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Introduction générale

2. Les enjeux du recrutement

2.2. Actions de recruter et acteurs du recrutement

Les sciences sociales proposent différentes manières de construire le recrutement comme objet d'étude. Parmi celles-ci3, deux types distincts d'approche retiennent ici notre attention. Le premier, inspiré de la sociologie pragmatique et de l'ethnométhodologie se centre sur l'analyse de la construction du jugement en situation et mobilise une investigation sociologique qui se veut « proche de l'action » et « des conditions concrètes dans lesquelles l'activité est observée »4. Il s'agit de mettre en lumière la « pluralité des façons de juger », les différents « régimes d'action des recruteurs »5, en supposant que, pour l'essentiel, « les compétences des acteurs font l'objet de négociations en situation et s'actualisent dans le cours des interactions »6. Le deuxième type d'approche s'attache à repérer

1 Cartier (Marie), « Nouvelles exigences dans les emplois d'exécution des services publics. L'observation des épreuves orales du concours », Genèses, 2001/1, n°42, p. 72.

2 Mangenot (Michel), « "L'entrée en technocratie". Le concours de l'ENA et les transformations du modèle de haut-fonctionnaire », art. cité.

3 Aux deux approches que nous présentons ici s'ajoutent notamment les recherches qui, privilégiant une méthode statistique, tentent de faire apparaître les propriétés individuelles des candidats (sexe, origine sociale ou ethnique...) susceptibles de constituer des facteurs de discrimination à l'embauche, autrement dit, des handicaps pour être recruté. Parmi l'ensemble des références existantes, et pour s'en tenir au cas de la police nationale, on peut citer les travaux de Duprez (Dominique), Pinet (Michel) et al., Policiers et médiateurs. Sur le recrutement et les appartenances, Rapport pour l'Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure, Juillet 2001. 4 Eymard-Duvernay (François) et Marchal (Emmanuelle), Façons de recruter. Le jugement des

compétences sur le marché du travail, Paris : Métaillié, 1997, p.120. 5 Ibid., p. 24.

les « formes d'affinités sociales entre le recruté et les employeurs »1. Le jugement des recruteurs sur les candidats est alors rapporté aux positions et trajectoires sociales des uns et des autres et la décision de recruter est analysée comme le résultat d'une compatibilité de leurs dispositions respectives.

Pour des raisons qui ne sont pas toutes d'ordre « purement » scientifique, ces deux approches se présentent souvent comme opposées. Sans verser dans l'œcuménisme théorique, on peut pourtant admettre que, loin de s'exclure mutuellement, elles se complètent utilement. Quand le premier type d'approche invite à une étude fine des actions et interactions composant l'« acte d'engager », le second, qui peut conduire à laisser à l'état de « boîte noire » le processus de recrutement2, permet d'éviter de traiter la rencontre entre candidats et recruteurs comme « un empire dans un empire »3, en montrant tout ce que la production du jugement doit aux positions et aux dispositions des protagonistes. Au-delà des déclarations d'intention théoriques qui affirment (et affichent) leur incompatibilité (réelle sur bien des points), il semble donc possible moins d'emprunter une hypothétique voie médiane que d'articuler ces deux approches, en se saisissant de certains des outils d'analyse qu'elles proposent et des méthodes qu'elles mobilisent. Plusieurs travaux - on peut notamment évoquer ceux de Marie

de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (et notamment de leur ouvrage programmatique De la justification : Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991), on peut également se référer à Marchal (Emmanuelle) et Rieucau (Géraldine), Le recrutement, Paris : coll. Repères, La découverte, 2010 ainsi qu'à Eymard-Duvernay (François), « Justesse et justice dans le recrutement », Formation emploi, n°101, Janvier-mars 2008.

1 Lazuech (Gilles), « Recruter, être recrutable. L'insertion professionnelle des jeunes diplômés d'écoles d'ingénieurs et de commerce », Formation Emploi, n°69, 2000, p.5-19. Voir aussi Hidri (Oumaya), « "Qui se ressemble s'assemble..." : le recrutement des jeunes diplômés dans la profession de cadre commercial », Formation Emploi, n°105, Janvier-mars 2009, p. 67-82.

2 Travaillant non sur le recrutement professionnel mais sur la sélection à l'entrée en classes préparatoires, Muriel Darmon note, de la même manière, qu'en se focalisant sur les inégalités d'accès, « la sociologie a [...] privilégié le produit au détriment du processus » (« Sélectionner, élire, prédire : le recrutement des classes préparatoires », Sociétés contemporaines, 2012/2, n°86, p. 5).

3 Bourdieu (Pierre), Ce que parler veut dire, L'économie des échanges linguistiques, Paris : Fayard, 1982, p. 61.

Cartier1, de Jean-Michel Eymeri2 ou, plus récemment, de Bertrand Réau3 -confirment la portée heuristique d'une sociologie attentive à la fois à l'action (de recruter, de sélectionner, de juger) et aux acteurs (recruteurs et candidats)4. Telle est la perspective que nous entendons adopter dans ce travail.

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Un des acquis de longue date de la sociologie de la police est la mise en évidence du pouvoir discrétionnaire des agents de terrain. Les débats restent vifs quant à savoir ce qui détermine alors l'agir policier en situation. Contre, d'une part, les analyses estimant qu'il est tributaire des seules propriétés de la situation, contre celles, d'autre part, qui le pensent comme déterminé par une « culture policière » monolithique, acquise de manière (oserait-on dire) uniforme par les agents dans les situations de travail, au cours d'un processus de socialisation opérant tendanciellement une rupture avec les apprentissages formels initiaux,

1 Cartier (Marie), « Nouvelles exigences dans les emplois d'exécution des services publics. L'observation des épreuves orales du concours », art. cité.

2 Eymeri (Jean-Michel), La fabrique des énarques, Paris : Economica, 2001.

3 Réau (Bertrand), « Les modalités de l'embauche dans une multinationale des loisirs », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/3 n° 178, p. 100-113. Dans cet article, l'auteur explicite ainsi sa démarche : « À la différence des théories portant uniquement sur les régimes d’action et les formes de jugement, l’hypothèse développée ici est que les modalités de recrutement sont également fonction des dispositions et des propriétés sociales des candidats et des recruteurs » (souligné par nous).

4 On peut également rapprocher ces démarches des propositions théoriques plus générales qu'énonce Bernard Lahire (notamment dans Monde pluriel, Penser l'unité des sciences sociales, Paris : Seuil, 2012) et qu'il résume sous la « formule unificatrice » suivante : Dispositions (en tant que passé incorporé) + Contexte présent = Pratiques. Contre les théories de l'action qui s'intéressent peu aux acteurs et moins encore à leur histoire (la formule précédente devient alors : Contexte présent = Pratiques), il entend défendre l'idée selon laquelle les pratiques ne sont jamais explicables par les seules propriétés de la situation telle que les acteurs la définissent sur le moment : elles sont également le produit d'un passé incorporé. Dans le même temps, il s'oppose aux analyses qui, faisant l'économie de toute étude du contexte ou de la situation, semblent considérer (selon la formule : Passé incorporé = Pratiques) que « tout (est) déjà joué pour les acteurs avant même qu'ils aient eu l'occasion d'entrer dans (le jeu) » (p. 37) et occultent le rôle du contexte dans l'actualisation de certaines dispositions.

nous proposons de le considérer comme un ensemble de manières de tenir un rôle dans une institution. Ce que mettent alors en évidence la sociologie des institutions et la sociologie de l'action publique dès lors qu'elles sont attentives aux pratiques des streetlevel burecaucrats, c'est que la conformation aux attentes de l’institution -des prescriptions les plus formelles jusqu'aux usages (éventuellement divers) les moins codifiés - nécessite un travail d'appropriation du rôle par les individus et que la « réussite » de ce travail d'appropriation est très largement tributaire des dispositions individuelles, y compris celles qui ont été forgées bien avant l'entrée dans l'institution. On voit par là que le recrutement est lourd d'enjeux : condition de la pérennité de l'institution, il influe à la fois sur les modalités de sa reproduction et sur la manière dont elle remplit les fonctions qui lui sont assignées. Par qui, selon quelles procédures et selon quels critères, est alors accordé le droit d'entrer dans la police ? Quelles sont les ressources requises ou valorisées pour faire partie des élus ? L'institution attire-t-elle « les mieux disposés à son égard (les plus dociles au sens vrai du terme) et les mieux dotés en propriétés qu'elle reconnaît »1 ? Telles sont les questions auxquelles cette thèse tente de répondre.

SECTION 2. L'ENQUÊTE DANS LA POLICE : TERRAIN(S)