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Une façon de lire les situations didactiques est de raisonner en termes de plus ou moins grande responsabilité qu’exerce l’élève dans l’accomplissement de ses tâches scolaires. Ce concept de responsabilité est particulièrement révélé par la notion de contrat didactique telle qu’elle a été construite par Guy Brousseau : « L’enseignant est donc impliqué dans un jeu avec le système des interactions de l’élève avec les problèmes qu’il lui pose...Ce jeu ou cette situation plus vaste est la situation didactique...Le contrat didactique est la règle du jeu et la stratégie de la situation didactique...Alors se noue une relation - explicitement pour une petite part, mais surtout implicitement - ce que chaque partenaire, l’enseignant et l’enseigné, a la responsabilité de gérer... »2 Enseignants et élèves diffèrent ainsi selon les places qu’ils occupent par rapport aux savoirs en construction, par rapport à ce qu’Yves Chevallard appelle la topogenèse du savoir3.

On peut penser ceci en termes d’espace de responsabilité laissé à l’élève entre des jalons disposés par le professeur. Le travail de la classe oscille entre ces deux fictions du travail, création et exécution ou, pour employer un vocabulaire plus proche de l’enseignement, compréhension et restitution. Le maître dispose un certain nombre de repères, de jalons entre lesquels l’élève doit se déplacer nécessairement seul. Entre le moment où il indique à l’élève la façon dont on reconnaît un préfixe et celui où l’élève reconnaît ce préfixe sur un substantif particulier, il a accompli un mouvement personnel. De même, quand de plusieurs cas

1 JOHSUA (S.), FELIX (C.), op. cit., 2002.

2 BROUSSEAU (G.), « Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques » in Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 7; n° 2, 1986, pp 50 - 51.

3 CHEVALLARD (Y.), La transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage, 1991.

particuliers proposés par le maître, l’élève établit une loi générale, il avance sous sa propre responsabilité sur un chemin balisé.

Le maître dispose du pouvoir de conférer un statut aux savoirs mobilisés dans la classe. « Il dispose... de celui de décréter qu’un objet est désormais ancien qu’il n’est plus matière à enseignement, ni à apprentissage1 » Cette succession et cette transformation du statut des savoirs s’ordonnent de façon emblématique2 sur un axe temporel. Cette dynamique peut être arrêtée, suspendue ou activée ; elle correspond à une genèse des savoirs, locale, contingente, une chronogenèse3, c’est-à-dire un ordre d’apparition, de développement et d’obsolescence des savoirs. Elle crée une temporalité distincte du temps de l’horloge sur laquelle tous les acteurs didactiques peuvent avoir prise, avec plus ou moins de succès.

Chronogenèse et topogenèse sont des construits, nous dirions des co-construits puisque ces deux dimensions ne peuvent être pensées que dans la relation didactique entre savoir, enseignant et enseigné. Ce sont des construits tour à tour perturbés, modifiés, par les acteurs : c’est, du côté de l’élève décalé, le temps didactique légitime sur lequel il tente de s’aligner à moins qu’il ne réussisse à renégocier temporairement le contrat didactique pour le ralentir. On retrouve dans les stratégies décrites par Philippe Perrenoud4 et François V. Tochon5 une explication à ces tentatives des élèves pour différer les buts : gagner du temps, s’avouer incompétent, contester ouvertement, nier l’utilité du travail, s’accaparer des tâches sécurisantes, organiser le travail des autres. Les élèves jouent bien avec des règles propres au contrat didactique, celles de pouvoir influer sur son accélération ou son ralentissement. Les situations d’évaluation qui sont le lieu du changement officiel du statut des savoirs révèlent également ces tentatives pour modifier le rôle de ces situations en sollicitant les explications didactiques du maître: « Pour ces élèves-là, qui sont « en retard » dans le procès didactique, c’est un peu d’espace pour une dernière tentative de renégociation du contrat.6 » Il y a donc bien des stratégies d’élèves et des façons de faire des enseignants qui modifient chronogenèse et topogenèse dans les situations d’enseignement.

Par l’usage scolaire et par l’usage dans la classe, pour cet enseignant et cette classe, se construit un droit d’usage que l’on interprète comme un contrat car les deux partis ont un droit légitime de contestation en cas de rupture. Mais c’est un contrat hypothétique car il ne se révèle que dans ses ruptures7. Lire une situation didactique revient donc aussi à observer ce qui la met parfois en péril, quand un acteur sort des limites du contrat implicite ; l’existence d’un contrat ne se révèle que par l’irruption de l’écart : « S’il n’y avait pas d’obstacles pathologiques, il n’y aurait pas de problèmes physiologiques à résoudre. C’est le pathos qui conditionne le logos....des normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. 8»

1JOHSUA (S.), « Le “contrat didactique” et l’analyse des phénomènes didactiques », Interactions Didactiques, Recherches, n°8, Neuchâtel, mars 1988, p. 251.

2 SENSEVY (G.), idactiques, PUF, Paris, 1998 , p. 50.

3 CHEVALLARD (Y.), op. cit., 1991.

4 PERRENOUD (Ph.), Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, Paris, 1996, pp 107 - 108.

5 TOCHON (F.V.), op. cit., 1993.

6 MERCIER (A.), L’élève et les contraintes temporelles de l’enseignement, un cas en calcul algébrique, Thèse, Bordeaux I, 1992, p. 291.

7 BROUSSEAU (G.), op. cit., 1986.

8 CANGUILHEM (G. ), Le normal et le pathologique, PUF, Paris,1966, (thèse 1943).

Ce droit pose en acte les limites du normal en tant que toujours référé à un milieu. Ce normal est dans la classe le produit des frontières du coutumier, du possible, du toléré, de l’impossible et de l’impensable aussi bien de la part du professeur que de la part de l’élève. Sortir du système d’attentes réciproques produit alors des effets qui ne sont plus du tout implicites.

Ce système est commun à la plupart des enseignants en tout cas dans notre pays. On parlera de contrat pérenne définissant des règles pérennes, encore une fois, souvent implicites. Que l’élève ait, par exemple, le sentiment que le professeur a enfreint la règle de base d’« assure(r) à l’élève les moyens effectifs de l’acquisition des connaissances 1» peut générer une rupture de contrat aux conséquences parfois violentes. Ce contrat, en quelque sorte de base, se spécifie selon les classes d’âge (école, collège lycée), pour se particulariser avec chaque enseignant et même chaque discipline. Les réponses des élèves dans l’expérience de « l’âge du capitaine 2» sont bien le produit d’un effet d’attente lié à une règle pérenne du contrat dans les classes élémentaires en mathématiques : un problème a toujours une solution. On trouve de très nombreuses règles de ce type permettant des réussites d’élèves qui doivent moins à l’ingénierie didactique des professeurs qu’aux effets d’attente propres à certaines disciplines.

Le contrat didactique et ses ruptures ne peuvent être pensés qu’en regard de ce qui structure la relation didactique, responsabilité et savoirs. Lire une situation didactique peut ainsi revenir à observer tout ce que les acteurs didactiques mettent en œuvre pour influer sur la chronogenèse et sur la topogenèse : prendre du pouvoir (didactique), en donner, refuser d’en prendre ou d’en donner, accélérer le mouvement des savoirs, le ralentir. Tous ces mouvements sont inscrits dans les limites du contrat didactique ; un élève peut refuser de prendre une responsabilité jusqu’à un certain point, d’une certaine façon.

Ce degré de liberté accordé aux élèves varie selon les enseignants, mais aussi selon les élèves en fonction de leur capital scolaire, ce que Gérard Sensevy appelle le capital d’adéquation3. Les situations peuvent alors être interprétées comme des lieux de conflits, de collaboration, de compétition dans lesquelles les élèves développent des stratégies d’accumulation du capital scolaire. La participation des élèves à l’enseignement et l’accumulation de biens et de pouvoir au sein de la classe dépendent en partie du capital dont ils disposent par avance (externe et interne à l’école)4.

Tous les procédés, toutes les techniques mobilisées par les professeurs sont dits pertinents s’ils ont vocation à introduire, à modifier, à maintenir ou à interrompre une situation didactique. Leur pertinence ne suppose pas leur efficience.

L’identification de ces moyens mis en œuvre par les professeurs est un préalable à la comparaison des situations didactiques.

1 BROUSSEAU (G.), op. cit., 1998, pp 57-62.

2 Equipe “élémentaire” de l’IREM de Grenoble, « Quel est l’âge du capitaine ? » Bulletin de l’APMEP, n° 323.

3 SENSEVY (G.), op. cit., 1998.

4 MERCIER (A.), « La participation des élèves à l’enseignement », in Séminaire National de didactique des mathématiques du 17 janvier 1998.

IX. LE MILIEU ET LE RAPPORT AU MILIEU