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Agencements institutionnels: le marché, l’école et la famille

Sur la base d’une analyse des propos de nos intervenants, la pratique d’intervention jeunesse peut selon nous être conçue comme opérant une articulation ou ouvrant un espace de médiation entre l’expérience des agents sociaux, «les jeunes» et l’état actuel de la société. Ce dernier étant composé d’agencements institutionnels et de systèmes sociaux d’appartenance, les intervenants donnent sens d’une manière différente à ces ensembles sociaux selon la sociologie implicite prégnante dans leur vision du monde. Les modalités de cette médiation vont aussi varier selon le dispositif.

Un des agencements institutionnels auquel plusieurs intervenants référent la pratique d’intervention est le marché du travail. Même les intervenants agissant en dehors du domaine de l’employabilité ont parlé de l’insertion en emploi comme exemple d’intervention réussie. Cela est compréhensible si nous prenons en compte le poids normatif du marché dans une société active.

Dans une perspective informationnelle, l’intervention permet d’informer les jeunes sur les exigences et possibilités du marché du travail et de la formation en les permettant ensuite de faire des choix éclairés. L’intervenant dans le champ de l’employabilité informe également les jeunes sur les comportements à adopter afin de réussir leur insertion en emploi. La référence, de la part de certains intervenants en employabilité, au marché du travail comme «réalité» à laquelle les jeunes doivent s’adapter tout en faisant des choix de métier permettant un épanouissement personnel fait en sorte que l’intervention peut (ou du moins vise à) transformer les rapports des jeunes au marché du travail. Par un processus d’exploration des possibilités visant un choix rationnel et éclairé, l’intervention permettrait au jeune de vivre les contraintes structurelles de la société active plutôt comme un univers de possibles à explorer selon ses propres envies et aspirations.

Toutefois, certaines conditions défavorables peuvent empêcher les jeunes de faire ces choix éclairés et de construire un «projet de vie». Les difficultés d’accès au logement, le milieu familial et l’histoire de vie tout comme la situation émotionnelle vont être évoqués par certains intervenants comme des obstacles à une insertion réussie. Dans ces cas, avant d’entamer des démarches visant directement l’insertion professionnelle, une «écoute

active» s’installe et la relation gagne en importance. Mais la relation d’aide est ici vue

comme une étape préalable et nécessaire pour certains au développement de l’employabilité proprement dite. Ce que la notion de « pré-employabilité» traduit clairement.

C’est sûr que la personne si elle a des bobos, c’est sûr qu’elle pourra pas faire un retour aux études ou elle ne va pas réussir sa recherche d'emploi. Premièrement, la personne doit régler ses problèmes pour être capable de passer à autre chose, tant que ça, ça n’est pas réglé, faut que ça soit réglé (Erika p.11)

Dans la perspective normative, l’insertion en emploi fait partie des normes sociales auxquelles les jeunes doivent s’adapter mais elle n’est pas un objectif déterminant de l’intervention. Si dans cette perspective, l’impératif de l’activité et de l’occupation est fondamental parmi les normes que les jeunes doivent intérioriser, comme il s’agit d’adolescents, l’occupation d’un emploi stable n’est envisagée qu’à posteriori.

Dans une perspective systémique, si l’insertion au marché peut être envisagée, un questionnement des contraintes et de la dynamique de ce dernier peut aussi avoir lieu. Comme dans la perspective informationnelle, le marché de l’emploi est perçu et présenté aux jeunes comme une «réalité» existant en soi. Mais alors que dans la perspective

informationnelle c’est l’adaptation et conformation à cette «réalité» qui est prônée, dans la perspective systémique, le marché est perçu comme un agencement du capitalisme avec lequel les jeunes peuvent faire «des compromis».

On trouvait des jeunes plus difficiles et plutôt des jeunes qui avaient de la difficulté à répondre aux exigences du marché du travail actuel ou qui ne voulaient pas se mouler. Alors j’avais développé un truc que tu mettais un tableau comme: «ça c’est le marché du travail aujourd’hui là, concurrence, mondialisation, nan nan nan; et ça c’est le jeune, ses aspirations, ses limites, son histoire, etc. puis ça c’est une négociation entre vous et le marché du travail». Souvent une question qui était importante avec le type de jeunes qu’on avait: «Quel compromis t’es prêt à faire? Quel compromis t’es pas prêt à faire? Puis, quel effort t’es prêt à faire?» (Richard,

p.9)

Dans l’organisme en employabilité où Richard a travaillé et Eloi travaille, les ateliers en employabilité sont aussi l’occasion de dresser une critique de cet agencement, ce qui transparait dans la manière dont Richard parle d’un de ses anciens collègues: « Quand

Marcel donnait un atelier sur l’économie, il descendait le système capitaliste de A à Z là. »

(Richard, p. 4)

Une autre façon qu’ont les intervenants d’aborder le marché du travail, toujours dans la perspective systémique, mais cette fois dans le cadre du travail de rue est de faire état de la

«précarité» vécue par les jeunes et leurs familles occupant des emplois au salaire

minimum. Eloi et Roger évoquent les difficultés que les habitants des quartiers dans lesquels ils travaillent (Madeleines et St-Jacques) rencontrent pour surmonter la précarité matérielle malgré leur insertion professionnelle. Roger l’associe aux taux élevés de décrochage scolaire dans le quartier.

Il y a 51% des jeunes qui entament l’école et qui ne finiront pas le secondaire à St- Jacques donc ça, qu’est-ce que ça fait? Ça fait une précarité au niveau de l’emploi donc ils ont pas une variété d’emplois énormes et quand ils trouvent un emploi, salaire minime donc il n’y a pas de stabilité donc ils bougent beaucoup.(Roger p.4)

Cette association causal entre taux de décrochage et précarité d’emploi annonce déjà l’importance d’un agencement institutionnel qui apparaît dans le récit de tous les intervenants : l’école. Évoquée parfois comme participant à la genèse des problématiques dans le cas des «jeunes décrocheurs», parfois comme institution avec laquelle certains intervenants collaborent et fondamentale dans le processus de socialisation, parfois comme

institution désinvestie par les jeunes ou comme lieu d’intervention, de prévention et de diffusion des activités des organismes.

La sociologie implicite normative semble être celle qui valorise le plus et qui tisse des liens les plus étroits au niveau de l’intervention avec l’institution scolaire. Cette valorisation est logique étant donné d’une part la spécificité de «la clientèle» des teneurs de cette perspective parmi nos répondants, des adolescents fréquentant l’école, et d’autre part le rôle majeur de l’institution scolaire dans le processus de socialisation et de reproduction des normes sociales. Les interventions en Centre jeunesse et Maison de jeunes occupent ainsi une part du temps social des jeunes adolescents, en complémentarité avec l’école. Le rôle des intervenants est aussi conçu comme celui d’éducateur et de figure d’«autorité». Dans la Maison de Jeunes où travaille Yannick la «réussite scolaire» est très valorisée, certaines activités se font en partenariat avec l’école et cette dernière «réfère» des jeunes à l’organisme. Comme nous avons vu dans le Centre jeunesse où travaille Alain, les jeunes fréquentent l’école à l’interne, ce qui est une obligation du placement, et les professeurs sont parfois impliqués dans le plan d’intervention. L’attachement des jeunes à l’école étant perçu comme gage de la réussite de leur «projet de vie», la perspective normative semble être celle qui adhère le plus à ce que Dumont appelle l’«idéologie de la scolarisation » (Dumont, 1986) mais cette croyance en l’école ou plutôt dans la «formation» comme moyen privilégié d’accéder à des meilleurs conditions sociales reste présente dans le discours de la majorité les intervenants que nous avons rencontrés.

Dans la perspective informationnelle, «la formation» est perçue comme un préalable indispensable et fondamental à une insertion réussie en emploi. Spécialisée dans le champ de l’Information scolaire et professionnelle, Erika s’occupe dans le CJE où elle travaille des interventions en ce domaine. L’accès au Cégep n’étant pas toujours facile pour les jeunes et les démarches auprès des ordres professionnels étant parfois très longues et laborieuses pour les «nouveaux arrivants» avant qu’ils puissent exercer leurs professions, Erika les informe et les soutient dans leurs démarches. Ainsi, les institutions éducatives ne sont pas seulement valorisées mais l’intervention vise explicitement à mener les jeunes à les intégrer.

Dans les quartiers Madeleines et St-Jacques, nos travailleurs de rue sont confrontés plutôt à un détachement vis-à-vis de l’école de la part des jeunes. Entamer des études postsecondaires (Cégep) peut être même motif de moquerie: « Je peux te parler de jeunes

qui se sont inscrits au Cégep puis qu’ont fait rire d’eux parce qu’ils allaient au Cégep parce que [à St-Jacques] c'est une infime minorité de gens qui vont au Cégep. » (Roger).

Selon Roger, cela s’explique par une «culture» transmise par la famille et inscrite dans l’«origine ouvrière» du quartier.

Étant donné ce détachement vis-à-vis de l’école qui est parfois expliqué comme provenant d’une difficulté de vivre l’obligation d’étudier sans qu’un sens y soit associé ou d’«expériences négatives» à l’intérieur de l’école, des stratégies d’intervention misant sur la «formation informelle» peuvent être prônés par certains intervenants à la place de pousser les jeunes à réintégrer l’institution scolaire. C’est le cas d’Eloi. La socialisation aurait ainsi lieu, à travers une mise en contact avec des normes ou «règles du jeu» mais d’un mode informel et à l’extérieur de l’agencement institutionnel qui est l’école.

Le troisième agencement institutionnel évoqué par tous nos intervenants est la famille. Comme nous avons pu voir dans le chapitre précédent, la famille est souvent évoquée comme étant responsable des problèmes vécus par les jeunes que ce soit sur le plan affectif ou matériel. Les familles à l’aide sociale sont évoquées par certains comme particulièrement responsables des situations problématiques dans la mesure où elles ont offert aux jeunes un environnement «violent» et «instable» où le «modèle» du travailleur et celui de l’étudiant sont absents.

Dans la perspective systémique, l’influence de la famille sur les jeunes est importante mais elle est située. Que ce soit par rapport à l’histoire du quartier ou aux conditions d’immigrant. Ainsi, Eloi évoque les conditions matérielles et d’emploi difficiles des familles à Madeleines comme un élément composant avec d’autres, le désespoir et la galère. Roger situe la «culture» des familles du quartier St-Jacques dans une histoire ancienne et transmise « de génération en génération », celle d’un ancien quartier

«d’ouvriers» :

Toutes les manufactures étaient là donc c’était beaucoup des ouvriers qui travaillaient là à l’époque donc les gens sont beaucoup attachés à ce quartier-là. De génération en génération, les gens demeurent dans ce quartier-là. Au niveau du sentiment d’appartenance c'est très, très fort. Bon, c'est sûr qu’au niveau socio-

économique il y a beaucoup de gens sur le bien-être social, une culture du bien- être social souvent de génération en génération, les parents sont sur le bien-être social, les enfants le sont aussi, ça en fonction du décrochage scolaire hein c'est un phénomène aussi je pense. (Roger p.4)

La famille est ainsi perçue comme participant, malgré elle, aux difficultés vécues par les jeunes par la reproduction de modes de vie qu’elle n’a pas choisis. En d’autres mots, dans une perspective systémique, le rôle de la famille est important mais les parents ne sont pas tenus responsables des problématiques. Roger situe aussi la famille comme moyen d’émancipation pour les jeunes de St-Jacques, non pas la famille d’origine, mais la famille que les jeunes constituent.

Beaucoup de jeunes parents, précocité parentale, c'est voulu. Moi, je dis beaucoup que les gens qui s’émancipent pas à travers les études vont s’émanciper à travers la famille donc quand tu as pas étudié longtemps, quand tu as décroché, toi par exemple, tu n’auras pas d’enfant parce que tu étudies, ça peut arriver mais quand tu étudies pas il y a une façon de s’émanciper souvent c'est par les enfants donc la réalité de St-Jacques c'est ça. (Roger p.4)

Dans la perspective informationnelle, comme le marché et l’école sont les deux agencements institutionnels centraux, la famille n’est pas très importante. Elle va être perçue parfois comme contrainte à l’épanouissement personnel dans le cas des familles à l’aide sociale ou des jeunes femmes immigrantes éprouvant des difficultés avec leurs conjoints.

Dans la perspective normative, il n’est pas étonnant de remarquer que tout comme l’école, la famille est perçue comme un agencement institutionnel central du processus de socialisation des jeunes. L’intervention va justement combler les vides laissés par les défaillances parentales en ce qui concerne l’éducation des enfants. Dans le cas d’Alain, le dispositif même fonctionne comme milieu substitut au foyer familial et le rôle de l’éducateur est celui d’un parent substitut. Yannick regrette les difficultés de collaboration avec les parents et l’image conçue par ses derniers de la Maison de Jeunes comme lieu où les jeunes viennent «se faire garder». Ainsi, le rôle d’autorité revendiqué par ces deux intervenants semble révéler une image de soi les approchant de ce qu’ils idéalisent comme le bon parent, à la fois calme et ferme, qui s’«amuse avec les jeunes» et fait respecter le cadre.

L’histoire familiale est très souvent évoquée pour expliquer les problèmes des jeunes, ce qui est en accord avec une perspective clinique où le vécu, le subjectif et l’émotionnel y

sont centraux. Plusieurs intervenants font référence à des difficultés d’attachement issues d’une enfance semée de «violence» et de «manque d’amour». Alain appelle les jeunes vivant ce phénomène d’«enfants téflon». La relation d’intervention peut se butter sur cela mais elle peut aussi fonctionner par la création d’un lien émotionnel positif. Il est intéressant de noter l’amalgame entre classe et famille. Les origines de classe, soit l’appartenance aux classes populaires, vont être interprétés dans le discours des intervenants comme appartenance familiale, à une famille défavorisée et à la «culture de

l’aide sociale». Ici, les explications psychologiques, voire psychologisantes, semblent avoir

emporté sur les explications marxistes dominantes dans le milieu communautaire pendant les années 1970. Les théories nord-américaines en termes de «culture de la dépendance» qui ont fortement influencé les réforme du système d’aide sociale au Québec (Lima 2004, White et Lévesque 2002) semblent avoir pénétré le discours des intervenants et ce dans des dispositifs aussi diversifiés que l’intervention en employabilité et en travail de rue.