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VI. L ’ ACTION DU PROFESSEUR

1. Action collective et action individuelle

Les tâches assumées par les professeurs se répartissent dans des types de tâches : programmer son enseignement, préparer son cours, organiser le milieu matériel de la classe, faire son cahier journal, organiser des déplacements dans l’établissement, donner du travail aux élèves, assurer l’évaluation des apprentissages, rencontrer les parents d’élèves… Une tâche essentielle dans la mesure où elle occupe une partie non négligeable du temps consiste, après avoir organisé collectivement les conditions de l’étude pendant la classe, à aider les élèves pendant leur étude individuelle. C’est une pratique qui semble ne présenter aucune difficulté à tel point qu’elle ne fait pas l’objet d’un enseignement dans les IUFM. Nous nous demandons comment une pratique peut devenir aussi transparente aux yeux de l’institution et de ses agents alors que la nature de l’aide qu’un professeur apporte pendant le travail d’un élève a quelques chances de peser sur la qualité de l’apprentissage de l’élève.

Chevallard1 dessine un modèle de l’activité et enchâsse un certain nombre de notions qui peuvent, ainsi connectées, rendre compte de l’existence ou de l’absence de pratiques, de discours et de certaines formes de connaissances dans les institutions humaines.

Une institution – école, hôpital, famille, club de judo … - a historiquement établi des rapports avec des objets qui participent à son écosystème. Tout peut être objet, tout ce qui peut être désigné. C’est dans cette acception que nous utiliserons ce terme pour signifier l’ensemble de ce qui peut être mis en relation avec les élèves et les professeurs.

1 CHEVALLARD (Y.), « La fonction professorale, esquisse d’un modèle didactique », Actes de l’école d'été, VIIIe école et université d’été de didactique des mathématiques, Saint-Sauves d’Auvergne, 21 - 31 août 1995.

Les agents des institutions ont des rapports avec les objets qu’elles abritent. Il n’est pas possible de les ignorer, de ne pas avoir de rapport avec lesdits objets. Ces derniers désignent l’institution autant qu’elle les désignent. L’auteur définit le rapport à un objet comme une manière de le connaître. La manière de connaître un objet, le rapport à cet objet est spécifique de chaque institution. Considérer un chêne comme une future bibliothèque, un producteur d’oxygène, un produit financier ou un feu de cheminée, voilà autant de rapports au même objet portés par des institutions différentes.

La genèse du rapport à un objet dans une institution émerge de l’organisation praxéologique qui active cet objet. Cette organisation est constituée par le quadruplet « type de tâche, technique, technologie, théorie ». La tâche est conçue comme « une unité d’activité découpée dans un flux ». Pour accomplir une tâche, labourer un champ, faire une tarte aux pommes, préparer un cours, on met en œuvre une technique parmi d’autres possibles.

Il existe tout un ensemble de discours qui justifient ou commentent les tâches et les techniques : c’est la technologie qui rend compte de ce que l’on fait. Cette technologie réfère elle-même à des théories plus ou moins consistantes, mais qui ont pour vocation de justifier la technologie. On peut ainsi interroger selon ce triple point de vue toute technique mise en œuvre dans toute institution et en particulier dans la classe.

Seul le concept de théorie reste selon nous assez instable. Jean-Jacques Bonniol déclarait dans une conférence « Si je ne sais rien, je réfère à ce que je crois – la politique, la religion, l’éthique – (…) si je ne crois rien, les institutions s’en chargent1 » Le terme de théorie s’éloigne ainsi de sa définition fondée sur des critères rigoureux – cohérence interne et externe, pertinence, prédictibilité, domaine de validité… - pour prendre la forme d’un ensemble hétérogène et variant selon les individus : connaissances certes mais aussi croyances, convictions, idéologies et enfin, la pensée de l’institution qui nourrit le rapport de ses agents aux objets.

Ainsi que nous le disions en préambule, l'enseignement de techniques pour l'aide individuelle des élèves n'apparaît pas dans les curriculums de formation des professeurs. Or, les professeurs assurent bien des tâches d’aide individuelle des élèves et ont nécessairement recours pour cela à des techniques. Tous les dispositifs de formation des professeurs stagiaires travaillent – entre autre – les genres de tâches que nous avons rapidement mentionnées. Aucun ne semble en revanche s’intéresser à cette aide individuelle au moment où chaque élève étudie sa leçon, résout son problème mathématique, écrit son texte, répond à une liste de questions, etc.

En 1994, l’institution semble s’être intéressée à cette question avec l’instauration des études dirigées à l’école élémentaire à la prenant non comme une réflexion sur les conditions dans lesquelles les enseignants aident les élèves dans leur travail individuel, mais plutôt par une exhortation pour que les enseignants apprennent aux élèves certaines techniques susceptibles de les rendre plus autonomes.

Cette circulaire prévoyait des “... études dirigées d’une durée quotidienne de trente minutes...

elles constituent un temps privilégié d’apprentissage du travail autonome. Les maîtres aident les élèves à intégrer diverses méthodes et à les utiliser à bon escient.”2 Il apparaissait ainsi

1 BONNIOL (J.-J.) , Conférence, Lambesc, 22.12.1997.

2 Circulaire n° 94-226 du 6 septembre 1994, Education Nationale, Bureau DE C2.

nécessaire de fonder un espace d’apprentissage des techniques d’études distinct du moment de l’étude.

Du coup, si on enseignait ces techniques, les élèves seraient devenus plus autonomes et les enseignants auraient sans doute eu moins à intervenir pendant le temps de travail individuel quotidien. Les techniques d’aide accomplies par les enseignants n’ont pas semblé pouvoir être posées comme relevant d’une tâche susceptible d’être étudiée, en tous cas par l’institution de formation. L’idée était plutôt de créer les conditions qui permettent à l’élève de se passer du professeur pendant le travail individuel, en lui enseignant, si possible, des techniques d’application les plus générales.

Cette circulaire de 1994 se présentait ainsi comme l’irruption d’un discours de type technologique pour fonder et légitimer cette tâche des études dirigées qui s’est révélée problématique pour la plupart des enseignants.

La rhétorique technologique de l’institution référait autant à l’idéologie qu’a des arguments qui empruntaient aux théories sur l’apprentissage1 :

- la nécessité du travail personnel de l’élève : “...favorisent l'apprentissage du travail personnel... un temps privilégié d’apprentissage du travail autonome... les amenant à fournir un travail personnel”.

- le centrage sur l’élève singulier : “...apporter à chaque élève l’aide personnalisée...”

- la maîtrise par l’Institution de ce que tentait de s'approprier l’espace associatif : “...aide les élèves à intégrer différentes méthodes...”

- l’idéal démocratique : “...permettant ainsi... de réduire les difficultés provenant des inégalités des situations familiales...”

Le groupe premier degré de l’Inspection Générale établissait qu’à la rentrée 1996, une classe sur deux mettait en place des études dirigées dont une sur dix seulement correspondait vraiment aux objectifs de la circulaire.

L’idée que l’on peut, dans la classe, séparer l’apprentissage de l’élève de l’action de l’enseignant évacuait la problématique des techniques d’aide à l’étude dont la moindre observation de classe montre bien toute la présence et la nécessité, tout au moins dans l’écologie didactique contemporaine. L’autonomie de l’élève ne peut être pensée que comme le résultat d’une organisation particulière de son travail, organisation placée sous la responsabilité du professeur. L’autonomie de l’élève suppose le professeur, suppose une écologie et une économie, un espace, des objets, des échanges. Elle suppose une transaction, un partage de responsabilité que nous étudierons plus loin.

Mais ces échanges i.e. cette économie didactique, à propos d’objets de savoir i.e. au sein d’une écologie didactique, ne peuvent être pensés par l’institution de contrôle, comme par l’institution de formation, comme par leurs agents – les professeurs, que si les objets susceptibles d’être pensés ont un nom, que s’ils ont été manifestés. Il nous semble que l’étayage reste une pratique largement naturalisée qui ne se donne à être pensé qu’en des termes extrêmement sommaires du type « ne pas faire à la place de l’élève ».

1 LEROY (D.), op. cit., mars 1999.

Nous verrons dans la présentation des entretiens les différents niveaux du discours des tuteurs : techniques, tâche, technologie et théories à l’état de traces qui montrent la difficulté pour donner à voir des techniques d’aide particulières.

Pour résumer, nous dirions que l’absence de mots pour décrire l’aide à l’étude, jointe à la croyance de la possibilité de dévoluer des techniques rendant l’élève autonome, alors qu’il apparaît nécessaire de penser cette responsabilité de l’élève comme une transaction, rendent compte de la difficulté à identifier les techniques mises en œuvre par les professeurs.

La seconde question que nous nous posons est donc, comment les professeurs ont-ils appris à aider les élèves ? Comment ont-ils construit ces techniques qu’il reste à identifier ?

La maîtrise des disciplines et les gestes de l'action collective sont le premier enseignement inculqué aux enseignants du premier degré pendant leur formation professionnelle dans les IUFM, c’est aussi le noyau dur identitaire qui se donne à voir dans les stages pratiques.

Ce qui apparaît premier et différent entre l'action du professeur et l'action éducative en centre aéré, ce sont un découpage du temps, des objectifs assignés, mais surtout l'alliance d'un contenu spécifique, les disciplines, et d'un groupe d'élèves, la classe : « une compétence spécifique pour un public général1»

La première difficulté que doit résoudre l'apprenti professeur est donc d'enseigner un contenu spécifique à un groupe. C'est cela qui le met visiblement et premièrement en péril et qui représente au moins symboliquement le cœur du métier.

Dans ces situations de travail collectif, le professeur s'adresse principalement à l'ensemble de la classe ; l'aparté reste l'exceptionet la transgression du contrat.

En collectif, la planification apparaît comme un acte d’improvisation sur la base de modèles intériorisés : « l’expert voit directement ce qui est pertinent dans une situation parce que celle-ci rappelle un modèle de l’expérience passée, déjà formé en termes de conséquences … la connaissance experte s’avère une connaissance intégrée, une pensée en action, incarnée2. » L’apprenti construirait ainsi un répertoire de situations typiques permettant d’affronter les situations à haut risque que sont les situations de travail en collectif.

Pendant le temps de l'action individuelle, des exercices, de l’entraînement, de la recherche ou de l'évaluation, s'opère alors un renversement de polarité. L'adressage à l'ensemble de la classe devient l'exception et l'aparté constitue la règle. Ces apartés ont une vocation d'aide de l'élève dans son travail personnel. Le changement de polarité concerne aussi la responsabilité des uns et des autres. L'enseignant laisse plus ou moins la main aux élèves qui prennent le contrôle de la situation dans les limites fixées par le professeur.

Nous pouvons ainsi émettre l'hypothèse que les techniques à la disposition des professeurs pour gérer les situations d’étayage individuel sont la transposition des techniques dont ils disposent dans l'enseignement collectif. Quand ces techniques s'avèrent inefficaces nous croyons que les professeurs tenteront de les adapter avant de construire d'autres techniques, ou en importeront de l'univers non-professionnel - soutien scolaire, souvenirs en tant qu’élève ?

1 GLASMAN (D.), Ecole et travail social, Rapport pour la M.I.R.E., Saint-Etienne, Université Jean Monnet, Avril 1992.

2 TOCHON (F.V.), L’enseignant expert, Nathan, Paris, 1993.

2. Quelle place accorder au professeur et au milieu dans