• Aucun résultat trouvé

Résumé du chapitre 3

CHAPITRE 4. L E FONCIER EN A FRIQUE

4.2. La complexité du foncier en Afrique

4.2.1. Histoire du foncier africain : de l’époque précoloniale à aujourd’hui

Il nous faut retenir que la situation actuelle est le résultat d’un processus historique qui commence bien avant la colonisation et l’intervention occidentale. Le référent précolonial qui serait simple et égalitaire est loin d’être homogène. Catherine Coquery-Vidrovitch souligne que la dominante de ce système coutumier ne serait pas l’appropriation collective, terme qui regroupe une multitude de situations, mais la mobilité de l’exploitation [Coquery-Vidrovitch 1982]. Les règles coutumières sont invoquées, non pas telles qu’elles existaient autrefois, mais modulées, réinventées pour la cause de divers acteurs.

A l’époque précoloniale, les rapports sociaux étaient de différents types. Au sein du lignage, la communauté se divisait fréquemment en deux : les aînés (chefs de lignage et Anciens) et les cadets (les jeunes et souvent les femmes). Les cadets produisaient le plus gros du travail agricole et aux aînés revenaient la charge de répartir la production de manière à assurer la survie du groupe. Entre lignages différents, il a existé aussi des rapports de dépendance : un « patron » accordait sa protection à un paysan qui lui versait des dons. Mais contrairement au système médiéval de servitude en Europe, chaque partie était libre de rompre le contrat et le paysan pouvait toujours aller s’installer ailleurs. Ce qui comptait alors pour ces chefs n’étaient pas la propriété de la terre mais le nombre de dépendants pour les cultiver. Les colons ont parfois décrété que ces chefs disposaient d’un droit de propriété sur les terres mais ce n’était pas le cas. Ce qui comptait était de pouvoir exploiter la terre, non de la posséder [Coquery-Vidrovitch 1982]. La gestion foncière était complexe et diversifiée. En

fonction du type de société, elle dépendait des privilèges et prérogatives d’une classe sur l’autre, ou d’un partage impérial des terres entre communautés locales. Même dans le cas, très fréquent, où la terre était considérée comme un bien commun, sa répartition dépendait du résultat du rapport de force entre divers groupes et de compromis.

A la colonisation, les politiques foncières ont surtout cherché la disparition des règles dites traditionnelles et la généralisation de l’immatriculation des terres et de la propriété privée. La pluralité des règles et pratiques locales étaient perçues surtout comme un obstacle à l’avènement d’une législation unique écrite et officielle. Mais les règles locales, loin de disparaître, se sont adaptées et ont évolué [Chauveau 2002]. La situation foncière en Afrique se caractérise par la coexistence de différents systèmes de normes : aux règles foncières locales, issues d’hybridation successives, se superpose un système juridique et réglementaire étatique. La colonisation est venue se greffer à ce système complexe et a tenté d’imposer une approche domaniale de la législation foncière. Selon la législation coloniale, l’Etat est le propriétaire éminent des terres et il organise la répartition des terres afin de garantir l’intérêt général. Le droit de propriété est garanti par un titre foncier, inscrit dans un registre [Teyssier 2007]. Les Britanniques ont manifesté un certain respect des règles coutumières en ce qui concernait la jouissance et la transmission des terres, en dehors des terres qui sont revenues aux colons, tandis que les Français ont préféré opérer une expropriation massive en faveur de l’Etat des « terres vacantes et sans maîtres ». Cela n’empêcha pas les Britanniques de finir par confisquer également les terres par une politique de « réserves », tout en accordant une place plus importante aux « Autorités indigènes » [Coquery-Vidrovitch 1982].

Après les indépendances, les nouveaux Etats ont maintenu l’essentiel de cette législation. Ce système a privilégié plus ou moins directement les nouvelles élites, le monopole étatique sur toutes les ressources (bois, faune…) est renforcé. Les procédures officielles d’immatriculation des terres sont longues et coûteuses et sont hors portée de la grande majorité de la population. L’administration locale tente de s’adapter en modifiant quelque peu dans la pratique une législation inapplicable.

Jusque dans les années 1980, de nombreux aménagements législatifs tentent d’imposer la vision domaniale et viennent encore complexifier la situation. Le droit officiel devient de plus en plus obscur et ne résout en rien la dualité entre la légalité et la légitimité locale. Même l’Etat intervient de façon informelle, par le clientélisme et la négociation plutôt qu’en cherchant à appliquer le droit, par exemple pour faciliter les mouvements de colonisation agricole ou pour favoriser certaines classes. Les diverses tentatives d’imposition d’un droit

écrit officiel ont finalement contribué à renforcer le pluralisme des normes foncières, et l’action de l’Etat, formelle ou informelle, n’a fait qu’empirer la situation. En 1980, une grande part de la population rurale est dans une situation de flou juridique, de précarité, voire d’illégalité [Chauveau 2002].

A partir de 1980, les réformes foncières changent d’objectif sous la pression des plans d’ajustement structurel : désormais elles visent la privatisation des terres et l’acquisition de titres individuels de propriété. La privatisation peut paraître comme une solution à la question de la pluralité des normes et pratiques foncières locales, le problème est que les procédures restent les mêmes : immatriculation longue et coûteuse, inaccessible pour la grande majorité de la population, surtout rurale, absence de concertation locale et répression. De plus, décidées par les institutions internationales, ces politiques se heurtent, non seulement à des résistances, volontaires ou involontaires, locales, mais également à une passivité des Etats en ce qui concerne leur mise en application. Enfin, les privatisations favorisent les logiques clientélistes favorisant des minorités auxquelles s’opposent toutes les autres catégories sociales.

A partir des années 1990, constatant que le système foncier est toujours régi par une juxtaposition de règles locales et étatiques, de nouvelles thèses émergent, dans un souci de transition et de respect des spécificités institutionnelles et culturelles. L’importance de la participation pour la gestion des ressources et d’une gestion locale concertée est désormais reconnue et mise en pratique avec la décentralisation administrative. Les nouvelles réformes des années 1990 s’inspirent de ces idées et tentent d’associer droits locaux et droits officiels. Pour les institutions internationales, la gestion décentralisée des ressources vise le désengagement de l’Etat mais les Etats cherchent le plus souvent à garder le contrôle sur l’affectation des terres. En conséquence, ils freinent le processus de décentralisation en retardant la publication des décrets d’application et en n’attribuant aux collectivités locales que de maigres moyens [Chauveau 2002].

4.2.2. Les droits fonciers en Afrique

Comme nous l’avons vu précédemment, le système foncier actuel est le résultat d’un processus historique qui explique largement la diversité et le pluralisme des normes foncières : aux systèmes de gestion précoloniaux sont venus se superposer les réformes coloniales, postcoloniales et contemporaines. L’Etat lui-même gère cette situation, non pas en faisant prévaloir les dispositions juridiques dont il est le garant mais qu’il n’a pas les moyens

de mettre en œuvre, mais en utilisant comme tous les acteurs une stratégie de négociation et de clientélisme avec les notables locaux. Les règles foncières sont le reflet des rapports de force existant dans la société, ici entre l’Etat, les pouvoirs locaux et la population. Les Etats ne sont pas parvenus à s’élever au-dessus des conflits de pouvoir et à imposer un cadre unique pour tous : ils s’appuient sur les élites urbaines, bien différentes des élites traditionnelles. De leurs côtés, les politiciens locaux jouent des conflits pour favoriser telle ou telle classe [Chauveau 2002].

De manière très générale, les Français et les Britanniques n’ont pas pratiqué la colonisation de la même manière et n’ont pas laissé le même héritage sociopolitique. Alors que les Français imposent leurs administrations et tentent de reproduire le modèle français de contrôle aux différents échelons de pouvoir, les Britanniques recherchent plutôt le pouvoir économique, et cèdent sans peine les difficultés politiques aux locaux. Le résultat est que dans l’ensemble les droits fonciers coutumiers sont davantage reconnus dans les pays anglophones que dans les pays francophones [Bertrand 2004a]. De plus, la décentralisation a pris différentes formes : dans les pays francophones, elle est passée par une délégation des pouvoirs aux collectivités locales, la création de municipalités par exemple, alors que dans les pays anglophones, elle s’est traduite par un renforcement de la participation des acteurs, même des acteurs non politiques, dans la prise de décision.

Les droits locaux sont eux-mêmes divers et fondés sur des principes différents : droits des premiers arrivés, droits lignagers, droits accordés par les pouvoirs précoloniaux, règle islamique, droit communautaire ou individuel, droits accordés aux étrangers. Les instances locales légitimes sur la question du foncier sont également nombreuses : le chef de lignage, le maître de terre, le chef de village et de cantons, les notables, … [Chauveau 2002].

En milieu urbain, Jean-François Tribillon identifie quatre ensembles de règles foncières [Tribillon 1993 ; Tribillon 2000]:

• Le droit foncier légal, écrit, héritier de la période coloniale, discuté dans les universités. Ce droit est parfois défendu mais il doit composer avec les autres formes existantes.

• Le droit administratif est une simplification/modification du droit légal, par les fonctionnaires des administrations, dans le but, soit de leur faciliter le travail, soit de leur donner une position de force. Autrement dit, les fonctionnaires réinterprètent le

doit légal à leur profit et aux profits des classes dominantes. Leurs pratiques finissent par constituer une forme de jurisprudence.

• Le droit coutumier ou pseudo-coutumier est un héritage des anciennes pratiques. Suivant ce droit, ce sont les Anciens, le chef ou le conseil du village qui décident de l’attribution des terres, de façon à ce que les jeunes puissent installer leur famille et éviter les conflits. Aujourd’hui ce droit est également réinterprété, d’où le terme de pseudo-coutumier, au profit des décideurs traditionnels. La traditionnelle fonction de résolution des conflits à l’échelle d’un village ne se transmet pas bien à l’échelle de la ville. Aujourd’hui le droit coutumier sert à défendre des intérêts privés.

• Le droit populaire est un ensemble de pratiques de contractualisation, implicite ou explicite. En lien direct avec l’économie informelle, il peut soit s’adapter au droit légal, soit le transgresser, si la contrainte est trop forte. Non normé, non formalisé, sans sanctions, ce droit existe uniquement parce que les autres font totalement défaut. Cette typologie est en concordance avec la réalité du terrain. En effet, opposer le droit légal au coutumier est simpliste, ils sont tous les deux le résultat sans cesse réadapté de rapports sociaux.

4.2.3. Les pratiques foncières en Afrique

Les pratiques sont extrêmement hétérogènes : le droit écrit n’est généralement pas appliqué et les acteurs étatiques sont amenés à user de stratégies parallèles pour maintenir un semblant de gestion rationnelle tout en tirant un bénéfice de la confusion générale [Chauveau 2002]. Il ne faut pas oublier que malgré de nombreux conflits et incohérences, le système continue à se maintenir avec une relative efficacité. Les conflits sont de toute sorte, ils peuvent être familiaux, par exemple un membre de la famille vend un bout de terre et les autres membres, les plus jeunes et les femmes, sont exclus des bénéfices et dépossédés de leur patrimoine ; clanique, avec des chefs qui vendent ou octroient des terres à des étrangers contre rémunération et aux dépends de la communauté ; ou encore interethnique ; comme les conflits entre autochtones et allogènes sur le sens des « ventes » informelles, qui peuvent être selon le point de vue définitives ou concerner seulement un droit d’usage temporaire [IIED 2006].

Les pratiques foncières sont donc le fruit de négociations, qui combinent les différents systèmes de normes. Ces négociations ne sont pas le reflet d’une anarchie structurelle mais d’une gestion de la confusion et de la complexité. Les négociations sont régies par des principes généraux et dépendent du rapport de force et de dépendance entre les pouvoirs

locaux et l’Etat, de l’autonomie des services décentralisés de l’Etat, et de l’émergence de nouveaux acteurs (cadres, intellectuels urbains de retour au village, etc.). Quelques phénomènes sont récurrents dans les stratégies de négociation et de confrontation : l’importance des agents locaux de l’Etat, des pouvoirs locaux et des notables urbains et particulièrement des acteurs appartenant à la fois au dispositif étatique et au dispositif local ; la régularité de certaines alliances, comme par exemple les urbains et les jeunes contre les notables et les vieux ; une forte politisation de la question foncière, en particulier sur la question des droits des migrants [Chauveau 2002].

Au final les transactions foncières (prêts à longue ou courte durée contre une rente ou un partage des produits, ventes) sont régis par un ensemble de conventions stabilisées qui permettent une certaine sécurité (par la présence de témoins). Si le contexte socio-économique se modifie, les conventions s’adaptent. L’usage de contrats écrits informels, même sans valeur juridique, vient renforcer la sécurité foncière [Chauveau 2002, Teyssier 2007]. Les « petits papiers » peuvent émaner d’un service public ou être établis par des acteurs privés. Ils assurent une certaine stabilité au niveau local et sont basés sur la confiance vis-à-vis de l’autorité locale qui témoigne de la transaction, mais ils ne protègent pas de stratégies extérieures d’accaparement des terres [Teyssier 2007].

Jouve montre que les pratiques foncières dépendent fortement du contexte et notamment de la pression foncière [Jouve 2007]. Ainsi à la création d’un village, c’est l’antériorité de l’occupation et de l’exploitation d’une terre qui fonde le droit d’appropriation. Les fondateurs du village accueillent volontiers des étrangers en leur octroyant les terres nécessaires pour subvenir à leurs besoins en échange d’un cadeau symbolique. Les systèmes de production à ce stade sont essentiellement des systèmes d’abattis-brûlis itinérant : il n’y a pas de droit de propriété sur la terre mais un droit d’usage. Lorsque la population augmente, les terres se raréfient, les jachères se raccourcissent, il n’est plus possible de pratiquer l’abattis-brûlis. Les producteurs se fixent pendant plusieurs années sur les mêmes parcelles, le droit d’usage temporaire se transforme en droit d’utilisation pérenne. Les nouveaux arrivants doivent pour bénéficier de l’usage d’une terre verser une contrepartie conséquente, parfois monétaire, et ces locations sont généralement d’assez courte durée. Si la densité de population augmente encore et que l’on se trouve dans une problématique d’urbanisation, les systèmes de production vont se transformer pour laisser la place à des cultures marchandes. La terre devient un bien marchand et les pouvoirs coutumiers perdent de leur légitimité. Les acteurs se saisissent de la complexité des règles foncières à l’échelle nationale pour se constituer un

patrimoine et tirer un bénéfice de transactions foncières, comme la vente des terres, inimaginable dans le système coutumier. Ces différents stades expliquent également l’hétérogénéité des pratiques foncières, que cela soit à l’échelle d’un territoire, d’une région ou d’un pays.

Le système foncier fonctionne donc avec un ensemble de règles négociées au niveau local. En zone urbaine lorsque la pression foncière augmente et que la terre devient un bien marchand, les coûts des transactions foncières peuvent devenir prohibitifs. Au prix initial de la terre viennent se rajouter les compensations aux éventuels réclamants qui se considèrent également comme propriétaires coutumiers légitimes, le salaire d’un avocat ou d’un médiateur qui règle l’affaire, et les coûts additionnels dans la recherche de compromis à chaque étape de l’acquisition de la parcelle [Bertrand 2004a]. Ces coûts peuvent devenir suffisamment importants pour bloquer le développement d’un système foncier innovant et efficace, répondant aux difficultés des situations locales.