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« On produit des guides, on monte des formations… j’ai parfois du mal à voir à quoi ça sert parce que les structures ne s’en saisissent pas toujours. Pourtant les besoins de professionnalisation sont colossaux dans l’IAE. (…) Entre ce que l’on fait nous, ce que font les autres réseaux, au national, en région, les actions qu’on essaye de faire en inter-réseau avec le CNAR, la mutualisation des formations et des outils. Il y a les DLA. Il y a un plein d’acteurs qui interviennent avec leurs propres outils. » (Entretien réalisé le 14 novembre 2012.)

Dans cet extrait d’entretien, un permanent salarié de fédérations de l’insertion par l’activité économique (IAE) aborde une dimension centrale de son travail qui consiste à « professionnaliser » les structures d’insertion adhérentes. La « professionnalisation » est ici une catégorie de la pratique, mobilisée par les enquêtés pour désigner un ensemble d’activités hétérogènes qui partagent une finalité commune : la transformation des pratiques professionnelles au sein des structures d’insertion. L’élaboration et la diffusion de formations professionnelles, de guides pratiques, de logiciel de gestion budgétaire sont autant d’activités classées sous le label indigène de « professionnalisation » et qui attestent de sa polysémie.

L’analyse des activités de « professionnalisation » proposée dans ce chapitre s’inscrit dans le prolongement de recherches qui ont contribué à élargir le sens de cette notion dans le champ académique, tout en soulignant les précautions nécessaires à son emploi, la principale

d’entre elles résultant de l’interpénétration entre catégorie indigène et catégorie savante, qui rend l’usage du terme professionnalisation « hautement problématique » (Boussard, 2014). Ce chapitre mobilise la notion de « professionnalisation » dans un sens lâche, en s’appuyant sur le fait qu’il s’agit là d’une notion « susceptible d’être étudiée à propos de cas empiriques très variés » (Demazière, 2009 : 88 ; Demazière & Gadéa, 2009). Sa mobilisation dépasse ici le cadre analytique fonctionnaliste anglo-saxon qui a longtemps servi de référence aux sociologues des professions. Pour ces derniers, la notion de professionnalisation a un sens restreint : elle renvoie aux processus historiques à travers lesquels un ensemble d’activités se structure et acquiert le statut de profession (Champy, 2009 ; Vézinat, 2010)149.

À rebours de cet usage restrictif, ce chapitre mobilise la notion de professionnalisation pour rendre compte des « processus intrinsèquement incertains, inachevés et réversibles » (Demazière, 2009 : 90) qui se déploient dans l’espace de l’IAE. Ces processus ne renvoient pas à la reconnaissance d’un groupe professionnel particulier mais désignent « un phénomène plus large : la diffusion de normes de professionnalité » (idem : 88) vers les travailleurs des structures d’insertion. De même, ces mécanismes ne résultent pas de la mobilisation des travailleurs des structures d’insertion, mais de « la montée des exigences de professionnalisme portées de l’extérieur » (Boussard, Demazière & Milburn, 2010 : 17) par leurs partenaires : les fédérations associatives d’une part, l’État de l’autre. C’est pourquoi je reprends l’expression de « professionnalisation par le haut » introduite par N. Vézinat (2014) pour rendre compte de processus qui ne sont ni élaborés ni contrôlés par les professionnels des structures d’insertion eux-mêmes, mais qui sont, en grande partie, construits et proposés (plus qu’imposés) par d’autres catégories d’agents : les permanents des fédérations associatives, des consultants spécialistes des politiques d’insertion, des fonctionnaires de l’administration de l’emploi.

Ce chapitre s’appuie également sur les travaux en science politique qui prennent pour objet l’instrumentation de l’action publique. Les processus de professionnalisation dans l’espace de l’IAE s’opèrent par le biais d’instruments définis comme des « dispositif(s) à la fois technique(s) et socia(ux) qui organise(nt) des rapports sociaux spécifiques (…) en fonction des représentations et des significations dont ils (sont) porteur(s) » (Lascoumes & Le Galès, 2014 :

149 La sociologie fonctionnaliste des professions s’intéresse notamment aux procédés de légitimation et d’autonomisation qui accompagnent la constitution des professions : formalisation des savoirs et mise en place de formations spécifiques, reconnaissance par l’État d’un monopole légal d’exercice de l’activité, création d’un code de déontologie, d’associations professionnelles représentatives, etc.

17). Ces instruments sont construits et diffusés par des acteurs qui mobilisent des ressources différentes (expertise en matière de gestion budgétaire, d’ingénierie de formation, compétences en animation et en pilotage de projet, etc.)150. L’approche par les instruments permet ainsi de mettre en objet la professionnalisation, d’étudier comment celle-ci se déploie à la fois dans des instruments et dans des pratiques et des interactions sociales. Elle insiste sur l’historicité des instruments, sur les réseaux d’acteurs qui les enrichissent de leurs usages ou de leurs critiques (Lascoumes & Le Galès, 2005 : 363-364). Enfin, elle met en lumière la « légitimité mixte » des instruments qui « combine rationalité scientifique et technique » (idem) et contribue à dissimuler leur contenu politique et normatif.

La mobilisation de ces deux approches sociologiques - la première sur les processus de « professionnalisation contemporaine » (Boussard, 2014), la seconde sur l’instrumentation de l’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2005) - permet de rendre compte des spécificités des processus de professionnalisation « par le haut » dans l’espace de l’IAE. L’extrait d’entretien placé en tête de cette introduction en donne un premier aperçu. Les actions labellisées « professionnalisation » sont variées (elles renvoient à la production de « guides », de « formations ») et accomplies par une multitude d’acteurs privés, publics et semi-publics, qui produisent leurs propres « outils », sans « cohérence » d’ensemble. Dès lors, quelle perspective adopter pour rendre compte des activités de « professionnalisation » dans l’espace de l’IAE, tant celles-ci renvoient apparemment à des pratiques et des acteurs dissemblables ?

Le parti-pris de ce chapitre est d’étudier de manière monographique trois dispositifs de professionnalisation pilotés par la fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS) - une formation professionnelle, un logiciel de gestion budgétaire, un guide pratique. Le choix de cette fédération et des trois dispositifs s’explique par la position occupée lors de l’enquête de terrain. En tant que chargé de mission emploi-IAE à la FNARS, une partie de mon travail consistait à participer au pilotage des instruments de professionnalisation analysés ici. Il fut donc possible d’observer « de l’intérieur » ces activités de professionnalisation, en jouant un rôle actif dans leur conduite.

150 Je reprends à mon compte les observations de Lascoumes et Le Galès, pour qui un instrument « est indissociable des agents qui en déploient les usages, le font évoluer et composent à partir de lui des communautés de spécialistes ». (Lascoumes & Le Galès, 2014 : 14).

À travers l’analyse du contenu et des modalités de mise en œuvre des trois dispositifs, l’objectif de ce chapitre est de mettre en lumière les tensions qui structurent les activités liées à la professionnalisation des structures d’insertion. Deux types de tensions sont au centre de l’analyse. La première renvoie au contenu des actions et des instruments de professionnalisation. D’un côté ces instruments participent à l’importation des logiques gestionnaires dans l’espace de l’IAE. De ce point de vue, les phénomènes étudiés appartiennent à la « catégorie gestionnaire » (Boussard, 2014) des processus de professionnalisation. Leur mise en œuvre vise à rationaliser l’organisation du travail au sein des structures d’insertion, à améliorer les pratiques des professionnels en matière de gestion budgétaire, de mise en place de partenariats. D’un autre côté, les processus de professionnalisation étudiés contribuent à la formalisation de logiques propres à l’espace de l’IAE. Chaque instrument emprunte des savoirs et des savoir-faire à des univers professionnels particuliers (la gestion comptable, la méthodologie de projet, le travail social, etc.) et les fait correspondre aux objectifs et au fonctionnement spécifique des structures d’insertion l’espace de l’insertion.

La seconde tension est liée aux difficultés des membres de la FNARS à impliquer les structures d’insertion dans l’élaboration et l’utilisation des dispositifs de professionnalisation. Les actions de professionnalisation sont le produit d’un travail collectif qui repose sur la mobilisation de différentes catégories d’acteurs (des consultants, des permanents salariés, des directeurs de structures d’insertion) qui agissent en fonction de contraintes et d’intérêts parfois divergents. Dès lors, le travail de mobilisation des adhérents accompli par les permanents de la FNARS montre bien que la professionnalisation ne s’impose pas d’elle-même en dépit des discours de ces derniers, qui insistent sur la nécessité d’apporter un appui aux travailleurs des structures d’insertion, d’améliorer leurs pratiques professionnelles. C’est bien plutôt un travail de communication, de concertation et d’incitation, sans cesse à recommencer, qui caractérise le travail des professionnels de la professionnalisation.

La troisième tension analysée dans le chapitre renvoie à la structuration spécifique de l’espace de l’insertion par l’économique. Elle résulte des situations de concurrence entre les dispositifs de professionnalisation pilotés par les différentes fédérations associatives. Pour ces fédérations, la professionnalisation des structures d’insertion constitue un enjeu politique et économique. En produisant chacune leurs propres instruments, les fédérations s’emploient à conserver et à renforcer leur influence sur les structures d’insertion et leur territoire d’intervention dans l’espace de l’IAE. Il s’agit également de tirer des ressources économiques

des actions de professionnalisation pour maintenir leur effectif de salariés. L’attention portée aux rivalités entre fédérations associatives permet d’introduire l’État et ses auxiliaires dans l’analyse. Ce chapitre défend ainsi l’idée que les oppositions entre fédérations associatives affaiblissent leur rôle dans l’espace de l’IAE et renforcent celui de l’État.

Les trois premières parties qui composent ce chapitre portent chacune sur un dispositif de professionnalisation piloté par la FNARS. Les instruments étudiés dans chaque partie traitent d’un enjeu spécifique à l’espace de l’insertion par l’économique : la formation des personnels encadrants, la gestion économique et financière des structures d’insertion, leurs relations avec les acteurs économiques. L’analyse de ces trois cas met l’accent sur le caractère vulnérable et itératif de ces instruments de professionnalisation, sur leur superposition (plusieurs fédérations produisent des instruments semblables qu’elles diffusent à leurs adhérents), sur leur contribution à l’autonomisation de l’espace de l’IAE, et sur leur capacité à faire exister les fédérations en tant que collectif d’acteurs partageant une même identité. La quatrième partie du chapitre est consacrée aux processus de professionnalisation initiés et pilotés par l’État et/ou des organismes satellites, parallèlement à ceux menés par les fédérations associatives. Elle montre que l’action de l’État consiste notamment à lutter contre la dispersion des actions et des instruments de professionnalisation en renforçant la coopération entre fédérations associatives.

I. La professionnalisation des personnels encadrants : la

formation d’Encadrant technique d’activité d’insertion par