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Introduction

Dans la partie précédente, nous avons étudié le processus de construction administrative du dispositif de recrutement dans l'institution policière. Il s'agissait de mettre en évidence l'ensemble des attentes de l'institution à l'égard des futures recrues, telles qu'elles apparaissent à la lumière des prescriptions formelles définissant les modalités de la sélection et fixant ainsi l'« unité de compte » et le « montant » officiels des droits d'entrée. L'étude des écrits administratifs codifiant les modalités légitimes des épreuves auxquelles l'institution soumet ceux qui envisagent d'en devenir membres donne ainsi à voir ce que cette dernière attend ou exige d'eux. Elle éclaire, ce faisant, sur la manière dont l'institution crée les conditions de sa reproduction. L'analyse ne peut cependant s'en tenir là si l'on considère le dispositif par l'intermédiaire duquel une institution telle que la police nationale recrute ses agents comme mettant en œuvre une forme particulière de relation administrative, de « rencontre bureaucratique »1 entre des « agents-recruteurs » et les « usagers » du dispositif que sont les candidats. Dès lors, on peut, en effet, lui faire subir le même traitement théorique que celui dont est justiciable toute relation entre une administration et ses usagers, selon un procédé qui s'apparente à une mise en abyme. Si, à l'instar de toute relation administrative, les modalités de cette rencontre sont codifiées, la « mise en textes » des pratiques attendues des recruteurs ne suffit pas à éliminer toute incertitude et toute marge d'appréciation et d'action2. Accéder à une intelligibilité des processus et opérations

1 Dubois (Vincent), La vie au guichet, Relation administrative et traitement de la misère, op. cit.

2 C'est également ce que note Philippe Losego lorsqu'il étudie l'inscription d'une « épreuve professionnelle » au concours de recrutement des enseignants, qui « ne pouvait que constituer une zone de forte incertitude pour les futurs utilisateurs » (Losego (Philippe), « La construction de la compétence professionnelle et sa mesure : le cas des futurs enseignants formés dans les

de sélection oblige alors à ne pas s'en tenir à l'examen des textes qui les régissent mais suppose également de rendre compte de la manière dont les recruteurs s'emparent de ces textes, les comprennent et se les approprient1, en montrant ce

que ce travail de production de sens doit aux positions occupées dans l'institution et aux dispositions individuelles. Autrement dit, une sociologie du recrutement passe par une sociologie des recruteurs.

À qui et selon quelles procédures l'institution donne-t-elle mandat de procéder à la sélection de ses futurs membres ? Comment ceux qu'elle a désignés interprètent-ils – au sens ici de « traduisent » - ses prescriptions ? Telles sont les questions auxquelles répond cette deuxième partie. Il s'agit, en quelque sorte, d'entrer « dans les têtes » des jurés, ou, dit plus précisément, de mettre en évidence les manières dont ils se représentent leur rôle, en tant que ces représentations sont constitutives de leurs « façons de recruter »2.

IUFM », Revue française de sociologie, 1999, 40-1, p. 140).

1 La proposition selon laquelle un message (texte, discours oral, image ou support audiovisuel) n'est pas reçu de manière passive par ses destinataires a donné lieu à une importante littérature sociologique. À propos de la réception de l'écrit, outre les réflexions de Michel de Certeau pour qui la lecture est une « production silencieuse » (L'invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris : Gallimard, 1990 (1980), p. XLIX), on peut évoquer, parmi d'autres travaux portant sur la lecture, ceux de Roger Chartier (notamment « Du livre au lire » in Chartier (Roger) (dir), Pratiques de la lecture, Marseille : Rivages, 1985, pp. 62-88), de Bernard Lahire (La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille : Presses Universitaires de Lille, 1993), ou d'Annie Collovald et Erik Neveu (Lire le noir, Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013) ainsi que l'ouvrage de Claire Le Strat et Willy Pelletier sur les usages de l'« œuvre » de Tocqueville (La canonisation libérale de Tocqueville, Paris : Syllepses, 2006). A la suite de ces recherches, nous pourrions dire ici que le travail d'interprétation auquel se livrent les recruteurs est une activité productrice à la fois de sens et, dans une certaine mesure, de pratiques, pratiques elles-mêmes instruites par le sens conféré aux textes officiels. Dans une certaine mesure seulement puisque, comme nous le montrerons, les pratiques sont, aussi, en grande partie, produites collectivement et en situation. 2 Nous reprenons ici l'expression utilisée par F. Eymard-Duvernay et E. Marchal (Eymard-Duvernay (François) et Marchal (Emmanuelle), Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail, op. cit.).

Précisions méthodologiques

Dans cette partie comme dans la suivante, l'analyse porte principalement sur une épreuve particulière du concours : l'épreuve dite d'« entretien avec le jury permettant d’apprécier les qualités de réflexion et les connaissances du candidat ainsi que son aptitude et sa motivation à exercer l’emploi postulé ». Le choix de resserrer la focale sur cette épreuve doit être explicité.

D'abord, certaines épreuves présentent la particularité d'être parfaitement standardisées et de ne laisser aucune marge d’appréciation et d'action aux examinateurs. C'est le cas des deux questionnaires qui figurent au programme des épreuves d'admissibilité : le rôle des jurés se limite en effet à vérifier la conformité des réponses des candidats aux réponses attendues. C'est également le cas des épreuves sportives (qui comportent un « parcours d'habileté motrice composé de dix ateliers » et un « test d'endurance cardio-respiratoire ») dont l'évaluation repose sur la mesure objective d'une performance. Les modalités d'intervention des jurés sont donc intégralement définies et bornées par les textes (c'est-à-dire ici les sujets du concours et leurs corrigés, les descriptions officielles de l’organisation des épreuves sportives et les grilles de barème utilisées pour leur évaluation), qui ne leur laissent aucune « liberté». Ainsi, ces épreuves sont conduites et évaluées de manière parfaitement impersonnelle – i.e. indépendamment des caractéristiques individuelles des candidats comme des recruteurs.

Tel n'est pas le cas de l'épreuve dite d'« étude d’un texte permettant de vérifier la prise d’informations et l’analyse de celles-ci, sous forme de courtes questions, ainsi que la production d’un écrit en rapport avec la problématique posée ». Celle-ci ne se réduit pas à l'enregistrement mécanique d'une performance. La correction de cette épreuve nécessite en effet un double travail d'interprétation de la part des examinateurs : ils doivent d'abord donner un sens au sujet de l'épreuve ; ils doivent ensuite apprécier la production réalisée par les candidats. Certes, le corrigé officiel oriente et contraint ce travail d’interprétation mais il ne peut prétendre neutraliser totalement la part irréductible de subjectivité qui intervient dans tout acte de lecture en tant qu'il est producteur de sens. On peut faire l'hypothèse que, comme pour la dissertation de philosophie dans le cadre scolaire, quoique, dans une moindre mesure vraisemblablement, l'évaluation s'appuie ici « sur un ensemble de critères diffus, jamais explicités, étalonnés ou systématisés »1 et relève, en outre, au moins partiellement, d'un jugement social. Ainsi, lorsque les sujets peuvent conduire les candidats à dévoiler leur vision du monde (ou, tout au moins, une vision du monde qu'ils croient conforme aux attentes de l'examinateur), il est vraisemblable qu'à travers la notation, chaque correcteur révèle également ses préférences sociales et morales, sur les bases desquelles il contribue à opérer un tri entre les candidats et, ce faisant, à influer

1 Bourdieu (Pierre) et Saint Martin (de) (Monique), « Les catégories de l'entendement professoral », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1975, n° 3, p. 73.

sur les caractéristiques des futures recrues1. A ce titre, il aurait été instructif d'analyser les processus de construction du jugement mis en œuvre au cours de cette épreuve. Une telle étude se heurte toutefois à un obstacle de taille : dans la mesure où les correcteurs ont pour consigne de ne porter aucun commentaire sur les copies, il n'est guère possible de produire les données nécessaires à l'objectivation des principes et catégories de jugement mobilisés.

L'épreuve d'entretien est, on l'a dit, d'une part, celle qui, parmi l'ensemble des épreuves du concours, est, la plus explicitement conçue pour évaluer la compatibilité des candidats aux exigences spécifiques de l'institution, et, d'autre part, celle qui fait le moins l'objet de prescriptions officielles précises, celle qui, par conséquent, ouvre la plus grande « zone d'incertitude » aux recruteurs (ainsi que, symétriquement, aux candidats). Comme l'« étude de texte », mais à un degré bien supérieur encore, elle est donc susceptible de faire intervenir la subjectivité des recruteurs. Mais, contrairement à la première, l'observation de son déroulement et des délibérations peut permettre d'accéder aux principes et catégories de jugement mobilisés par les jurés.

Les matériaux empiriques mobilisés dans cette partie sont essentiellement composés d'entretiens avec des agents en charge du recrutement, soit en tant qu'organisateurs locaux, soit en tant que recruteurs, soit en tant qu'organisateurs et recruteurs, interrogés en 2008 (SGAP de Villers) et entre 2010 et 2012 (SGAP de Donville). Le choix des personnes interrogées a été opéré de façon à tenir compte de la diversité des statuts et des positions dans l'institution2, non dans une logique de représentativité statistique ou d'exhaustivité, mais afin d'obtenir une pluralité de points de vue et répondre à une « exigence de variation »3. L'échantillon ainsi obtenu se compose de la manière suivante :

Pour les organisateurs :

- un entretien avec une psychologue attachée à la DIRF de Villers (également membre des jurys de recrutement) ;

1 Travaillant sur un état antérieur du dispositif, Dominique Duprez évoque le rôle de la dissertation comme moyen de sélection des gardiens mais ne s'interroge pas sur les formes du jugement mises en œuvre par les correcteurs. Il pointe néanmoins le fait que les critères d'évaluation qui leur sont donnés ne sont pas réellement appliqués (Policiers et médiateurs, Sur le recrutement et les appartenances, op. cit., p. 24 à 28).

2 Il faut également dire que le choix a été opéré sous contrainte de disponibilité ou de proximité des personnes « enquêtables ».

3 Bertaux (Daniel), L'enquête et ses méthodes. Le récit de vie, Paris : Armand Colin, 2006, p. 30. Dans cet ouvrage, l'auteur discute les possibilités de construire, à partir d'enquêtes « fouillées » (entretiens ou observations) sur quelques cas, des modèles généralisables « à toutes les personnes qui se trouvent prises dans la même situation » que ceux qui composent l'échantillon étudiée. Selon lui, la généralisation a d'autant plus de chances de n'être pas abusive que « le microcosme étudié relève d'une institution nationale imposant partout les mêmes règles de fonctionnement » (p. 34 et suiv.), ce qui correspond parfaitement à l'objet étudié ici.

- un entretien réalisé conjointement avec un agent administratif et un cadre administratif du SGAP de Villers ;

- un entretien avec une psychologue attachée à la DIRF de Villeroi, liée au SGAP de Donville (également membre des jurys de recrutement) ;

- un entretien avec un brigadier-major, organisateur et membre des commissions de sélection des ADS à Bréville (relevant du SGAP de Donville) ;

- un entretien avec un cadre administratif du SGAP de Donville (également correcteur des épreuves écrites).

Pour les membres de jury :

- deux entretiens avec des commissaires de Villers ; - trois entretiens avec des officiers de police de Villers;

- un entretien avec un officier de police, directrice adjointe d'une école de police dépendant du SGAP de Donville ;

- quatre entretiens avec des brigadiers de police de Villers et de Bréville ;

- quatre entretiens avec des psychologues, attachés à la Police nationale (SGAP de Villers et de Donville) ou vacataires.

Les entretiens, semi-directifs (d'une durée comprise entre 1h et 2h), enregistrés, visaient à produire différents types de données. Certains des enquêtés, principalement des organisateurs des épreuves, ont été notamment sollicités dans le but d'obtenir des informations objectives sur le fonctionnement du dispositif, difficilement accessibles par une autre voie. Ils peuvent alors être considérés comme des « informateurs », des « auxiliaire[s] dans [le] travail de collecte des données »1. Pour l’essentiel cependant, les entretiens portent sur la manière dont nos enquêtés perçoivent le recrutement ; sur les modalités de leur engagement dans le dispositif ; sur leurs pratiques, ainsi que sur les conditions de leur entrée dans l'institution et leur trajectoire socioprofessionnelle. Il s'agit alors d'accéder aux représentations des enquêtés et aux conditions sociales de production de ces représentations. Les entretiens courent, certes, toujours le risque d'« imposer aux sujets des questions que leur expérience ne leur pose pas et [d']omettre les questions qu'elle leur pose »2. Mais, dans la mesure où le rôle de recruteur n'est jamais complètement « écrit » (i.e. précisément cadré et défini ex ante) mais suppose d'être interprété, dans la mesure où il est toujours endossé trop ponctuellement pour que cette interprétation ne se réduise à la mise en œuvre d'actions suffisamment routinisées pour ne plus nécessiter d'être pensées, l'on est fondé à penser que « les questions qui se posent objectivement » aux recruteurs

1 Champagne (Patrick), La sociologie, Paris : Ed. Milan, coll. Les Essentiels, 1997, p. 46.

2 Bourdieu (Pierre), Chamboredon (Jean-Claude), Passeron (Jean-Claude), Le métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968, p.64. Voir aussi Bourdieu (Pierre), « L'opinion publique n'existe pas » in Questions de sociologie, Paris : Minuit, 1984, p. 230, sur l'« imposition de problématique ».

« et les questions qu'ils se posent consciemment »1 ne sont pas complètement étrangères les unes aux autres. Dit autrement, l'entretien court d'autant moins le risque de s'apparenter à une succession de « questions forcées et artificielles produis[ant] de toutes pièces les artefacts qu'elles croient enregistrer »2 qu'il porte sur des expériences ou des situations qui amènent l'individu à se questionner et à mettre en œuvre des « opérations de réflexivité »3. Ainsi, lorsque nous interrogeons des jurés sur leurs attentes à l'égard des candidats, il est vraisemblable que nous les amenons plutôt à expliciter et verbaliser le produit d'une réflexion qu'ils ont déjà (au moins partiellement) menée qu'à se poser des questions qui leur sont étrangères.

Aux propos recueillis lors de ces entretiens formels, s'ajoutent ceux qui ont été tenus lors des nombreuses conversations que nous avons pu avoir avec les enquêtés4 (les mêmes que ceux avec qui des entretiens ont été menés ou d'autres) ou auxquelles nous avons assisté en diverses occasions (au moment des pauses-déjeuner pendant les épreuves, au cours des délibérations, dans l'intervalle de temps situé entre la prestation d'un candidat et celle du suivant...). Dans ce cas, les propos des enquêtés, qu'ils nous soient explicitement adressés ou non, n'ont pas été enregistrés mais consignés par écrit, sur le moment ou a posteriori, dans notre journal de terrain, avec le souci d'en restituer le plus fidèlement possible la forme et le sens.

La sociologie du processus de recrutement des gardiens de la paix que nous proposons ici requiert d'abord une sociologie des recruteurs. Cette dernière doit permettre d'éclairer les logiques et processus intervenant dans la désignation de ceux qui ont la charge de sélectionner les candidats à l'entrée dans la police nationale (Chapitre 3. Le recrutement des recruteurs5 : une sélectivité limitée de

1 Ibid.

2 Bourdieu (Pierre), « Comprendre » in La misère du monde, Paris,Seuil, 1998 (1993), p. 1412. 3 Lahire (Bernard), Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris : La

Découverte, 2013, p.147.

4 Sur l'intérêt, au cours d'une recherche, de ces « entretiens fortuits », voir notamment Coenen-Huther (Jacques), A l'écoute des humbles : entretiens en milieu populaire, Paris, Budapest, Torino : L'Harmattan, 2001, p. 19 à 21.

5 Ce titre est également celui qu'a choisi au moins un auteur d'une thèse pour nommer une partie de son travail. Il s'agit de Fernando de Castro Fontainha (Les (en)jeux du concours : une analyse interactionniste du recrutement à l'École nationale de la magistrature, Thèse de science politique sous la direction de Dormagen (Jean-Yves), Université de Montpellier 1, 2012, p. 187). Dans une autre thèse (Émilie Biland, Concours territoriaux et institutionnalisation de l'emploi public local, thèse citée), on trouve le titre suivant : « Sélectionner les sélectionneurs » (p. 365), expression que nous employons également. Ces similitudes sont à mettre sur le compte moins d'emprunts

volontaires « bien disposés »).

Le chapitre suivant (Chapitre 4. Ce que juger veut dire : représentations et attentes des jurés) s'attache à mettre en évidence les manières dont les recruteurs conçoivent leur rôle et, plus particulièrement, à rendre compte des attentes qu'ils forment à l'égard des candidats.

Chapitre 3. Le recrutement des recruteurs : une

sélectivité limitée, des volontaires « bien

disposés »

Introduction

Les différents arrêtés ou décrets qui encadrent les modalités du recrutement des gardiens de la paix précisent la composition des jurys du concours de recrutement des gardiens de la paix (corps d'appartenance, grades et statuts des jurés). Ces dispositions réglementaires, qui ne s'appliquent pas aux épreuves de sélection des adjoints de sécurité (cf. encadré n°7 ci-dessous : « La constitution des commissions de sélection des ADS »), s'imposent aux organisateurs locaux du recrutement. Dans quelle mesure autorisent-elles ces derniers à procéder à une sélection des futurs jurés ? Dans quelle mesure l'institution choisit-elle ses

gate-keepers, ceux auxquels elle confie la tâche de recruter ses nouveaux membres ?

Pour une partie de ces jurés, c'est un principe de volontariat qui prévaut. On peut alors s'interroger sur le mode de production de ce volontariat : pour quelles raisons des policiers, des cadres administratifs et des psychologues extérieurs à l'administration font-ils acte de candidature et souhaitent-ils participer au recrutement ? Et, finalement, la manière dont les jurys sont composés a-t-elle pour effet de recruter un profil particulier de recruteurs, susceptible de produire une certaine homogénéité des façons de juger ?