• Aucun résultat trouvé

Conflit entre le(s) père(s) et la mère

II. MEMOIRE

2. Les conflits sociaux

2.2 Dans les unités familiales

2.2.3 Conflit entre le(s) père(s) et la mère

Le troisième conflit qui peut s’exprimer au sein d’une famille est celui opposant les deux parents sur leur investissement respectif dans les soins aux juvéniles (Lessells, 2012). Il est important de noter que ce

conflit n’est pas uniquement présent dans les espèces où les deux parents s’occupent des juvéniles après leur émergence, mais qu’il est aussi présent dans celles où un seul des parents est impliqué dans ces soins. C’est le cas, notamment, dans les familles où les femelles s’accouplent avec plusieurs mâles et s’occupent seules des juvéniles. La « kinship theory of genomic imprinting » (Haig, 2000, 2004) prédit ainsi que les gènes hérités par les pères et exprimés chez les juvéniles devraient être sélectionnés s’ils permettent d’exagérer le niveau de demande de soins maternels par les juvéniles car ils permettraient aux mâles de favoriser leurs propres descendants face à ceux des autres mâles au sein d’une même couvée. Dans le même temps, cette théorie prédit que les gènes hérités par les mères et exprimés chez les juvéniles devraient être sélectionnés s’ils permettent de limiter le niveau de demande de soins maternels car ils pourraient à la fois favoriser la survie de tous les descendants de la

 Meunier J & Kölliker M (2012). Proceedings

of the Royal Society B: Biological Sciences,

279(1744), 3981–8.

Figure 7 | Réponses directes et indirectes à deux sortes de sélection. La réponse directe (a, b) se mesure au travers de l’évolution de la moyenne de la taille relative de la deuxième ponte produit par les femelles par rapport à la taille de leur première ponte. Les réponses indirectes sont représentées pour la dernière génération et reflète (c) le taux d’éclosion, (d) la vitesse de développement des œufs, (e) le taux de survie des juvéniles et (f) la vitesse de développement des juvéniles. Les valeurs correspondent aux différences entre les valeurs des lignées de sélection et celles des lignées contrôles. S = sélection des femelles avec un faible investissement dans la reproduction future. H = sélection des femelles avec un fort investissement dans la reproduction future. D’après Kölliker et al. (2015).

femelle et permettre à cette dernière de ne pas surinvestir dans la couvée présente afin de pouvoir le faire pour une couvée future (Haig, 1997, 2000). Cet antagonisme parental sur l’expression des gènes (qui peut prendre forme au travers d’une empreinte génomique) a été montré dans plusieurs espèces de vertébrés (Itier et al., 1998; Lefebvre et al., 1998; Hager & Johnstone, 2003; Curley et al., 2004), chez qui le dérèglement de son expression est associé à des pathologies sérieuses dans le cadre du développement embryonnaire (Burt & Trivers, 2006). Mais un rôle potentiellement important et encore peu considéré (voire totalement ignoré) au moment de notre étude est celui qu’il pourrait jouer dans le fonctionnement des mécanismes évolutifs impliqués dans la résolution du conflit enfant. Le conflit parent-enfant peut être résolu au travers d’un phénomène de coadaptation consistant à sélectionner au sein d’un individu une combinaison de stratégies parentales et juvéniles maximisant la fitness de cet individu pendant les deux étapes de son développement (Kölliker et al., 2005; Hinde et al., 2010). En d’autre terme, une stratégie trop bénéfique en tant que juvénile (c’est-à-dire une stratégie visant à manipuler efficacement sa mère et donc obtenir plus de soins parentaux au détriment de sa propre mère) serait ensuite couteuse en tant qu’adulte, car elle serait transmise à ses descendants et se retournerait alors contre le porteur de cette stratégie devenu adulte (Kölliker et al., 2012). Ce phénomène demande donc que les individus soient à la fois des receveurs (en tant que juvéniles) et des donneurs (en tant qu’adulte prodiguant des soins à ses juvéniles) au cours de leur vie. Cette condition n’étant pas remplie par les lignées paternelles dans les familles où seule la mère prodigue des soins, il est attendu que la coadaptation (sur les lignées maternelles) et l’antagonisme parental aient des effets opposés sur les gènes responsables de l’expression (et de la réception) de ces soins. Malgré des bases théoriques solides et des conséquences potentiellement majeures sur l’évolution de la vie de famille (et la résolution des conflits au sein de ces familles), les effets de l’antagonisme parental sur le phénomène de coadaptation n’avaient - au moment de notre étude - jamais été exploré de façon expérimentale.

Nous avons donc testé expérimentalement si l’antagonisme parental peut agir sur le phénomène de coadaptation chez le forficule européen. Afin de démêler les effets de ces deux processus, il est important de pouvoir manipuler les sources potentielles de conflits en créant des familles où la mère, le père et les juvéniles expriment des stratégies différentes (et

Figure 8 | Design expérimental permettant de démêler le rôle de l’origine des mères biologiques, des mères adoptives et des pères biologiques sur l’approvisionnement en nourriture. Les individus ont été produits dans des familles avec un haut (L pour Large) ou faible (S pour Small) niveau d’approvisionnement en nourriture des juvéniles – voir partie de gauche. Tiré de Meunier & Kölliker (2012a).

connues) en ce qui concerne les soins parentaux. Nous avons donc fait ce type de manipulation en réalisant des accouplements contrôlés suivis d’adoptions croisées d’œufs

(Meunier & Kölliker, 2012a). Ces croisements impliquaient des mâles et des femelles dont les

mères avaient beaucoup (L pour « large ») ou peu (S pour « small ») investi dans la taille de sa deuxième couvée et dans l’apport en nourriture de leurs juvéniles (ces deux traits sont confondus, voir Meunier et al., 2012). Au total, 8 types de croisements ont été réalisés de sorte à avoir des familles expérimentales chez qui les membres avaient toutes les combinaisons possibles d’origines L ou S entre la mère adoptante (donc qui prodigue les soins mesurés, OFM pour « Origin of Foster Mother »), la mère biologique des juvéniles (OGM pour « Origin of Genetic Mother ») et le père biologique des juvéniles (OGF pour « Origin of Genetic Father ») (Figure 8). Si un antagonisme parental était responsable des soins aux œufs, nous prédisions que le niveau de ces soins dans les familles expérimentales serait déterminé soit par le père (OGF) ou la mère (OGM) des juvéniles, soit par une interaction entre ces deux facteurs. Dans le même temps, si une coadaptation avait lieu, nous prédisions que le soin aux juvéniles serait déterminé par une interaction entre la mère adoptante (OFM) et la mère biologique (OGM), de sorte qu’une similarité entre ces deux origines devrait favoriser l’expression de ces soins. Nos résultats suivent donc non seulement ces deux prédictions, mais révèlent aussi que ces deux phénomènes sont liés (Figure 9). En particulier, les soins aux

Figure 9 | Co-adaptation et antagonisme parental interagissent pour déterminer le niveau d‘approvisionenement de nourriture par les mères. OGF = Origine des mères biologiques (Origin of Genetic Mother). OFM = origine des mères adoptantes (Origin of the Foster Mother). OGM = Origine des pères biologiques (Origin of the Genetic Father). Les origines indiquent que les individus ont été produits par des femelles ayant investi beaucoup (L pour Large) ou peu (S pour Small) dans leur investissement dans une ponte future et dans l’apport de nourriture aux juvéniles. (A) L’origine génétique de la mère des juvéniles détermine le niveau de nourriture apporté par la mère adoptante, mais uniquement lorsque les origines de la mère adoptante et du père génétique sont différents. (B) Lorsque les deux parents génétiques du juvénile ont la même origine, alors leur origine détermine le niveau de nourriture apporté par la femelle adoptante. Par contre, lorsque ces deux origines diffèrent, c’est l’origine de la femelle adoptante qui détermine ce niveau. Figure adaptée de Meunier & Kölliker (2012a).

juvéniles sont déterminés par leur père biologique uniquement lorsque la mère biologique et la mère adoptante ont une origine différente (Figure 9a). De même, l’origine de la mère adoptante détermine le niveau de soins uniquement lorsque le père et la mère biologique ont des origines différentes (Figure 9b). Ces résultats démontrent donc que l’antagonisme parental et la coadaptation parent-enfant sont deux processus présents et dont les effets sur les soins aux juvéniles sont inter-dépendants chez les forficules. Il s’agit de la première démonstration d’une forme d’antagonisme parental (et potentiellement d’empreinte génomique) chez un invertébré, indiquant que ce mécanisme ne nécessite pas d’échanges placentaires pour émerger – une condition souvent mise en avant – et donc qu’il pourrait être très présent dans la nature (Itier et al., 1998; Lefebvre et al., 1998; Hager & Johnstone, 2003; Curley et al., 2004). De plus, notre étude met en avant l’importance de considérer ces deux processus évolutifs majeurs ensemble plutôt que séparément si l’on veut appréhender les mécanismes régulant les conflits familiaux et favorisant l’évolution de la vie sociale. Elle démontre aussi que l’environnement social expérimenté lors du jeune âge d’un individu détermine la stratégie qu’il va plus tard adopter en tant que parent mais aussi qu’il va transmettre à ses propres descendants. En conséquence, la nature des interactions parents-enfants peut être à la fois la cause et la conséquence de la variation héritable des stratégies des membres de la famille, ce qui donne un exemple frappant de l’importance de ces effets réciproques en biologie évolutive (Laland et al., 2011).

Documents relatifs