non humains, ce qui constitue le nœud d’une des controverses associées à l’ANT, comme nous le verrons plus loin.

Les fondements épistémologiques d’un tel débat (sociologie du social versus sociologie des associations) dépassent a priori largement le cadre de notre recherche. Nous considérons toutefois l’ANT plus avant puisque, outre sa mobilisation dans certaines des recherches déjà discutées (Abitbol, 2012 ; Debizet et al., 2015, 2016 ; Vernay, 2013), elle est depuis quelques années mise à profit de manière croissante dans l’étude de l’urbain dans sa dimension sociale autant que matérielle au travers de la notion d’« assemblage » (Graham et Marvin, 2001 ; McFarlane, 2011a ; Farías et Bender, 2012 ; Rydin et Tate, 2016) qui vise à décrire la ville comme “relentlessly being assembled […] as a multiplicity of processes of becoming, affixing sociotechnical networks, hybrid collectives and alternative topologies” (Farías et Bender, 2012, p. 2). En particulier, l’utilité de cette approche par l’assemblage a très récemment été discutée pour l’analyse de formes de transition énergétique ou bas carbone (Becker, Moss et Naumann, 2016 ; Blok, 2013 ; Guy et al., 2016 ; Moss, Becker et Gailing, 2016). Il s’agit donc ici de comprendre les motivations de l’usage de ce cadre et le pouvoir explicatif qu’il a sur ces objets.

À l’origine, l’ANT est pensée pour aborder la construction des innovations techniques, c’est- à-dire de systèmes qui constituent un changement ou une évolution. Bruno Latour s’en explique en particulier dans son histoire d’Aramis, un projet de métro automatique abandonné (Latour, 1996, p. 163) : « on peut tout étudier avec la sociologie classique, sauf les sciences et

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les techniques, sauf les projets. Ils vont trop vite. Ils deviennent trop durs ou trop mous. […] Pour les suivre, il faut passer de la sociologie classique à la sociologie relativiste et ne voir dans l’ancienne qu’un cas particulier, qu’une approximation, valable certes, mais quand plus rien ne bouge, quand les projets sont devenus des objets, des institutions. La sociologie relativiste n’a pas de repère fixe et, par conséquent, pas de méta-langage ». Ainsi, l’ANT propose de décrire les systèmes techniques « en train de se faire »50 et paraît tout à fait adaptée

à l’analyse de ceux qui rompent avec les formes dominantes.

À cette fin, l’ANT se fonde sur trois principes de méthode (Callon, 1986), que nous rappelons ici sans développer, puisqu’ils le sont largement ailleurs. Le premier est appelé « agnosticisme de l’observateur face aux sciences sociales » et signifie que le chercheur ne doit pas avoir d’idées préconçues de ce dont la société est faite. Il doit laisser les acteurs exprimer leur conception du social autant que de la technique. Le second est celui d’une symétrie générale dans le registre utilisé pour décrire les désaccords sur la nature (ou la science, ou la technique) et la société, ledit registre, qui correspond en fait à une grille de lecture, étant du ressort de celui qui mène l’analyse. Le troisième principe, et sûrement le plus controversé, est celui de la « libre association » qui autorise les réseaux d’acteurs à relier des acteurs (ou actants) humains autant que non-humains. Le fondement de ce principe s’appuie sur la vision plate de la société que nous avons évoquée plus haut. En effet, si l’action est purement relationnelle et ne se comprend que par le dessin du réseau d’acteurs, il est nécessaire de prendre en compte des éléments non-humains qui ont un rôle déterminant dans l’action et se trouvent donc associés au réseau autant que les humains (Latour, 2005, p. 75) : “in addition to ‘determining’ and serving as a ‘backdrop for human action’, things might authorize, allow, afford, encourage, permit, suggest, influence, block, render possible, forbid, and so on. ANT is not the empty claim that objects do things ‘instead’ of human actors: it simply says that no science of the social can even begin if the question of who and what participates in the action is not first of all thoroughly explored, even though it might mean letting elements in which, for lack of a better term, we would call non-humans”. En définitive, l’ANT se donne pour objectif de comprendre comment se forment ces réseaux d’acteur, notamment selon le processus de traduction (Callon, 1986) qui consiste à passer d’un « problème » à une mobilisation d’un réseau d’acteur autour d’une action.

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Nous reprenons l’expression à Bruno Latour lorsqu’il explique regarder la science en train de se faire (Latour, 1987).

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Cette description de la méthode, tout comme le concept d’assemblage évoqué plus haut font très largement écho au seamless web dans lequel technique et social ne peuvent être démêlés, tel que décrit par Thomas Hughes (1993). Pourtant, ce dernier ne revendique pas une même symétrie entre humains et non-humains, comme il l’explique dans l’entretien cité plus haut (Hughes et Coutard, 1996) : “Callon and Latour give the inanimate and animate actors – electrons and engineers – equal billing in their scripts. Their approach is imaginative and intellectually engaging, but I find inventors, engineers, and system builders are moral agents playing leading roles in historical dramas. The electrons are passive, constructed and determined. I should argue that the inventors, engineers, and system builders have considerable freedom to depart from the circumstantial script”. L’absence de symétrie est donc explicite ici et en cela les deux approches se distinguent fondamentalement, bien que les auteurs de la seconde évoquent les travaux de Thomas Hughes comme une référence justifiant leur démarche (Akrich, Callon et Latour, 1988).

L’assemblage urbanism, courant des études urbaines mobilisant le cadre de l’ANT, le fait alors pour deux raisons. En premier lieu, l’ANT permettrait de saisir la ville en termes d’assemblages hétérogènes d’acteurs humains et d’éléments matériels en constante construction et déconstruction (Graham et Marvin, 2001 ; Farías et Bender, 2012), ce qui correspondrait à une réalité empirique (McFarlane, 2011b, p. 652)51

: “we can think of assemblage as both orientation to the world (eg a form of thinking about urban policy production) and as an object in the world (eg an urban policy, house, or infrastructure)”. En cela, les objectifs se rapprochent des travaux de sociotechnique visant à comprendre les relations entre réseaux et territoires dans lesquels les uns et les autres sont co-construits (Offner et Pumain, 1996 ; Coutard, Hanley et Zimmerman, 2004). En outre, les approches par l’assemblage se veulent sociomatérielles, c’est-à-dire à la fois socioécologiques et sociotechniques, ce qui correspond à l’approche que nous défendons lorsque nous avons expliqué nous intéresser à la fois aux acteurs, aux systèmes techniques et aux flux d’énergie. En second lieu, l’urban assemblage ouvre la possibilité de se départir d’une vision de l’urbain hiérarchisée en adoptant une « ontologie plate » tirée de la lecture de l’ANT et des travaux du philosophe Manuel DeLanda (DeLanda, 2006 ; Escobar, 2007). Cette orientation, au-delà d’un choix méthodologique, rompt avec les grands paradigmes des études urbaines, et notamment avec le paradigme néo-marxiste (Farías et Bender, 2012), ce qui mène à

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C’est selon cette définition que les systèmes énergétiques urbains sont considérés comme des assemblages (Debizet et al., 2015 ; Debizet, Blanchard et others, 2015 ; Debizet et al., 2016).

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l’émergence d’un débat opposant les tenants de l’assemblage d’un côté et d’une théorie urbaine critique de l’autre (Brenner, Madden et Wachsmuth, 2011 ; McFarlane, 2011a). En effet, les seconds reprochent à l’approche « plate », qui se veut a priori naïve à l’égard des relations hiérarchiques et institutionnelles qui animent les dynamiques urbaines (Brenner, Madden et Wachsmuth, 2011 ; Rankin, 2011 ; Tonkiss, 2011), et notamment à l’égard des relations liées aux processus capitalistes, une impossibilité de se montrer critique vis-à-vis de ces dernières (Brenner, Madden et Wachsmuth, 2011) : “the normative foundations of such approaches are based upon a decontextualized standpoint rather than an immanent, reflexive critique of actually existing social relations and institutional arrangements”52. On retrouve

finalement ici, dans le champ spécifique des études urbaines, le débat plus fondamental amené par Latour lorsqu’il oppose sociologie du social et sociologie des associations (Latour, 2005). Les tenants de l’urbanisme d’assemblage avancent alors que l’objectif premier de ce dernier n’est précisément pas la critique mais l’enquête : “a more open and explorative form of engagement with the world; in a word, inquiry, not critique” (Farías, 2011). En d’autres termes, l’assemblage urbanism n’a pas pour mission de se substituer à l’urbanisme critique mais ambitionne de proposer une manière alternative de penser l’urbain qui s’attache moins à comprendre les implications politiques, et notamment en termes d’inégalités, des structures hiérarchiques, que les processus qui mènent à leur existence. Aussi, les tenants de l’assemblage urbanism estiment qu’il n’est pas contraire à une approche critique mais qu’il la complète puisqu’il permet de comprendre les mécanismes qui créent ce qui peut ou doit être critiqué (McFarlane, 2011c), conception à laquelle nous souscrivons pleinement.

B. Confrontation à la problématique : le choix d’une approche

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