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2. Avant la conquête : de La Tène D1a à La Tène D2a (150 à 60/50 av J C.)

2.4 Conclusion

Entre La Tène D1a et La Tène D2a, l’usage monétaire n’est pas uniforme dans l’ensemble de la zone étudiée. Plus on s’écarte du Centre-Est, plus la circulation monétaire conserve de caractères « archaïques ». La zone du denier adopte très tôt, peut-être dès 150 av. J.-C., un système monétaire

341 Strabon, III, 3, 7 (Lusitaniens), VII, 5, 5 (Dalmates) et XI, 4, 4 (Albaniens). Nous remercions E. Lo Cascio

d’avoir attiré notre attention sur ces textes.

342

César, BG V, 12, 4 :« Utuntur aut aere aut nummo aureo aut taleis ferreis ad certum pondus examinatis pro

nummo. » Les « lingots de fer » correspondent probablement aux currency bars ; sur ces dernières, Hingley

2005b (avec bibliographie antérieure).

343 Même si ce point reste de nos jours sujet à de vifs débats, un consensus semble se dégager, au moins dans

l’historiographie française, pour refuser de voir dans l’économie romaine une économie de marché : des marchés existent mais restent fragmentés et peu intégrés (Andreau 2010, notamment p. 171-178).

basé sur l’argent, qui s’étend progressivement de la Bourgogne actuelle vers le Rhin supérieur, le Rhin moyen et le bassin parisien. En Gaule Belgique, l’adoption de l’argent est généralement plus tardive ; les étalons pondéraux sont souvent différents de celui de la zone du denier, du moins dans un premier temps. Les frappes d’or n’y cessent pas ; les nombreux dépôts de monnaies en or qu’on trouve dans le

Belgium témoignent de la persistance de pratiques extra-économiques. Sur le Rhin inférieur, la

circulation monétaire est presque inexistante, les monnaies ont une circulation restreinte, semblable à celle des biens de prestige. À cette époque, cette région est à l’écart tant de la civilisation des oppida que des influences méditerranéennes. L’usage de la monnaie y est à l’évidence très faible, contrairement au Centre-Est et à la Gaule Belgique. Dans ces deux régions, en dépit de pratiques et de productions différentes, l’archéologie montre un usage de la monnaie d’intensité similaire.

Le rapprochement entre les données numismatiques, archéologiques et textuelles montre que les contacts avec Rome étaient répétés et importants avec un certain nombre de communautés, au premier plan desquelles les peuples du Centre-Est qui formaient le cœur de la zone du denier. Mais celle-ci ne se constitue pas comme une « zone de libre échange ». Ce sont d’abord les liens politiques qui expliquent l’adoption d’une iconographie et d’un étalon romains, comme le montrent la précision avec laquelle furent copiés les prototypes des premières émissions. Sans nier l’intérêt économique de l’opération, la zone du denier nous rappelle l’ancienneté des contacts entre la Gaule septentrionale et Rome, antérieurs de plusieurs décennies à la venue de César. Ce dernier événement ne constitue en rien une irruption dans un monde inconnu ; l’aristocratie gauloise, au contraire, était sans doute familière du monde romain, ou du moins de certains de ses aspects. Par ailleurs, les légendes monétaires pourraient témoigner de la présence de citoyens romains parmi les aristocrates gaulois, hors de la province de Transalpine : un Quintus Doci(), ainsi peut-être qu’un Quintus Sam(). De ce point de vue, on peut considérer que la Gaule interne s’était déjà placée à l’intérieur de l’orbite romaine à la fin du IIème s. av. J.-C.344

Pour autant, cela ne signifie pas que Rome ait déterminé l’ensemble des évolutions de la société gauloise. Le paysage politique et social de la Gaule interne change bien avant les interventions romaines. Si la vague de fondation des oppida est globalement contemporaine de la conquête de la Transalpine, le phénomène d’urbanisation débute plusieurs décennies plus tôt345. Les modalités du contrôle de l’aristocratie sur la société ont pu évoluer, mais sans que celui-ci ait été remis en cause en profondeur. L’alliance des Eduens avec Rome dès le milieu du IIème s. doit être replacée dans le cadre de cette recomposition du paysage gaulois, qui s’ouvre à nouveau au monde méditerranéen. Mais elle ne doit pas être vue comme une soumission de leur part, plutôt comme un « coup » politique et

344 Dans Scheidel et al. (éd.) 2007, p. 513-514, W. V. Harris inclut la Gaule interne dans l’ « informal empire »

de Rome, mais sans développer ni donner de référence bibliographique.

diplomatique, dans le cadre des relations conflictuelles entre cités gauloises, destiné à assurer prestige et pouvoir. Par conséquent, dans les années qui suivent, l’extension de la zone du denier n’est pas non plus la reconnaissance de la suprématie romaine, mais une recomposition des réseaux commerciaux et politiques suite aux changements entraînés par la conquête de la Transalpine.

Nous avons tenté de synthétiser, pour cette période, la circulation des biens et de la monnaie dans le modèle suivant, qui essaie de rendre compte à la fois des relations entre les indigènes et le monde romain, et à l’intérieur d’un peuple gaulois (fig. 2.24).Entre aristocrates, romains ou gaulois, les échanges de biens ont lieu essentiellement sous forme de cadeaux diplomatiques et de biens de prestiges. Les sources ne nous permettent pas de dire avec certitude si l’aristocratie gauloise pratiquait des opérations financières telles que le prêt ; ces opérations n’ont donc pas été intégrées au modèle présenté. La majeure partie des échanges monétarisés, celle qui impliquait les sommes les plus importantes, concerne les importations depuis le domaine méditerranéen, et principalement italique. Comme nous l’avons écrit plus haut, nous pensons que les aristocrates devaient en grande partie exercer un contrôle direct sur un commerce aussi lucratif ; dans une société très hiérarchisée, on les imagine mal laisser ce domaine aux seuls marchands et laisser faire la « main invisible » du marché. Ainsi, la part de la population qui pratiquait des échanges monétarisés sur une grande échelle devait rester assez limitée.

À l’intérieur des couches inférieures de la société gauloise, les échanges devaient porter surtout sur des biens de faible valeur et, dans une société où beaucoup de personnes prenaient part à la production, les acquisitions étaient nécessairement plus limitées. La situation était bien entendu différente entre campagnes et villes ; dans ces dernières, les échanges devaient être plus intensifs et impliquer une part plus importante de numéraire. Entre les couches supérieures et inférieures, on peut restituer une économie essentiellement redistributive et on voit mal comment placer ici des échanges marchands. Une partie des biens, dont des monnaies, était également utilisée à des fins rituelles ; il est impossible d’estimer à combien elle a pu se monter.

L’établissement d’un modèle implique nécessairement une vue statique de la situation historique. Or il ne fait pas de doute que la société gauloise, à cette période, était encore en mutation et que la Gaule septentrionale de 58 av. J.-C. n’était pas la même que celle de 150 av. J.-C. Cependant, la comparaison avec la situation en Grèce et à Rome permet selon nous de valider notre modèle346. Dans les deux cas, l’utilisation de la monnaie y est mieux documentée ; outre le fait d’avoir à

346 Les lignes qui suivent se basent essentiellement sur les travaux suivants. Pour la Grèce : Reden 1997, 2002 ;

Bresson 2008, p. 44-72. Pour l’Italie et Rome en particulier : Crawford 1985 ; Alfölfy 1991 ; Nicolet 1988, p. 43-116 ; Nicolet 2001 ; et dans une moindre mesure les contributions de J.-P. Morel (p. 487-510) et W. V. Harris (p. 511-539) dans Scheidel et al. (éd.) 2007.

disposition des sources littéraires, il nous semble que cela traduit une monétarisation beaucoup plus poussée de la société. Or, en Grèce, de nombreuses études ont montré le lien entre le régime politique de la polis et le développement d’un monnayage civique347. A. Bresson a rappelé combien la cité-état était incarnée dans les citoyens et s’y identifiait et comment l’échange entre égaux, qu’il s’agisse de la parole ou des biens, en était le « principe structurant. » Il prend comme contre-exemple deux sociétés fortement hiérarchisées, l’empire perse d’une part, où le roi détient le monopole des richesses comme celui de la parole politique, Sparte de l’autre, qui avait conservé « un système issu de la société grecque du haut archaïsme » : dans le premier cas, les monnaies circulent uniquement pour leur valeur métallique, dans le second, on note l’absence de frappes monétaires propres avant le IIIème s. av. J.-C. Au contraire, dans les cités classiques, l’échange marchand est la forme la plus répandue de l’échange et l’utilisation d’un monnayage civique le place, comme l’échange de parole politique, sous le signe et le contrôle de la cité – c’est-à-dire de l’ensemble de la communauté348.

À Rome, la situation est différente. À bien des égards, on peut trouver de nombreux points communs entre la Gaule septentrionale et l’Etat romain du IIème s. av. J.-C., où la nobilitas exerce un contrôle très fort, notamment par des liens personnels de type clientélaire, tandis qu’on assiste à une paupérisation certaine d’une frange importante de la population libre349. Mais ce serait oublier que Rome s’inscrit toujours dans le cadre de la cité-état. Tout en reconnaissant une inégalité entre ses membres, elle tente d’influencer la totalité de la communauté civique pour « organiser une répartition aussi harmonieuse que possible entre droits et devoirs, charges et avantages, pertes et profits, de façon que même les plus défavorisés se sentent solidaires d’une collectivité qui tend à rendre leur sort acceptable350. » Même au moment où la société républicaine connaît des changements drastiques, ses institutions restent celles formées aux IVème et IIIème s. av. J.-C.351 C’est d’ailleurs dans ces mêmes décennies que Rome se dote finalement d’un monnayage civique, alors même qu’elle connaît la monnaie depuis longtemps352. Par ailleurs, le système censitaire de Rome témoigne d’une monétarisation importante de la société, puisque le classement des citoyens se fait selon une évaluation monétaire. Ce même système censitaire ne pouvait plus fonctionner correctement en cas d’une paupérisation trop importante du corps des citoyens. C’était particulièrement vrai pour les

347 Reden 2002, p. 165-168, avec bibliographie. 348 Bresson 2008, p. 52-56.

349 Voir à ce sujet Motta, Terrenato 2006. Les échelles sont bien entendu complètement différentes. Rome était

au centre d’un empire, beaucoup plus intégré aux points de vue politique, juridique et économique que ne le fut jamais la Gaule interne (en dépit des diverses « hégémonies » supposées rapportées par les textes, dont est bien en peine de savoir à quoi elles pouvaient consister pratiquement) et les aristocrates romains étaient à n’en pas douter incomparablement plus riches que leurs homologues gaulois.

350 Nicolet 2001, p. 192. 351 Alföldy 1991, p. 27-42.

questions militaires et les distributions de terres et de blé visaient en partie à éviter qu’une partie trop importante de la population ne soit infra classem. L’abaissement des seuils censitaires, la professionnalisation progressive de l’armée (dans les faits mais pas dans le droit) comme les distributions de plus en plus importantes de blé, attestent l’échec rencontré. Néanmoins, tout ceci contribuait à entretenir le pouvoir d’achat d’une bonne partie de la population – surtout de la population urbaine, qui par définition ne pouvait produire sa propre subsistance et devait l’acquérir. De plus, le cadre juridique restait inchangé et, en droit privé, un citoyen pauvre et un citoyen noble étaient théoriquement égaux.

Au-delà des oppositions entre cité-état grecque et République romaine, on note des caractéristiques communes. D’une part, l’idée que l’Etat s’identifie à la communauté des citoyens, quelles que soient les différences entre eux. D’autre part, et les deux points sont évidemment liés, ce statut de citoyen est défini juridiquement et le droit est écrit. Ceci dégage largement (du moins en théorie) le citoyen de la gangue des liens personnels, en lui reconnaissant la légitimité d’une existence autonome. Or la monnaie, en tant que mesure quantifiable de la valeur, permet également de dépersonnaliser les relations et s’impose comme plus « démocratique » car plus transparente. Il est donc logique que son développement historique aille de pair avec celui du droit et d’institutions politiques impliquant des relations « égalitaires. »

Sans sous-estimer le sentiment d’appartenance communautaire qui existait en Gaule et dont on trouve certainement la trace matérielle dans les grands sanctuaires comme dans les ouvrages collectifs de type rempart, le texte césarien dit clairement qu’une large partie de la population ne participait pas aux décisions publiques, même de manière symbolique353. En outre, malgré la présence de régimes étatiques, qui atteste un début de formalisation juridique354, le droit écrit n’y semble pas aussi développé que dans le monde gréco-romain et on peut douter que les couches inférieures de la population aient été bien protégées juridiquement. Surtout, malgré l’emploi de civitates pour désigner les peuples, malgré les évolutions indéniables de la fin de La Tène, qui voit l’apparition d’Etats, souvent oligarchiques355, rien dans nos sources n’indique le développement en Gaule, dans le siècle qui précède la conquête, d’un réel modèle civique permettant la participation de toute la société. Au

353 On notera d’ailleurs que les noms de peuple sont très rares dans les légendes monétaires et n’apparaissent pas

avant la guerre des Gaules : Wigg-Wolf 2011. Voir également infra.

354

Entre autres impôts et portoria des Eduens (César, BG I, 18, 3), recensement écrit des Helvètes (ibid., I, 29), utilisation de l’alphabet grec pour les « comptes publics et privés » (ibid., VI, 14, 3), existence de lois (ibid., I, 3, 2 ; VI, 20) et bien sûr présence de magistrats (ibid., passim).

355 Parfois gouvernés par des « sénats » : A. Momigliano a noté que le nombre de sénateurs des Nerviens était le

même que celui des timouques de Marseille (600), ce qui pourrait traduire une influence méditerranéenne dans le processus : Momigliano 1979, p. 68.

contraire, si communauté d’égaux il y a, elle semble plutôt restreinte aux couches supérieures (les

equites de César).

Ainsi, le degré de la monétarisation en Gaule septentrionale ne doit pas s’expliquer par un retard technologique et économique, ni par une arriération consubstantielle à des peuples barbares, mais par la nature du système social en vigueur, qui explique une monétarisation moindre par rapport à l’Italie romaine. Antérieurement à la conquête de la Transalpine, le traité avec les Eduens, qui place les deux partis à égalité, est la seule trace certaine de contact entre Rome et la Gaule interne qui nous soit parvenue. Après 121 et jusqu’à l’épisode césarien, les seuls contacts connus sont diplomatiques et ils ont sans aucun doute permis à César de faire pénétrer ses troupes en 58, sans aucune protestation des Gaulois concernés. Ce seul fait démontre un enracinement romain bien plus précoce que ce qu’on a cru jusqu’à présent356. Pour autant, alors que les Eduens sont leurs alliés depuis un siècle, malgré la visite de Diviciacos à Rome et malgré l’ambassade de 60 en Gaule, César semble apprendre de la bouche de Liscos la situation politique intérieure des Eduens et les forces en présence357. Jusqu’à la guerre des Gaules, la présence de Rome reste ponctuelle et largement virtuelle, et les contacts directs limités aux classes dirigeantes ; comme l’a montré M. Poux à propos des amphores, la présence de mobilier italique ne présuppose pas l’adoption des usages correspondants, ni donc une consommation « romanisée ». C’est pourquoi, à cette époque, l’influence romaine n’apparaît pas centrale dans les transformations que connaît la Gaule orientale et septentrionale. En particulier, l’explosion du commerce italique sur l’axe Rhône-Saône, bien qu’il constitue à l’évidence un changement économique majeur, ne semble pas avoir entraîné une marchandisation et une monétarisation accrue des échanges.

356 Et qui remet en perspective une grande partie de la bibliographie sur le déclenchement du conflit en 58 (voir

infra).

357 César, BG I, 17-19. L’ambassade était menée par Q. Metellus Creticus, L. Flaccus et Cn. Cornelius Lentulus

3. La conquête militaire : la guerre des Gaules et La Tène D2b (60/50

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