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en compte du contexte du discours, nous présenterons, en deux parties, les ouvrages traduits de l’anglo-saxon, puis ceux de langue française

IV. 1. 2. 1. Les consultants aux labels universitaires anglo-saxons

La totalité des auteurs anglo-saxons se situent entre le consulting et l’université. Ce corpus

idéologique vise à critiquer les organisations « bureaucratics » et à leur substituer un

« management by objectives » selon diverses nuances :

(A)-E

XPLICITATION DU

«

MANAGEMENT

»

ET DES

«

OBJECTIVES

». L’ouvrage le plus

ressemblant à un textbook est « Administrative Action » de William H. Newman*.

L’universitaire a tout d’un parcours d’excellence : enseignant à la célèbre Pennsylvania’s

Wharton School, et exerçant le consulting chez McKinsey. Son œuvre explicite tous les

thèmes et les références permettant de transformer une conception de « l’organisation »

fonctionnelle en une structure décentralisée et aux responsabilités déléguées. Parmi les

rares ouvrages universitaires figure aussi celui de Thomas J. Paterson*, professeur à

Strathclyde (Ecosse), invitant à repenser « l’organisation » dans une véritable

théorisation des systèmes ; ou l’article d’Harold Koontz*, professeur à l’université de

Californie et lui aussi consultant, qui recadre la notion de « profit » à partir de celles de

« l’entrepreneur ». Ces ouvrages contrastent avec celui de Louis A. Allen*. L’auteur de

« The management profession » a, comme la plupart des auteurs, un profil beaucoup plus

professionnel. Directeur de l’entreprise éponyme, revendiquant des missions auprès de

385 entreprises et 12 000 managers, il explicite ses définitions et ses concepts en tant que

praticien ; il détaille les « fonctions » de l’entreprise tout en insistant sur l’importance de

la mise en pratique méthodologique des « décisions » des managers. Marvin Bower*,

auteur de « The Will to Manage » est lui aussi principalement un praticien. Il fut le

« managing director » de Mc Kinsey durant plus de 40 ans à partie de 1952 ; à ce titre, il

enseigna notamment à la Harvard Business School ; il est, selon la revue de l’université,

« considered the father of modern management consulting » (sept. 2011). Martin Bower

innove surtout dans le fait de définir l’entreprise non plus par elle-même, mais par son

environnement et son marché : le « will » du « management » étant cet effort pour faire

la jonction entre les deux. Les autres consultants anglo-saxons sont plus spécialisés, leurs

ouvrages ressemblent à une présentation de leurs offres commerciales de consulting. Un

bon exemple en est l’ouvrage de Charles L. Hughes* « Goal setting », psychologue

industriel chez Texas Instrument et chez IBM, visant à instaurer les « participativeunits »

et le « management by objective » ; le sous-titre de son livre est d’ailleurs explicite : « Key

to individual and organizational effectivness ». Le britannique John Humble* et son livre

« Management by objective» est l’archétype du livre-commercial. Son ouvrage se borne

à présenter l’application des concepts de Peter Drucker, dont il mentionne l’adoubement

en début d’ouvrage. Il n’a d’autre légitimité que ses ventes – 40 000 exemplaires dans

une dizaine de traductions –, la prospérité et l’héritage symbolique de son entreprise de

consulting (Urwick Ors & Partners Ltd). L’intérêt de ce livre, ce sont les matrices à

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vocation opérationnelle et l’énonciation des difficultés d’« implémentation » du

« management par objectifs ». Des méthodologies alternatives prolongent la focale

psychologique et celle de la formation. Le psycho-analyste organisationnel Jaques

Elliott* propose, dans son article un résumé des travaux du Tavistock Institute of Human

Relations, fournissant aussi un mode opératoire de consulting de ses diagnostics

organisationnels (dont la Glacier Company est un modèle). Une tendance à la

psychologisation du management dont les travaux de Arch Patton*, sous l’égide de la

firme Mc Kinsey et de la Harvard Business Review sont la voie de publicisation la plus

importante. Enfin, face à cette somme de techniques et de savoirs, du taylorisme à

l’organisationnel jusqu’au psychologisme, deux consultants – Robert R. Blake et Jane

Srygley Mouton* – proposent une méthode englobant toutes les autres. En proposant aux

managers d’analyser leur propre «management style» à l’aide d’une matrice

d’évaluation, ils tentent de rejoindre la tradition (X) et la critique (Y) du management

théorisé par Douglas Mc Gregor.

IV. 1. 2. 2. La traduction du « management » en langue française et ses débats

Le discours managérial français est plus divers. Pour les uns, il s’agit de décrire et d’enseigner

ce « management» américain (B), pour les autres de savoir comment l’adapter au contexte

français (C) ; d’autres auteurs débattent, pour un large public, de ses conséquences sur la société

française, débordant sur des enjeux politiques (D).

(B)- L

E RATTRAPAGE FRANÇAIS

L

EXPOSITION DU MANAGEMENT AMERICAIN

. Le

directeur de la CEGOS, Octave Gélinier*, a indiscutablement donné au terme

« management » sa substance théorique en France. Revenu des Etats-Unis, il distille

auprès de milliers de dirigeants français et internationaux ses séminaires de « direction

générale de l’entreprise » dont l’ouvrage « Fonctions et tâches de la direction

d'entreprise » est le condensé. Eludant la plupart du temps ses références anglo-saxonnes,

il affirme cependant ses préférences en termes de politique économique, en insistant sur

« Le secret des structures compétitives », titre de son deuxième ouvrage. Il y décrit ce

qu’il appelle être un « modèle américain » de l’économie libérale et concurrentielle,

l’opposant terme à terme au « français », accusé d’être un modèle « bureaucratique »,

« sclérosé » avec des tendances « communistes » et qui « pratiquent une mauvaise

gestion ». Son troisième ouvrage « Morale de l'entreprise et destin de la nation » va plus

loin dans la naturalisation de ce « management », notamment par le biais du récit

historique, civilisationnel, voire spirituel. Plus généralement, les « ingénieurs-conseils »,

qui importent tous les énoncés anglo-saxons du management, suivent son exemple (en

s’y référant plus ou moins explicitement) sur les segments du marché de prestations aux

entreprises. Le consultant Paul Lambert* tente aussi de dévoiler « les cinq secrets du

développement ». Ce qu’il appelle le « ménagement », c’est un néologisme. Et cette

nouvelle terminologie a pour but de transcrire son expérience personnelle, adaptant les

concepts anglosaxon au contexte des milieux dirigeants français. Daniel Froissart* essaye

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aussi de traduire le terme de « délégation ». Il se réfère à Peter Drucker (1954) ou Octave

Gélinier (1963) et tente de traduire ce terme avec des mots français et des explications

adaptées à ce public, avec son ouvrage « Déléguer avec succès les responsabilités ». René

Hugommier* veut « Former des chefs, promouvoir des hommes », titre de son éloge de

la « formation », dont il monnaye le savoir-faire. S’il utilise avec précaution les termes

anglo-saxons, il préfère le mot « chef » à celui de « manager », et spécifie les conditions

de succès dans le cadre culturel français. On peut voir le même effort de distanciation

chez le consultant Maurice Jeannet*. Plus soucieux de rappeler ses distinctions

universitaires, il écrit un ouvrage didactique à destination des « praticiens », « Le

psychologue et la sélection du personnel ». Il y promeut les nouvelles technologies

psychosociales de management outre-Atlantique (« humanistic psychology ») en

congédiant les « psychotechniques », assimilées au taylorisme. Ces pratiques devant être

théorisées par l’université, Jean Tronson*, dans sa thèse « Le développement de la

carrière des cadres dans la grande entreprise », tente une traduction habile pour

commercialiser ces acquis auprès d’un public industriel. Ces ingénieurs-conseils ont en

commun de vouloir traduire la substance d’un « management », comme Octave Gélinier,

comme un « apprentissage » d’une nouvelle langue supérieure (le management)à celle

existant. Mais par là-même, ils déprécient tout ou partie de la sémantique française de

l’entreprise, pour vanter les principes états-uniens.

(C)-L

E RATTRAPAGE FRANÇAIS

UNE TENTATIVE DE REFORMULATION HEXAGONALE

.

On note cependant une légère dissonance chez d’autres ingénieurs-conseils. André

Vidal*, directeur de la société éponyme, auteur de l’ouvrage « Organisation des

structures de direction top management », prend ses distances avec les credo du

management et les conseils donnés à la direction. De même, l’ingénieur A.T. Colin*, dans

son ouvrage, « L'organisation rationnelle du travail dans l'entreprise », tente de justifier,

au nom de « l’esprit cartésien », i.e. « français », la persistance des méthodes tayloristes

abandonnées pour les « bureaucratiques » du « management » de son époque. D’autres

« praticiens » revendiquent leurs pratiques avant les slogans managériaux, ainsi du

consultant en stratégie Fernard Bouquerel* et son ouvrage « Management : politique,

stratégie, tactique », citons également Dugue McCarthy*, nouveau directeur des

« relations humaines » de la SNECMA, qui doit circuler, dans son ouvrage « la conduite

du personnel », entre les slogans managériaux et sa pratique empirique pionnière ;

Raymond Vatier* essaye une théorisation des diverses pratiques dans son « Que

sais-je ? » intitulé « Le perfectionnement des cadres ». Enfin, les manuels scolaires, dont

Fernand Borne* et son « Organisation des entreprises », circulent entre les théories

importées et les pratiques réelles qu’ils doivent enseigner. Pour autant, si la traduction

n’est pas un exercice aisé, l’évaluation n’est pas simple non plus. Un autre type de

publication se distingue, caractérisant ce que la réalité du management ne voit pas. Par

exemple, lorsque l’universitaire Jean Humblet* coordonne le travail de synthèse « Les

cadres d'entreprise : France, Belgique, Royaume Uni », Marc Maurice celui intitulé « Les

cadres dans la société de consommation », Michel Gabrysiak* « Cadres, qui

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vous ? », R.J. Monsen* « Les motivations sociologiques de l'entrepreneur moderne »,

Roger Alluson* « Les cadres supérieurs dans l'entreprise », ou le sociologue Jean

Dubois* dans son livre « Les cadres dans la société de consommation ». Tous ces

universitaires tentent de répondre aux impensés d’un management ayant délégué le

pouvoir de l’entreprise aux managers intermédiaires, sans en connaître les conséquences

réelles.

(D)-L

E DEBAT FRANÇAIS DU MANAGEMENT AMERICAIN

. L’ouverture du corpus à des

auteurs, que nous appelons « grand public », permet de saisir cette nuance :

l’interpénétration entre les discours managériaux et des énoncés plus larges de l’espace

public. Ainsi les essayistes : certains, dont Michèle Aumont* dans « Construire

l’entreprise de demain », ont une vraie spécialisation dans le champ de l’industrie et de

l’entreprise. D’autres, au contraire, tel Pierre Bleton* dans « Mort de l’entreprise »,

traitent de sujets allant du capitalisme à la démographie. Louis Salleron*, auteur de « Le

fondement du pouvoir dans l'entreprise », est un théoricien catholique conservateur, qui

a le plus souvent écrit sur la procréation ou la Messe. Pour autant, c’est l’ensemble de ces

essayistes mis bout-à-bout, qui permet à l’analyse de faire émerger les clivages enfouis

dans le jargon de la littérature managériale. Ces essayistes exposent les divergences

d’interprétation sur la notion de « pouvoir », les luttes entre les organisations syndicales

et le « milieu ouvrier », ou une certaine dimension de la « méritocratie ». Enfin, un

dernier ensemble de textes possède un but politique sous couvert de vocabulaire

gestionnaire. Ainsi, ce corpus de texte comprend également la littérature « patronale » et

étatique : Louis Armand* (haut-fonctionnaire et membre du Plan) et son « Plaidoyer pour

l’avenir » ou Michel Drancourt* (rédacteur en chef de « L’Entreprise » ; qui deviendra

un « intellectuel » du CNPF) dans « Les clefs du pouvoir ». Leur mot d’ordre est celui

d’Octave Gélinier du point de vue de l’administration étatique. Il faut s’adapter aux

normes de « productivité ». Ce qui engendre une transformation de l’Etat et ses

administrateurs vers le modèle des « managers » et de la concurrence internationale. Face

à ce discours très classique, Luc Boltanski (1981) montre comment Jean-Jacques

Servan-Schreiber*, auteur du « Défi américain », a incarné le renouveau d’un discours

managérial. En insistant sur la « régulation », la « formation », et la « participation », il

incluait tous les attendus des énoncés du management de son temps. Quant au

haut-fonctionnaire François Bloch-Lainé* (« Réforme de l’entreprise »), ses thèses ont suscité

un débat politique à son époque. Pour autant, il suffit qu’un syndicaliste comme André

Malterre*, avec son ouvrage « Les cadres et la réforme des entreprises », suggère un

arrangement fiscal (avec l’emploi identique du terme de « participation ») pour clore les

polémiques. Intégrer à l’étude des discours managériaux les débats politiques qui le

dominent permet d’en relever les axes de reproduction et de transformation. Le mot de

« participation » avait ouvert une topique de débat collectif, du fait de la difficulté pour

les sciences de management de se saisir de ce terme. Mais alors que François Bloch-Lainé

incarnait le passé étatiste, les travaux de l’universitaire belge Philippe De Woot* (« Pour

une doctrine de l'entreprise ») gardent encore aujourd’hui toute leur fraicheur. Diplômé

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de la Harvard Business School, Philippe De Woot reprend les axes les plus critiques de

l’entreprise (« aliénation », « conflits », et les auteurs européens marxisants) pour les

convertir en termes de « participation », de « développement », ou de « créativité ». Ces

idées s’inscrivent dans la tradition, de l’ « humanistic psychology » américaine jusqu’au

« management » (de Fromm, Maslow (1943), jusqu’à Katz, Gouldner, ou Peter Drucker

(1954)). Ainsi, se retrouvent dans un même ouvrage une critique virulente des sciences

sociales et un manuel de la vulgate managériale contemporaine.

Pour comprendre les mécanismes de cette circulationdes idées, entre la critique et l’idéologie