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Le choix de la langue de travail

291. L’entreprise peut choisir librement la langue dans laquelle s’effectuent ses relations internes de travail : celle-ci constitue alors souvent un élément de la culture d’entreprise. Cependant, la loi française impose certaines limites à cette liberté de choix. Dans l’hypothèse particulière des groupes transnationaux de sociétés (§1), comment ces principes sont-ils mis en œuvre (§2)?

§1- Une langue et un vocabulaire propres à l’entreprise

292. Selon Madame Catherine Tasca, ancienne ministre de la Culture et de la communication, l’usage de l’anglais s’est accru dans les entreprises multinationales ces dernières années, suite notamment aux «fusions ou alliances [qui] ont toujours un effet accélérateur sur le passage à l'anglais »369. En effet, comme le remarque

368 Voir à ce sujet ministère de la culture et de la communication, délégation générale de la langue française, op.cit. 2004, p. 13

174 Monsieur Lamèthe, « les hypothèses de fusions successives d’entreprises possédant des langues principales différentes révèlent à la fois la survie et l’érosion de certaines cultures, au point d’aboutir à une nouvelle culture d’entreprise, souvent avec un volet national dominant parfois dissous par des vocabulaires plus ou moins flottants ; Les grands groupes internationaux possèdent souvent deux langues considérées comme les langues de communication du groupe »370.

293. C’est ainsi qu’à l’issue de la fusion entre Renault et Nissan en 1999 le nouveau groupe a opté pour l’usage de l’anglais. Comme le rapporte Monsieur Marcelo Wesfreid, « depuis, les comités de direction communs se tiennent dans la langue de Shakespeare. Côté recrutement, les jeunes diplômés doivent passer le T.O.E.I.C. (Test of English for International Communication), un examen de langue qui sert de baromètre international. Faute d'obtenir un score de 750 points (sur 990), les portes du constructeur automobile resteront closes »371. Cependant, la démarche est plus nuancée. Renault tente ainsi de maintenir un lien avec la langue française, que les cadres étrangers doivent maîtriser a minima, et qui reste « la langue officielle de l'entreprise ». Par ailleurs, « les communiqués d'information [du nouveau groupe] sont publiés en français et en anglais »372. Quant à la société Total, elle tente d’organiser l’usage de l’anglais et du français à parité : « le français est utilisé à parité avec l'anglais pour la rédaction de tous les documents ayant vocation à intéresser l'ensemble des salariés ». De même, la société Suez affiche son ambition d’être « compris de tous », ce qui passe, par exemple, par la publication de sa « charte

370 Didier Lamèthe, « Les vocabulaires d’entreprises », D. 2008, p. 2009

371 Marcelo Wesfreid, op. cit., p. 168

372 Jean-François Polo, « Les entreprises face aux exigences de l’internationalisation. Français, anglais : quelle langue pour travailler ? », Les Echos, n° 19198, lundi, 12 juillet 2004, p. 7

175 d'éthique en 48 langues et [ses] documents relatifs à l'actionnariat salarié en 37 [langues]»373. En ce qui concerne le groupe Lafarge, la distinction est faite entre les relations au sein des différentes filiales, et les relations entre les filiales et la société mère. Selon Monsieur Christian Herrault, responsable des ressources humaines de Lafarge, « dans les filiales, la priorité est accordée à la langue locale, dont tous les expatriés doivent apprendre des rudiments. Dans les relations avec le siège, l'anglais est la langue de communication, sans pour autant que cela soit un dogme. Tous les documents sont publiés en anglais et en français. Les réunions du comité exécutif, qui compte 8 membres dont deux non-francophones de naissance, se déroulent en français. De même, les 150 principaux dirigeants doivent être capables de suivre une conversation en français. Cette exigence a été récemment renforcée»374.

294. D’autres entreprises font un usage étendu de la langue anglaise. C’est le cas par exemple du consortium Airbus, dont l’anglais est la langue exclusive depuis plus de trente ans, ou Alcatel, dont les rapprochements avec les sociétés américaines et anglaises ITT et GEC, dès les années 1980, a motivé le large recours à l’anglais375.

295. L’usage de l’anglais au sein des entreprises exportatrices en général, et des entreprises multinationales en particulier, est donc en fort développement, notamment parce que cela est vu comme un avantage concurrentiel : selon une étude de l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers (O.F.E.M.) de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, « 51% des sociétés exportatrices considèrent [ainsi] la pratique de l'anglais comme un avantage concurrentiel fort, contre 9% seulement pour le français. Et la moitié des entreprises estime que la mondialisation les pousse à adopter ce nouvel espéranto comme langue unique. De même, les quatre cinquièmes des grandes firmes françaises exigent de leurs salariés

373 Jean-François Polo, op. cit , p. 7

374 Cité par Jean-François Polo, op. cit., p. 7

176 travaillant à l'international une connaissance de l'anglais »376. L’essor de l’anglais peut cependant être relativisé en raison de la nécessité commerciale de s’adapter à la culture de ses partenaires- et par les limites posées par le droit à l’usage d’une langue autre que le français dans les relations de travail.

296. La culture de l’entreprise se traduit donc souvent par une politique linguistique propre, le choix d’une ou plusieurs langues de travail, mais aussi par la constitution d’un vocabulaire particulier. Selon Monsieur Didier Lamèthe, « le vocabulaire de l‘entreprise serait constitué de la somme des vocabulaires métiers et d’un vocabulaire transverse spécifique »377. En effet, chaque corps de métiers disposant d’un jargon particulier, celui-ci est ensuite complété en fonction des besoins particuliers et de la culture d’entreprise. A cela s’ajoutent les mots communs à l’ensemble des entreprises, quel que soit leur secteur d’activité, et concernant généralement les corps de métiers transversaux (droit, fiscalité, comptabilité…), servant de support à l’activité économique des entreprises. Ceux-ci sont souvent véhiculés par la littérature économique, repris dans des notes internes378.

297. Dans l’usage de ce vocabulaire d’entreprise, la difficulté souvent rencontrée est celle du sens à donner à ces mots. L’invasion de l’anglais dans le vocabulaire d’entreprise est ainsi particulièrement source de confusion quant au sens des termes, d’où l’élaboration, dans certaines entreprises, de dictionnaires, unilingues ou multilingues, du vocabulaire interne. Ceux-ci sont parfois répertoriés par des

376 Jean-François Polo, « Les entreprises face aux exigences de l’internationalisation. Français, anglais : quelle langue pour travailler ? », Les Echos, n° 19198, lundi, 12 juillet 2004, p. 7

377 Didier Lamèthe, op. cit., p. 2009

177 organisations internationales sectorielles, qui selon Monsieur Didier Lamèthe « possèdent, implicitement et souvent sans bien en avoir conscience, le rôle de gardiennes des vocabulaires du domaine, tout en tentant de créer des mots nouveaux adaptés à de nouveaux concepts ou répondant à de nouvelles situations »379. Une unification du vocabulaire à l’échelle d’un secteur s’effectue donc, de façon plus ou moins chaotique. Pour la clarté de la communication, il importe par ailleurs de prendre soin d’utiliser les termes juridiques de façon adéquate, chaque mot désignant un concept exact, en français comme dans la traduction d’un texte, en anglais notamment. En effet, « le mot demeure un instrument de pouvoir »380, d’où la nécessité de veiller à instaurer une communication efficace, tant par le choix du vocabulaire que de la langue, au sein de l’entreprise.

298. Mais au-delà de la question du vocabulaire stricto sensu, la question est de savoir si la loi applicable au lieu du siège d’une société aura des conséquences sur la politique linguistique de celle-ci.

379 Didier Lamèthe, op. cit., p. 2010

178 §2- L’encadrement de la liberté de choix

299. La presse se fait l’écho des actions de salariés contre le fait d’imposer l’anglais dans les relations de travail au sein d’entreprises localisées en France. Quelques syndicalistes ont ainsi créé, en 2006, un «Collectif pour le droit de travailler en français». Au-delà du respect de la loi Toubon, ils mettent en avant le non-respect des règles de sécurité par les salariés lorsque celles-ci sont exprimées dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas complètement. Est ainsi souvent évoqué l’exemple de l’irradiation de patients, à l’hôpital d’Epinal, « à cause d'un appareil de radiologie utilisé avec un logiciel en anglais, mal compris par les opérateurs. »381

300. Le tribunal de grande instance de Versailles s’est ainsi prononcé, le 11 janvier 2005382, dans une affaire opposant les représentants des salariés des unités situées en France à la société General Electric Medical Systems (GEMS), filiale d'un groupe international de fabrication d'appareils d'imagerie médicale. Depuis plus de dix ans, les représentants des salariés demandaient à l’entreprise la traduction en français de nombreux documents rédigés en anglais et utilisés au sein de GEMS. Ces documents concernaient notamment les consignes de sécurités d’appareils sophistiqués. Face aux refus de la société GEMS d’accéder à cette demande, les salariés ont porté l’affaire en justice. Le tribunal de Versailles a considéré qu’en application de la loi Toubon, la société GEMS avait l’obligation de traduire ces documents internes en français. Il a par ailleurs distingué entre trois catégories de documents383 :

381 Jacqueline de Linares, « Non à l'anglais au bureau! Les croisés du français dans l'entreprise », Le Nouvel

Observateur, jeudi, 24 avril 2008, p. 108

382 Tribunal de grande instance de Versailles, deuxième chambre, jugement du 11 janvier 2005, Ce medical systems scs, chs-ct, syndicat cgt c/scs ge medical systems, http://www.cgt-gems.fr/RespectduFrancais/JugementAffaireFrancais.html, consulté le 22 août 2007

383 A.C. Husson, « General Electric Medical Systems condamné à traduire ses documents en français », http://www.novethic.fr/novethic/site/article/index.jsp?id=88938 , mis en ligne le 16 février 2005

179  les logiciels informatiques, les documents relatifs à la formation du personnel,

à l’hygiène et à la sécurité doivent être traduits immédiatement ;

 les documents relatifs aux produits que la société fabriquera doivent être traduit à la notification du jugement ;

 les documents relatifs aux produits de la société déjà présents sur le marché devaient être traduits avant le 1er juin 2005, sous astreinte de 20 000 euros par document non-conforme.

301. La société GEMS a interjeté appel de cette décision. Elle invoquait, en sus de l’imprécision des demandes des salariés, le fait qu’elle n’était pas « opposée à réaliser certaines traductions mais […] que les dispositions légales qu’on lui oppose ne [poseraient] pas un principe absolu d’usage de la langue française, mais seulement une obligation dont les conditions d’application [seraient] juridiquement et strictement définies et [devraient] être factuellement et précisément démontrées par la partie qui l’invoque 384». La Cour d’appel de Versailles a confirmé « le jugement déféré en toutes ses dispositions sauf à préciser que l’obligation de traduction en langue française concerne les documents techniques portant sur les produits fabriqués présents sur le marché français et ceux que la société fabriquera destinés au marché français qui sont nécessaires aux salariés français pour la bonne exécution de leur travail en France ». En effet, alors que la société demanderesse invoquait l’article L 122-39-1 du code du travail qui édicte des obligations à la charge de l’employeur et définit précisément le périmètre de l’obligation de l’employeur en visant expressément la nature des documents devant être rédigés ou traduits en langue française, la cour d’appel a considéré que « contrairement à ce que soutient l’appelante, les dispositions de l’article L 122-39-1 du code du travail n’ont pas la

384 Cour d’appel de Versailles, 1ère chambre, 1ère section, arrêt du 02 mars 2006 GE Medical Systems/

Comité entreprise GEMS,

http://legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000006948282 &fastReqId=524614092&fastPos=1

180 portée restreinte qu’elle voudrait leur voir reconnue, que l’obligation mise à la charge de l’employeur concerne non seulement le domaine de l’hygiène et la sécurité mais a une portée générale, ainsi que la circulaire d’application est d’imposer l’usage obligatoire mais non exclusif de la langue française dans des domaines déterminés, dont celui du travail de salariés français au sein de l’entreprise sise en France ». La Cour d’appel affirme par conséquent que l’obligation de traduction n’est pas limitée aux documents énumérés par la circulaire d’application, qui ne saurait en aucun cas constituer une liste exhaustive mais plutôt une indication permettant de mettre « tout employeur en situation de déterminer quels documents doivent être traduits, sans méconnaître, s’agissant de la société appelante, la spécificité de son activité, son appartenance à un groupe étranger et les contingences nées d’une activité exercée tant à l’échelle nationale qu’internationale comme de la multiplicité des nationalités de ses salariés ». En outre, la Cour d’appel rappelle que ces dispositions du code du travail n’interdisent pas « l’usage simultané de la langue anglaise ou toute autre langue étrangère ». Elles imposent simplement « l’usage ou la traduction en langue française dès lors que se trouve concerné par l’utilisation du document émanant du site français un salarié français titulaire d’un contrat de travail en France, l’alinéa 3 de l’article L 122-39-1 excluant son application aux documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers ».

302. A l’issue de cette procédure, un accord a été signé le 25 janvier 2008 entre la société GEMS et les syndicats : « les 2 000 salariés, dont 1 500 travaillent sur le site de Buc (Yvelines), où sont représentées près de 50 nationalités, auront désormais à disposition dans la langue de Molière ce qui est nécessaire pour leur activité quotidienne : manuels techniques, informations relatives à la sécurité, notes de communication et procédures de travail. L'ensemble des outils informatiques sera également disponible en version française. Et les personnes dont le poste conduit à utiliser fréquemment l'anglais sont assurées de bénéficier de formation »385. La

385 Nathalie Quéruel, « La vie au travail. La langue française contre... le stress des cadres », Le Monde, mercredi 16 avril 2008, p. 8

181 généralisation de la prise en compte de la langue de travail dans la rédaction des conventions collectives est d’ailleurs revendiquée par certains syndicats.

303. L’article L.122-39-1 du Code du travail, sur lequel la Cour d’appel de Versailles s’était fondée en 2006 a cependant été abrogé par une ordonnance du 3 décembre 2007. Néanmoins, la question linguistique reste présente dans le Code du travail, dont l’article L. 1321-6 dispose que

« le règlement intérieur est rédigé en français. Il peut être accompagné de traductions en une ou plusieurs langues étrangères. Il en va de même pour tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire pour l’exécution de son travail. Ces dispositions ne sont pas applicables aux documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers ». La logique reste la même, l’obligation d’emploi de la langue française n’étant pas limitée aux questions d’hygiène et de sécurité. Concernant l’étendue de cette obligation, si sont exclus les « documents reçus de l’étranger ou destinés à des étrangers », il nous semble que rien ne fasse exception au fait que cette prescription concerne aussi les salariés expatriés d’une entreprise ayant son siège en France, du moins en ce qui concerne les documents qui ne seraient pas reçus de l’étranger- y compris du pays dans lequel sont basés les salariés expatriés.

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304. Chapitre I : conclusion.

L’entreprise est l’opérateur économique majeur des relations commerciales transnationales. Ses décisions en matière linguistiques donnent souvent l’apparence d’une certaine irrationalité : la cohérence entre la langue employée dans les activités de cette entité, et le contexte juridique dans lequel elles s’exercent, est en tous cas rarement l’objectif affiché par l’entreprise. Il est ainsi intéressant d’examiner comment l’entreprise fait souvent primer, dans sa gestion de la question linguistique, les exigences économiques et d’organisation propre à son activité commerciale transnationale, et les règles du droit étatique en matière de langue. A ce titre, l’entreprise, comme l’Etat, semble voir dans la langue avant tout un outil au service d’une politique plus large, fondé sur une unité du groupe transnationale, sans grand égard pour les règles, en matière linguistique, fixées par les Etats dans lesquels il exerce ses activités économiques.

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Chapitre II- La langue du contrat international

305. Le contrat est la source principale du droit du commerce international. Or le droit contractuel est dominé par le principe d’autonomie de la volonté. Les parties peuvent déterminer librement déterminer la loi applicable à leur contrat, les juridictions éventuellement compétentes en cas de litige, et la langue du contrat ; mais surtout, la relation contractuelle sera fondée sur l’accord des parties : celles si ne s’engagent que dans la limite et pour les obligations sur lesquelles elles sont parvenues à un accord. C’est pourquoi, plus encore que dans l’ordre interne ou le cadre législatif national est davantage présent, il importe dans l’ordre international que les parties expriment clairement leur volonté dans leur contrat. De la même manière qu’elles sont libres de déterminer la loi ou les juridictions compétentes relativement à leur contrat international, peuvent librement choisir une ou plusieurs langues pour rédiger leur contrat (I). Comment le droit gère t il cette liberté ? (II).