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La Chose, la loi taoïque et sa relation avec Lacan

Dans le document Tao Te King et Lacan (Page 96-104)

PARTIE 2 : [L’ANGOISSE, LE DESIR ET L’ACTE]

7.3. La Chose, la loi taoïque et sa relation avec Lacan

——« Toutefois je n’ai eu connaissance de la Chose que par la loi194. »

Dans la théorie freudienne, si il y avait un souverain bien, ce n’est que le souverain

bien qui est das Ding, à savoir la mère comme l’objet de l’inceste. Dans la relation

primitive entre enfant et mère, cet Autre préhistorique lui a donné la gratification ou une frustration. Elle occupe la place de la Chose par rapport à l’enfant. Néanmoins, sous le coup de la loi humaine, elle devient un bien interdit au centre de moi, mais à la

fois étranger à moi. Ceci concerne le renversement freudien du fondement de la loi

morale. Pour Freud, comme ce que Lévi-Strauss a dévoilé dans « Structures

élémentaires de la parenté », la loi fondamentale est la loi de l’interdiction de l’inceste. Paradoxalement, ce qui est interdit devient le désir le plus fondamental. Autrement dit, bien que l’humain soit sous le coup du principe de la réalité qui est lié directement au surmoi, le désir pour la mère devient la visée inaccessible que le principe du plaisir veut retrouver à travers un bien au niveau de l’inconscient. D’une part, Lacan utilise les dix commandements pour l’expliquer:

« En d’autres termes, je crois que ceci nous ramène à interroger le sens des dix

commandements pour autant qu’ils sont liées de la façon la plus profonde à ce qui règle, à ce qui gouverne cette distance du sujet au das Ding:

-pour autant que cette distance est justement la condition de la parole;

-pour autant que la parole, alors, s’abolit, ou s’efface,

-pour autant que ces dix commandements sont la condition de la subsistance de

193 Ibid, leçon du 29 janvier, 1969.

la parole comme telle195. »

D’autre part, il ajoute:

« Toutefois je n’ai eu connaissance de la Chose que par la loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoiter si la loi ne m’avait dit: « Tu ne la convoiteras pas ».196»

Il a présenté que la convoitise dont il s’agit est une convoitise qui s’adresse à

quelque chose de mon prochain en occupant la position de la Chose. Du coup, la loi produit quelque chose paradoxal, à savoir une séduction pour le désir de l’humain. Lacan le dit ainsi:

« La chose trouve, en l’occasion, produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au commandement, car sans la loi, la Chose est morte…la Chose m’a séduit grâce au

commandement, et par lui, m’a fait désir de mort. 197»

Pour lui, la Chose est à la place du « péché » par la fonction de la loi qui interdit et

à la fois séduit. Nous trouvons une opinion de Lao zi pour expliquer ce péché causé

par le désir :

« 祸莫大于不知足,咎莫大于欲得。 »

« Il n’y a pas de plus grande faute que de céder à ses désirs. Il n’y a pas de plus

grand malheur que de ne pas reconnaître que l’on a « assez »198. »

Le rapport dialectique du désir et de la loi fait de mon désir un désir de mort et fait

de l’humain un pécheur. Nous pensons que l’opinion de Lacan est une exégèse199

exacte de ce que Lao zi écrivit dans le 57ième chapitre de « Tao Te King »-ce que

nous avons cité dans l’introduction de cette thèse200 :

« 天下多忌讳,

195 Ibid, leçon du 16 décembre, 1959. 196 Ibid, leçon du 23 décembre, 1959. 197 Ibid.

198 Conche, Marcel, Tao Te King, Paris: Puf, 2003, p.254.

199 Grâce à Françoise Gorog, nous savons que c’est aussi une phrase de Saint Paul. Donc, cela nous

montre une rencontre entres les deux cultures.

而民弥贫。 …

法令滋彰, 盗贼多有。

Plus il y a d’interdits et de prohibitions,

Plus de choses manquent à l’humain201.

Plus on publie de lois et d’ordonnances, Plus les voleurs et les brigands pullulent. »

Pour la première phrase, il faut expliquer un peu plus. Selon l’exégèse de Marcel

Conche, « Les interdits ou les prohibitions font barrage à des productions, à des activités coutumières dans l’humain- et désormais quasiment impossibles, parce qu’illégales. Or ces productions ou activités, du temps qu’elles étatient libres, faisaient vivre des gens202».

Du coup, il pense que l’humain s’appauvrit à cause des interdits et des prohibitions. Son explication met l’accent sur l’influence des interdits sur la commodité de la vie. Nous changeons la traduction en raison de deux détails. En premier lieu, le caractère 贫(pín) veut dire « manquant » à l’exception d’une signification « pauvre ». En

deuxième lieu, par la version de « Tao Te King » dans « Les écrits sur bambou de

Guodian203», la phrase est ainsi:

« 天下多忌讳,

而民弥畔(叛)。

201 La traduction originale de Marcel Conche est ainsi: « plus le peuple s’appauvrit ». 202 Ibid, p.303.

203 Les écrits sur bambou de Guodian (郭店) (municipalité de Jingmen, Hubei), ont été découverts en

1993 à la suite d’une effraction dans la tombe No1 datant de la fin des Royaumes combattants (début du IIIe siècle av. J.-C.). Ils comprennent des textes existants comme le Daodejing, d’autres disparus et

Plus il y a d’interdits et de prohibitions, Plus il y a de transgresseurs. »

Du coup, dans cette version, le caractère 畔(pàn) est à la place de 贫(pín). Il existe ici le phénomène d’ «interchangeabilité des mots204». Le 畔(pàn) est égal à le 叛

(pàn). Ce caractère 叛(pàn)signifie « transgresser».

Pour la deuxième phrase, bien que nous ne croyions pas que ce que Lao zi a dit se limite à des propriétés privées, l’exégèse de Marcel Conche implique exactement ce que la psychanalyse nous enseigne sur la dialectique du désir et de loi:

« Plus on publie de lois et d’ordonnances pour protéger la propriété privée, et plus il y a d’entorses au droit de propriété, donc de « voleurs » et de « bandits »-cela, de façon en quelque sorte mécanique, mais aussi parce qu’en protégeant certains biens,

on les rend désirables.205»

Nous voyons clairement que Lao zi a mis l’accent sur l’effet négatif d’une loi ou une morale comme la maxime universelle. Il avertit d’une relation symbiotique entre la transgression et la loi. Cela correspond précisément à ce que Lacan a dit ainsi :

« Nous avons à explorer ce qu’au cours des âges, ce que dans le νοῦς(nouss) l’être

humain est capable d’élaborer, qui transgresse cette loi, de transgression qui nous mette, au désir, dans un rapport qui franchisse ce lien d’interdiction, qui introduise,

au-dessus de notre morale, une érotique. 206»

Nous avons dit plus haut que sous le coup du commandement la chose nous a fait

désir de mort. Lacan a utilisé l’exemple kantien pour expliquer l’effet de la règle de conduite universellement applicable. On laisse à un homme la liberté d’entrer dans une chambre où il y a la dame désirée pour satisfaire son désir, mais à la porte, pour la

sortie, il y a le gibet où il sera pendu. Pour Kant, le gibet sera sans doute une

204 «Interchangéabilité des mots» : un mot de prononciation identique ou similaire est utilisé pour

remplacer un autre mot.

205 Conche, Marcel, Tao Te King, Paris: Puf, 2003, p.304.

interdiction suffisante. Mais pour Lacan, il n’est pas exclu que dans certaines conditions le sujet envisage de s’offrir au supplice pour réaliser son désir luxurieux ou son désir de mort.

Lao zi a dévoilé que la peine de mort ne suffisait jamais comme une inhibition et

n’aboutissait qu’à une absurdité dans le 74ième chapitre de « Tao Te King »:

民不畏死, 奈何以死惧之? 若使民常畏死, 而为奇者, 吾将得而杀之, 孰敢 ?

« Si le peuple (l’humain) ne craint pas la mort,

Comment l’effrayer par la peine de mort?

Si l’on pouvait faire que le peuple (l’humain) craigne constamment la mort,

Et quant à ceux qui commettent des actions monstrueuses,

Si l’on pouvait les saisir et les mettre à mort,

Qui l’oserait?207»

À la fin, cette interrogation « qui l’oserait » est très ironique, parce que bien que le résultat d’une action monstrueuse soit une peine à mort, ce genre d’action ne s’arrête jamais. Ce chapitre fait écho à ce qui est dans le 57ième chapitre que nous avons discuté plus haut. En tant que la jouissance serait un mal, la loi morale est susceptible de servir d’appui à la jouissance. Pour Lacan, « il n’y a de loi du bien que dans le mal

et par le mal208». Christian Hoffmann a mis l’accent aussi sur ce thème:

« Force est aujourd’hui de reconnaître un au-delà du Malaise dans la civilisation de

207 Conche, Marcel, Tao Te King, édition de Puf, p.380.

Freud. Le monde du bien s’est en effet, au regard de l’Histoire, révélé comme celui du mal. 209»

Pour Kant, la loi morale qui détermine la volonté humaine doit produire un sentiment de la douleur. En basant sur la douleur, pour Lacan Kant est de l’avis de Sade. Il a dit cela: « Car pour atteindre absolument das Ding, pour ouvrir toutes les

vannes du désir, qu’est-ce que Sade nous montre à l’horizon ? Essentiellement la douleur. Douleur d’autrui et aussi bien la propre douleur du sujet, car ce ne sont à

l’occasion qu’une seule et même chose210». Nous voyons que la pratique morale de

l’impératif absolu et la pratique sadique de transgression qui piétine les lois sacrées sont les deux surfaces d’une monnaie. Comme ce que Lacan a accentué, « le fantasme

sadien de la jouissance érigée en impératif au « Tu dois » de Kant211».

En plus, pour Lacan, à l’exception de dénoncer qu’une loi morale ne réussit pas à faire barrage à l’accès à la jouissance, « la Chose est toujours représentée par un vide et ne peut qu’être représentée par autre chose212». L’objet est corrélatif de la Chose, il

représente la Chose mais à la fois absentifie la Chose. Selon la théorie freudienne, l’objet a un fondement narcissique et s’insère dans le registre imaginaire. Il est distinct de la Chose, mais ce caractère imaginaire n’empêche pas qu’on puisse « l’élever à la dignité de la Chose213». L’objet imaginaire peut envelopper le vide attirant de la Chose. Ce vide qui est au cœur de soi-même et en même temps au-delà de soi produit une gravitation vers le bien de notre prochain, par exemple. Il s’agit d’un mirage où le bien se réfère à une Chose au-delà. Lacan a utilisé cela pour expliquer la passion humaine de la jalousie:

« C’est cette jalousie qui peut naître dans un sujet par rapport à un autre, pour autant que l’autre est justement perçu comme pouvant participer d’une certaine forme de jouissance, de surabondance vitale en tant qu’elle est, à proprement parler, conçue

209 Hoffmann, Christian, Introduction à Freud, Paris: Hachette Littératures, 2008, p.201. 210 Lacan, Jacques, L’éthique, la version de staferla,, leçon du 23 décembre, 1959. 211 Ibid, leçon du 6 juillet, 1960.

212 Ibid, leçon du 03 fevrier, 1960. 213 Ibid, leçon du 20 janvier, 1960.

et aperçue par le sujet comme étant ce qu’il ne peut lui-même appréhender par la voie

de quelque mouvement futile le plus affectif, le plus élémentaire214. »

Dans l’humain, le domaine du bien devient une puissance de la disposition du bien.

Ceci est destiné à induire un certain désordre: « Disposer de ses biens, c’est avoir le droit d’en priver les autre215».

Dans ce mirage, l’un imagine que l’autre ne partage pas du même vide dont il pâtit.

Selon la lecture de Freud par Pierre Kaufmann, « ce n’est pas la coïncidence des intérêts positifs qui permet de rassembler les hommes mais c’est au contraire la reconnaissance de leur manque respectif, de leur affinité, de leur communauté dans la

négativité, dans le manque216». Nous voyons clairement que dans la vie ordinaire on

ignore le manque conjointement partagé par nous et qu’on est aveugle devant l’intérêt positif des objets. Il en résulte une tentative sadique de franchir la limite et découvrir l’espace du prochain.

Dans la suite, nous allons discuter ce que Lao zi a dit concernant le mirage de l’objet par rapport au vide de la Chose. En premier lieu, dans le 3ième chapitre, il a dit

ceci:

不尚贤,使民不争;不贵难得之货,使民不为盗,不见可欲,使民心不乱。

« En n’honorant pas les hommes de mérite,

On obtient que l’humain n’entre pas en compétition.

En ne faisant aucun cas des objets précieux,

On obtient que l’humain ne soit pas cupide.

En ne faisant pas étalage de ce qui suscite l’envie,

On obtient que le cœur de l’humain ne soit pas troublé217. »

214 Ibid, leçon du 18 mai, 1960. 215 Ibid, leçon du 11 mai, 1960.

216 Ibid, l’exposé de Pierre Kauffmann, leçon du 02 mars, 1960. 217 Conche, Marcel, Tao Te King, Paris: Puf, 2003, p.54.

Lao zi révèle que le désordre humain repose sur l’image de l’autre en tant que notre semblable. À travers cette référence, nous entrons dans une rivalité afin d’être désirable. La valeur de l’objet n’est venue pas de soi-même, mais par la valorisation sociale. L’humain désire ce qui est tenu pour désirable. Du coup, il s’agit d’une nature illusoire de l’objet désirable.

En deuxième lieu, dans le 44ième chapitre, il a dit cela:

名与身孰亲?身与货孰多?得与亡孰病?是故甚爱必大费,多藏必厚亡。知足 不辱,知止不殆。

« Nom ou corps, lequel est le plus cher ?

Corps et biens, quel est le plus précieux ?

Gagner ou perdre, lequel est le pire ?

Celui qui aime beaucoup perd beaucoup;

Celui qui amasse beaucoup perd beaucoup.

Qui sait se contenter n’encourt pas d’offense,

Qui sait s’arrêter à temps ne court pas de risque.

Il pourra durer lontemps218.»

Dans l’exégèse de Marcel Conche, il y a une citation de Montaigne qui correspond

joliment à ce que Lao zi veut dire : « Je me soucie pas tant quel je sois chez autruy,

comme je me soucie quel je sois en moy mesme. Je veux estre riche par moy, non par

emprunt219». Néanmoins, nous ne sommes pas d’accord avec des autres exégèses, car

il ne touche pas le pivot. Par exemple, « Vaut-il mieux gagner en renom en perdant la

santé, ou le contraire ? La réponse va de soi, si l’on veut vivre longtemps et mourir de

mort naturelle220». Une explication comme telle nous fait revenir au principe du plaisir où nous devons avoir un plaisir bien mesuré. En effet, pour nous, d’abord Lao

218 Ibid, p.245. 219 Ibid, p.246. 220 Ibid, p.247.

zi nous avertit que ces choses au-delà de notre être ont une infinité par rapport à notre corps fini. Ensuite, ce que nous gagnons ne suffit jamais à éviter le manque. Il s’agit précisément d’un objet retrouvé qui ne serait pas ce que nous cherchons. Est-ce que notre lecture est trop à la hâte ? Pour l’expliquer, nous devons citer l’autre phrase de

Lao zi dans le 22ième chapitre:

众人皆有余,而我独若遗。

« Quand la multitude a plus qu’il ne lui faut,

Moi seul parais démuni. »

Ceci nous montre clairement que ce que Lao zi a accentué serait « étreindre notre

manque».

Dès lors, eu égard à l’importance du manque dans le taoïsme, nous allons discuter l’angoisse lacanienne entre la jouissance et le désir et son rapport avec le « Tao Te King ».

Dans le document Tao Te King et Lacan (Page 96-104)

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