• Aucun résultat trouvé

Conceptualisation de la psychopathie

D’entrée de jeu, il convient de préciser que relativement aux ramifications conceptuelles pouvant exister entre la psychopathie et la personnalité antisociale, il existe au sein de la communauté scientifique une profonde controverse. Examinons en quoi consiste celle-ci.

7.1 Nature du clivage au sein de la communauté scientifique

Alors que certains chercheurs considèrent la psychopathie comme l’expression exacerbée, sur le plan de l’agressivité et de la violence, de la personnalité antisociale (Coid & Ullrich, 2010; Ullrich & Coid, 2010; Walsh & Wu, 2008; Widiger, 2006), d’autres estiment que ces deux troubles de la personnalité diffèrent entre eux au chapitre du dysfonctionnement des affects et de la superficialité des rapports interpersonnels (LaBrode, 2007; Leistedt, Braun, Coumans, & Linkowski, 2009; Meloy, 2001; Morrissey & Hollin, 2010; Ogloff, 2006). Reconnaissant que cette différence est assurément non étrangère aux propriétés psychométriques d’une part du DSM-IV essentiellement axées sur l’évaluation des comportements délinquants de la personnalité antisociale et, d’autre part, du PCL-R transcendant le simple aspect comportemental pour examiner la vie affective et sociale du psychopathe, bon nombre de chercheurs soutiennent que la psychopathie ne peut être véritablement comprise en tant que gradient de sévérité de l’anti-socialité (Juni, 2010; LaBrode, 2007; Meloy, 2001; Poythress, Skeem, Douglas, Patrick, Edens, Lilienfeld, Frick, Epstein, & Wang, 2010). Si les individus diagnostiqués psychopathes présentent la plupart des comportements déviants des individus considérés antisociaux, ces derniers rencontrent plus difficilement les critères du diagnostic de la psychopathie (Hare & Neumann, 2009; Skilling, Harris, Rice, & Quinsey, 2002). Nonobstant l’existence certaine d’une distorsion psychométrique dans l’évaluation conceptuelle de ces deux notions, certains auteurs formulent l’hypothèse que la psychopathie différerait par essence de l’anti-socialité : le psychopathe étant fondamentalement un carencé de l’empathie (Hare & Neumann, 2009; Leistedt, Braun, Coumans, & Linkowski, 2009; Mullins-Nelson, Salekin, & Leistico, 2006; Pham, Ducro, & Luminet, 2011).

Pareille divergence en matière de conceptualisation nous invite, à l’instar de Rogers et Rogstad (2010) et de Zeier, Baskin-Sommers, Hiatt Racer et Newman (2012), à l’adoption d’une position prudente considérant, pour l’instant, la psychopathie comme un trouble de la personnalité certes apparenté mais toutefois distinct de celui de la personnalité antisociale. L’exploration de la teneur de la psychopathie qui s’ensuit sera conséquemment balisée par cette position.

7.2 Teneur de la psychopathie

Une description détaillée de la psychopathie fut entre autres proposée par Cleckley (1941). Intitulé The Mask of Sanity, le livre phare de ce psychiatre américain isole le caractère foncièrement insidieux – observé 140 ans auparavant par Pinel (1801/2006) chez certains patients internés ne souffrant d’aucune affection psychotique tout en se révélant particulièrement impulsifs, violents et impénitents.9 Doté d’un charme superficiel et de la « belle intelligence »10, le psychopathe fait essentiellement preuve d’insensibilité à l’égard d’autrui, d’insincérité et d’absence de remords et de honte. S’inspirant des travaux cliniques de Cleckley, Hare (2003) développa une grille diagnostique de la psychopathie comportant 20 indicateurs de dysfonctionnement mental. Une analyse factorielle relativement à la compatibilité de la teneur conceptuelle de ces 20 indicateurs de la psychopathie a permis d’isoler deux principaux facteurs synthétiques appelés respectivement « facteur 1 » et « facteur 2 ». Composé des indicateurs propres à la manipulation interpersonnelle (facette 1) et à la vacuité affective (facette 2), le facteur 1 fait référence au détachement émotionnel. Traduisant pour sa part la déviance sociale, le facteur 2 englobe le style de vie impulsif et irresponsable (facette 3) et les comportements délinquants (facette 4). Quoique cohabitant avec de nombreux autres modèles conceptuels11, le modèle tétra-factoriel12 (Hare & Neumann, 2006), comportant les quatre facettes de l’expression de la psychopathie, se révèle celui ayant reçu, de la part de la

9 Ce que le célèbre aliéniste français appelait la « manie sans délire ».

10 Même lorsque que ses agissements sont mis à jour, le psychopathe démasqué possède toujours la

capacité de poursuivre habilement sa stratégie de manipulation afin d’éviter les conséquences négatives associées à ceux-ci ou du moins d’en limiter la portée (Andrade, 2008).

11 À titre d’exemples, les modèles bi-factoriel de Harpur, Kakstian et Hare (1988), tri-factoriel de

Cooke Michie et Hart (2006) ou penta-factoriel de Widiger et Lynam (1998).

12 Ce modèle est également appelé modèle « deux facteurs-quatre facettes » (Coid, Yang, Ullrich,

communauté scientifique, le plus de confirmations empiriques relativement à sa validité de construit (Andrade, 2008; Brinkley, Schmitt, Smith, & Newman, 2001; Falkenbach, Poythress, & Creevy, 2008; Hicks, Markon, Patrick, Kueger, & Newman, 2004; Kimonis, Frick, Skeem, Marsee, Cruise, Munoz, Aucoin, & Morris, 2008; Ray, Poythress, Weir, & Rickelm, 2009; Skeem, Johansson, Andershed, Kerr, & Louden, 2007; Skeem, Poythress, Edens, Lilienfeld, & Cale, 2003; Vassileva, Kosson, Abramowitz, & Conrod, 2005; Vidal, Skeem, & Camp, 2010; Walsh & Wu, 2008).

S’éloignant de la conception classique unitaire13 de la psychopathie élaborée entre autres par Cleckley (1941)14, certains chercheurs proposent plutôt une conception hétérogène de la psychopathie. Pionnier de cette conception, Karpman (1941) formule l’existence de deux types distincts de psychopathie : la psychopathie primaire engendrée par un dysfonctionnement neurologique et la psychopathie secondaire induite quant à elle par des conditions environnementales déficientes (rejet parental, sévérité parentale démesurée ou permissivité parentale excessive). Exploitant une perspective théorique psychodynamique, Karpman distingue fondamentalement les deux types de psychopathie au moyen de la variable « émotionnalité négative »15. Alors que le psychopathe primaire est fort peu sujet à l’expérience de l’anxiété, le psychopathe secondaire est littéralement habité par celle- ci dont les manifestions se résument pour l’essentiel à la dépression, la fragilité émotionnelle (neuroticisme) et le sentiment de culpabilité. Foncièrement insensible et égocentrique, le psychopathe primaire possède, contrairement au psychopathe secondaire affligée d’une impulsivité exacerbée, la capacité de planifier froidement ses actions.

13 Un concept est dit unitaire lorsque les facteurs le composant sont obliques, à savoir inter-corrélés

entre eux. Ce faisant, quoique différents par essence, ces facteurs sont considérés être les éléments constitutifs d’un seul et même concept. C’est ainsi que plusieurs modèles poly-factoriels – dont entre autres les modèles bi-factoriel de Harpur et al., (1988), tri-factoriel de Cooke et al., (2006) et tétra-factoriel de Hare et Neumann (2006) – appréhendent et décrivent les facteurs analysés comme les différentes composantes d’une pathologie singulière distinctive.

14 Pour le psychiatre américain, la psychopathie est un désordre mental à la fois sévère, insidieux et paradoxal. En effet, sous l’apparence d’un fonctionnement normal se terrent de profondes anomalies psycho-affectives et comportementales. Plus spécifiquement, la psychopathie est composé de trois facteurs pathogènes, soit : (1) une déviance comportementale chronique (comportements antisociaux injustifiés, irresponsabilité, jugement déficient et capacité lacunaire d’apprentissage expérientielle); (2) un déficit émotionnel et interpersonnel (insincérité, absence de remords ou de honte, émoussement affectif, incapacité d’aimer, égocentricité pathologique et potentialité d’introspection excessivement limitée); et (3) une capacité fonctionnelle d’adaptation aux demandes de l’environnement (charme superficiel, belle intelligence et absence de pensées irrationnelles, de nervosité et de manifestations psychonévrotiques).

Privilégiant également la conception hétérogène de la psychopathie, Lykken (1995) élabore une théorie typologique campée sur les notions de système d’inhibition comportementale (SIC) et de système d’activation comportementale (SAC) élaborées par Gray (1975, 1982, 1987) et Fowles (1980). Alors que la stimulation du SIC, par l’appréhension d’éventuelles sanctions, produit chez l’individu suffisamment d’anxiété ou de peur pour le dissuader de transgresser les interdits lui étant imposés, la stimulation du SAC l’engage résolument sur la voie de l’obtention de gratifications. Selon Lykken, un dérèglement du fonctionnement de l’un ou l’autre de ces deux systèmes de régulation des conduites humaines serait à l’origine de la déviance sociale. Plus spécifiquement, un SIC hypoactif confère à l’individu un tempérament impavide – incapacité d’éprouver un sentiment de peur – et, conséquemment, prédispose ce dernier à se comporter sans se soucier des normes sociales. L’hypoactivité du SIC s’avère le déficit – présumé neurologique – à la base de l’expression de la psychopathie primaire. Par ailleurs, un SAC hyperactif génère l’impulsivité nécessaire aux tentatives débridées de l’obtention de récompenses convoitées. L’hyperactivité du SAC se révèle le déficit – présumé éducationnel – sous-jacent à l’émergence de la psychopathie secondaire. Chez un individu suffisamment bien socialisé, la crainte des conséquences négatives suscitées par l’adoption de comportements répréhensibles l’invite à se conformer aux normes de son milieu.

À l’instar de l’étude corrélationnelle de Newman, MacCoon, Vaughn et Sadeh (2005) ayant produit des données probantes corroborant la nature des descriptions typologiques brossées par Lykken, celle de Hicks et al., (2004) établit empiriquement, au moyen d’une analyse de groupement de variables du modèle bi-factoriel raffiné par Hare (2003), l’existence de deux types de psychopathe foncièrement analogues aux types primaire et secondaire décrits par Karpman (1941) et Lykken (1995). Plus spécifiquement, Hicks et al. (2004) ont observé que le détachement émotionnel (facteur 1) est d’une part positivement corrélé avec le narcissisme et, d’autre part, négativement corrélé avec la fragilité émotionnelle et l’émotionnalité négative (dépression, anxiété, peur et culpabilité). Par contre, la déviance sociale (facteur 2) affiche une corrélation positive avec la fragilité émotionnelle, l’émotionnalité négative, l’impulsivité et la recherche de sensations. Selon Hicks et al. (2004), il existerait deux types distinctifs de psychopathes : le type émotionnellement stable ayant les caractéristiques du facteur 1 et le type agressif possédant les caractéristiques du facteur 2. À maints égards, ces deux types correspondent

respectivement aux types primaire et secondaire (Falkenback et al., 2008; Vassileva et al., 2005).