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Conception de la jeunesse et des problématiques: la précarité

4.1 Monographie I: Eloi, conseiller en emploi et travailleur de rue

4.1.1 Conception de la jeunesse et des problématiques: la précarité

Comme nous l’avons signalé, Eloi construit le récit de son expérience en tant qu’intervenant à partir de deux contextes, celui de son emploi actuel et celui de son expérience passée dans un «quartier défavorisé» que nous appellerons Madeleines. Eloi présente les problématiques vécues par les jeunes en parlant du quartier et de l’image négative associée à des «clichés» largement diffusés concernant les différents «groupes

ethniques».

Quand on parle de jeunes qui sont impliquées dans les gangs de rue. Quand on parle de ça, c’est Madeleines qu’on voit à prime abord, il y a toute sorte de clichés qui sortent de ça. Il y a des gens qui ont peur d’aller à Madeleines ou de traverser un parc dans le quartier donc il y a toutes les histoires, les gangs, entre les bleus et les rouges et les groupes ethniques différents, les Latinos américains, les Haïtiens, les Magrébins qui se greffent à ça donc ça a été un lieu très, très significatif. D’autant plus que ça a coïncidé avec un accent qui a été mis sur le multiculturalisme ici au Québec donc et ça reste toujours (p. 2)

Eloi associe la «précarité» de Madeleines au manque de ressources dans le quartier et les problématiques vécues sont associées à un processus de construction réciproque entre le

vécu et le véhiculé, entre des situations de vie difficiles et l’image renvoyée du quartier et des «jeunes». Ces deux éléments entrent en ligne de compte quand Eloi compare sa

«clientèle» actuelle avec celle qu’il côtoyait dans le quartier Madeleines: «Madeleines, quand même les jeunes vont l’avoir un peu plus difficile, c’est une autre dynamique si on peut dire. C’est d’autres jeunes en fait, avec d’autres ressources aussi» (p.3)

L’image négative et la peur associées au phénomène de gangs de rue habitaient l’imaginaire d’Eloi quand il a commencé à travailler dans le quartier Madeleines. Toutefois, une fois en contact avec les jeunes, il a découvert que cette peur n’était pas fondée, comme il le dit lui-même :

J’avais déménagé et je m’étais établi dans le coin pour faciliter mon travail et en même temps j’avais cette crainte là, de dire: Bon, écoute, je vais recevoir un coup de couteau (…) c’était pas ça de tout. Donc, j’ai pu découvrir des jeunes, comme tout le monde quoi, qui avaient une histoire, des raisons qui faisaient que… et souvent, probablement tu le sais toi-même mais c’est très lié à la pauvreté. La pauvreté «at large». Pour la plupart de ces jeunes-là, ce sont des jeunes à Madeleines qui sont issus de groupes ethniques, hein? Donc ce sont des fils d’immigrants qui pour la plupart… donc on imagine si l’on veut faire un tableau cliché, une maman qui a 3, 4, 5 enfants, qui travaille dans une manufacture, où le père n’est pas présent des fois, pour mille raisons, même s’il est présent peut-être lui aussi travaille dans la manufacture donc on sait déjà qu’ils n’ont pas une éducation ou s’ils ont une éducation académique c’est pas… c’est un combat. Ça a été un combat pendant nombre d’années, à peine aujourd’hui qu’on est en train de favoriser les groupes ethniques qui viennent d’ailleurs au niveau de l’emploi. Donc on comprend que le regard du jeune, tout ce qu’il peut vivre… parce que quand on demande à la maman : veux-tu faire de l’ «over time»? Elle peut pas toujours dire non si elle veut garder son emploi et les jeunes souvent se font appeler par… je dirais happer par des… d’autres jeunes un peu plus délinquants et finissent par faire des mauvais coups. Mais aussi à cause du désespoir. (p.8)

Selon Eloi, la pauvreté, les situations difficiles vécues dans le contexte familial reliées à la position d’immigrant et le manque d’espoir envers leur propre avenir, sont des conditions sociales qui vont jouer dans les situations de vie des jeunes et dans le «problème» de la délinquance associée aux gangs de rue. Un sentiment d’injustice et de désespoir face à la vie dure menée par les parents a, d’après Eloi, une influence dans la trajectoire des jeunes, tout comme la manière dont le problème de la «délinquance» est traité par les autorités.

La question qui se pose souvent c’est: «Est-ce que moi… tout ce que la société me demande je veux le faire? Est-ce que, j’ai vu certaines garanties quand même après ça? D’aboutir à quelque chose?» Et c’était cette zone là qui n’était pas claire parce qu’eux mêmes, ces jeunes-là, étaient conscients que leurs tuteurs, leurs parents

vivaient des difficultés qui n’étaient pas toujours liées au non respect des codes de vie du système. Malgré tout, c’était… ça a été très difficile donc il y a ce désespoir là et aussi parce que c’est plus facile aussi pour le… je veux dire les tenants du pouvoir de cibler ces jeunes-là comme des jeunes marginaux, délinquants ou autres ou que de voir les problématiques en tant que telles. C’est peut-être plus facile. Donc, et ils le vivent et ils le savent et ils le sentent. Que ce soit à travers les interventions de la police dans le quartier ou des attitudes ici et là qui sont… je dirais les tenants du pouvoir dans le coin. (p.8)

D’autres situations vécues par les jeunes et qualifiées de difficiles par Eloi, tant dans le quartier Madeleines que dans les trois quartiers que l’organisme où il travaille actuellement couvre, sont le décrochage scolaire et l’itinérance. Il décrit le décrochage ainsi : «souvent

c’est des jeunes qui ont laissé tomber l’école ou qui sont en voie de laisser tomber l’école»

(p.9). Puis l’itinérance : «beaucoup de jeunes de la rue aussi qui viennent, qui n’ont pas un

domicile fixe» (p.16). Pour ces derniers, qui fréquentent son organisme actuel dans le cadre

du programme Jeunes en action, la pauvreté est une réalité quotidienne au point où souvent ils n’ont pas d’argent pour manger ou payer le transport: «ils vont recevoir un peu de sous

par semaine, par deux semaines mais c’est difficile pour eux» (p.17)

Si Eloi se réfère souvent aux «jeunes» dans son discours, les limites d’âge de cette catégorie semblent très étalées. En effet, pour qualifier les personnes ciblées par un dispositif dans son organisme actuel, il parle de «jeunes plus âgés je dirais qui ont entre 36

et 60 ans», ou, toujours en faisant référence à la clientèle de son travail actuel, il dit : «On a des jeunes de 18, je dirais, à 60 ans» (p.3). Sa conception de la jeunesse semble donc se

définir par une précarité conjoncturelle plutôt que par une période précise dans le cycle de vie.