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Le cheminement d’une réflexion

d’agriculture assistent au labour d’une parcelle par la charrue « Dombasle » et par une charrue avec avant-train. Pour l’occasion, Mathieu de Dombasle dépêche sur place son valet de charrue Bastien154. Lors de ces essais le valet de charrue joue un rôle crucial car « il ne manquera pas de donner ses avis sur la manière qui lui paraît la plus avantageuse d’[ajuster la

charrue], de [la] conduire… »155. L’agronome lorrain s’assure que sa charrue est

convenablement réglée et il ajoute que son valet de charrue est de peu d’expérience avec le nouvel instrument aratoire ; remarque a posteriori d’un agronome devenu illustre qui cherche à amplifier les mérites de son outil qui, même conduit par un valet peu expérimenté, est le plus efficace. Les constats des observateurs sont identiques à ceux formulés lors des autres séries d’essais : « nous avons (…) été tous frappés de la facilité du tirage ou de la moindre résistance qu’oppose l’ouverture du sillon, par la charrue simple… »156. La Charrue sans

avant-train et le Mémoire sur la charrue sont donc unanimement reçus et loués par les

membres des jurys du concours. Des récompenses sont accordées à Mathieu de Dombasle et la mise au point de la charrue sans avant-train lui ouvre la voie de la renommée. Mais nous avons montré plus haut qu’il n’en n’est pas l’inventeur mais un modernisateur (ou

popularisateur si on reprend le néologisme utilisé dans la notice biographique consacrée à Héricart de Thury) et que son apport essentiel a été justement sa capacité à se faire reconnaître comme le concepteur de l’outil dont il vante les mérites. Aussi, avant de détailler les processus de reconnaissances institutionnels qui font reconnaître Mathieu de Dombasle comme agronome à part entière, le cheminement de sa réflexion doit être précisé.

B. Le cheminement d’une réflexion

Pour les paysans qui utilisent la charrue sans avant-train, notamment Bastien, l’instrument est une nouveauté qui entraîne des changements importants dans la manière de labourer et des bouleversements dans l’organisation de l’exploitation agricole. Afin de mieux appréhender ces modifications, Mathieu de Dombasle a donc mis en place une série d’essais pratiques en plein champ pour observer le fonctionnement réel de sa charrue, et nourrir sa réflexion théorique : René Cercler, a insisté sur ce trait de caractère : « un esprit clair, un peu

154

Ibid., Rapport du 16 fév. 1820, p. 103. Mathieu de Dombasle, A. A. R., t. I, 1824, p. 127.

155

Mathieu de Dombasle, « De la culture des pommes de terre au moyen des instrumens d’agriculture perfectionnés », op. cit., p. 240.

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scientifique qui ne voulait rien laisser au hasard de l’improvisation hâtive et irréfléchie »157. Mais on ne connaît que les résultats des travaux de Mathieu de Dombasle, les réflexions d’étape, les tâtonnements ne sont pas connus, faute de source ; les brouillons et autres notes concernant cette recherche n’ont pas été conservés. Nous ne pouvons que nous fonder sur l’ouvrage final et les rapports rédigés lors des essais terminaux une fois la charrue mise au point. De même l’agronome n’a pas détaillé les modifications qu’il a dû apporter à la charrue après les premiers essais au champ. Il nous assure qu’il a beaucoup échangé avec son valet de charrue mais ne précise pas la teneur des échanges et quelle influence concrète ils ont pu avoir sur la mise au point de la charrue. Il ne donne malheureusement aucun détail sur les différents stades de l’élaboration de sa nouvelle charrue. Comme souvent en histoire l’on ne peut que

reconstituer une partie de la démarche à partir d’une source finale158. Il est donc délicat de déterminer, dans l’ouvrage de Mathieu de Dombasle, quels sont les éléments issus de ses observations pratiques, et ceux élaborés à partir de spéculations théoriques, sauf lorsqu’il le précise lui-même, ce qui est bien sûr une restriction d’importance mais qui ne doit cependant pas nous empêcher de mener à bien l’analyse. Il n’en reste pas moins que le fait de rédiger une œuvre théorique pour expliquer le fonctionnement de sa charrue est une innovation majeure apportée par Mathieu de Dombasle.

A-t-il (re)construit sa démarche a posteriori ? Il est autant difficile de l’affirmer que de l’infirmer à partir de ce travail d’agronome sur la charrue. En revanche, à la lumière de sa

carrière et de ses écrits postérieurs les liens théorie-pratique sont patents dans sa démarche scientifique et pédagogique159, mais ils apparaissent déjà très fortement dès ce premier travail. Mathieu de Dombasle a nourri sa réflexion théorique d’une approche pratique au champ mais il n’a pas formulé et mis en œuvre cette démarche d’une manière aussi systématique qu’un agronome pourrait actuellement le faire : « transformer des faits observés en résultats interprétés, suppose que l’on ait construit un modèle théorique qui, lui, valide à son tour telle

157

R. Cercler, Mathieu de Dombasle, op. cit.

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Il est impossible de décrire la « vie de laboratoire » pour analyser la « science en train de se faire » contrairement à ce que certains sociologues ont pu réalisés pour l’époque contemporaine : cf. B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire, la production des faits scientifiques, 1er éd. 1979, trad. française, Paris, La découverte, 1988.

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Cf. M. Benoît, F. Knittel, « De la conférence agricole au tour de plaine: naissance d’une pratique de pédagogie agronomique », Les entretiens du Pradel (1er édition), Actes du colloque international Autour d’Olivier de Serres : pratiques agricoles et pensée agronomique (28-30 septembre 2000), Comptes rendus de l’Académie d’Agriculture de France, vol. 87, n°4, 2001, p. 105-112. Cf. infra, chapitre XI.

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ou telle lecture de la réalité (…) Mais tout modèle théorique doit aussi être validé »160. Le lien théorie-pratique est beaucoup moins formalisé chez Mathieu de Dombasle, mais l’on en perçoit déjà les prémisses.

C. 1820-1821 : récompense et reconnaissance

La Société libre d’agriculture et des arts du département de la Meurthe a été créée le 27 Pluviôse an VII. Elle devient par la suite la section d’agriculture de la Société royale académique de Nancy à laquelle Mathieu de Dombasle appartient depuis les années 1809-1810161. Mathieu de Dombasle est donc académicien depuis une dizaine d’années déjà au moment de son accès à la renommée.

1. Une reconnaissance académique

C’est, entre 1809 et 1820, un membre assidu de la Société libre d’agriculture et des arts du département de la Meurthe, qui rédige déjà plusieurs études162. Mais son nom n’est encore guère connu au-delà de la Lorraine. En 1820, c’est une forme de consécration que lui apporte la Société royale et centrale d’Agriculture en décidant, le 9 avril, de le récompenser par une médaille d’or163. Cette médaille est décernée à l’agronome lorrain pour ses travaux sur la charrue mais aussi pour la totalité de son travail d’agronome sur son exploitation à

Monplaisir exposé dans un tableau de « renseignements sur les travaux des

propriétaires-agriculreurs qui ont droit aux récompenses qui seront distribuées pour l’encouragement des progrès de l’économie rurale » établi par le préfet de la Meurthe et daté du 17 mars 1819164 où Mathieu de Dombasle figure en seconde position derrière Antoine Bertier (1761-1854)165,

160

M. Sebillotte (dir.), Fertilité et système de production, op. cit., p. 43.

161

A. D. M. M., 7 M 8. Sur les sociétés savantes agricoles, cf. infra chapitre VII.

162

Par exemple, analysé dans le chapitre II (cf. supra) : Mathieu de Dombasle, Essais sur l’analyse des eaux naturelles par les réactifs, Nancy, T. R. Vigneulle, 1810 ou, encore, Mathieu de Dombasle, « De la culture de la pomme de terre au moyen des instrumens d’agriculture perfectionnés », Annales de l’agriculture française, 2e série, t. IX, 1820, p. 223-242.

163

La lettre du « Bureau des défrichements » du ministère de l’Intérieur au préfet de la Meurthe, datée du 30 août 1820 (A. D. M. M., 7 M 8), évoque « une liste de cultivateurs » dressée par le préfet et transmise le 7 juin 1820 et d’après laquelle la médaille d’or aurait été octroyée ( ?). Il s’agit sans doute d’une liste complémentaire venant appuyer la décision de la Société royale et centrale d’agriculture. Le préfet de la Meurthe est informé par une lettre du ministère de l’Intérieur : « il a été accordé une médaille d’or à Mathieu de Dombasle (…) » A. D. M. M, 7 M 8, lettre du ministre de l’Intérieur au préfet de la Meurthe, 30 août 1820.

164

A. D. M. M., 7 M 8, tableau de « renseignements sur les travaux des propriétaires-agriculreurs qui ont droit aux récompenses qui seront distribuées pour l’encouragement des progrès de l’économie rurale », 17 mars 1819.

165

C. Viox, Vie de A. Bertier de Roville, Paris-Nancy, 1855. Mathieu de Dombasle et Antoine Bertier ont déjà des accointances intellectuelles fortes à cette époque. Leur collaboration par la suite se renforce puis, finalement, deviendra conflictuelle. A. Bertier est, comme tant d’autres, un oublié de l’histoire (sur ce thème cf. F. Gaudin ,

122 propriétaire aisé, soucieux du progrès agricole et éducatif dans les campagnes, qui possède un vaste domaine à Roville-devant-Bayon dont Mathieu de Dombasle devient le fermier à partir de 1824. On offre aussi à Mathieu de Dombasle de devenir correspondant de la Société royale et centrale d’agriculture, ce qu’il accepte volontiers. Son mémoire est alors édité à 500 exemplaires et distribué aux sociétés d’agriculture de province, récemment créées. Cette notoriété récente porte Mathieu de Dombasle à la présidence de la Société centrale d’agriculture de Nancy, le 4 novembre 1820, dont il est membre créateur avec A. Bertier166.

Le jeune chimiste Mathieu de Dombasle est donc devenu un agronome réputé : après ses travaux sur l’eau, où il cherche à perfectionner une technique d’analyse pour la rendre plus efficace, et sa réflexion sur la transformation du sucre de betterave, ses préoccupations de chimiste se sont muées en interrogations sur le travail du sol, préludes à l’élaboration d’une charrue imposée comme nouvelle, fondée sur une réelle démarche théorique qui lui permet d’obtenir la reconnaissance de ses pairs. La diffusion de son Mémoire sur la charrue aux Sociétés d’agriculture du royaume joue un rôle important dans cette consécration académique. Il a donc réussi à imposer les principes de sa charrue sans avant-train aux agronomes de l’époque. Tous saluent ce qui apparaît comme une innovation introduite par Mathieu de Dombasle et recommandent sa charrue sans avant-train ; les travaux de l’agronome sur la charrue font désormais autorité. Son activité n’est plus confidentielle, ses idées comptent dorénavant au sein du monde agronomique. La réception académique favorable et la décision de diffusion du Mémoire sur la charrue, l’absence de dépôt de brevet, Mathieu de Dombasle préférant laisser les charrons reproduire librement d’après ses descriptions la charrue simple bientôt appelée « Dombasle » (cette libéralité marquée par le refus de protéger ce qui passe pour une invention n’est pas, à notre avis, étrangère au baptême de la charrue alors que bien d’autres charrues sans avant-train existaient auparavant), font de la charrue « Dombasle » l’innovation technique majeure en matière de matériel de travail du sol avant la diffusion du brabant double. Cette dernière charrue a été mise au point vers 1825 mais largement diffusée

« Introduction », dans F. Gaudin (dir.), Colloque Lachâtre, Rouen, 16-17 septembre 2003, Paris, H. Champion, 2006), son action ayant été masquée par l’œuvre de son illustre collaborateur. Les rapports entre les deux hommes sont pourtant un des traits importants de la réussite de Mathieu de Dombasle. Notre tâche sera donc d’évaluer à sa juste valeur l’importance de leur collaboration, de redonner à chacun la place qu’il a réellement

tenue et de prendre la mesure de l’action de chacun dans l’œuvre commune et individuelle de l’un et de l’autre. Sur Bertier cf. infra chapitres VI et VIII.

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seulement entre 1860 et 1880167 après que Delahaye a amélioré l’outil (totalement métallique) et que sont travail a été reconnu, en 1856, lors d’essais à Trappes, lieu même des essais

nationaux de la charrue « Dombasle » trente six ans plus tôt. Tandis qu’aux Etats-Unis d’Amérique, les travaux de John Deere sont remarqués à partir de 1837.

Mathieu de Dombasle est reconnu comme agronome par ses pairs grâce à une charrue perçue comme innovante : voilà bien démontrée la « place centrale de l’invention dans les dispositifs de réputation… »168.

2. La reconnaissance du nom

Charrue « Dombasle » : voilà la reconnaissance la plus parfaite, accoler son nom à l’innovation dont on est le propagateur. Ce n’est pas un tour de force de la part de l’agronome puisqu’il n’est pas en mesure de décider de ce choix qui est plutôt une forme de reconnaissance collective qui permet une identification aisée par les praticiens des outils qu’ils utilisent. Toujours est-il que c’est une marque de renommée incontestable et, peut-être, la plus importante, notamment pour un homme qui a souhaité la plus large diffusion pour sa charrue : une sorte de reconnaissance ad hominen. Cependant, cette forme d’identification du matériel aratoire par le nom de son concepteur est assez largement diffusée au début du XIXe siècle. En Ile-de-France, la charrue « Pluchet », pourvue d’un avant-train innovant, est utilisée à partir de 1833. C’est aussi le cas pour la herse « Bataille » après 1830169. Mathieu de Dombasle, est donc représentatif d’un phénomène plus global, caractéristique de l’agronomie de son époque, sans être précurseur puisque la charrue Guillaume est diffusée dès 1807170, après la récompense de son concepteur.

On a beaucoup insisté sur le fait que la charrue « Dombasle » n’est pas réellement une invention mais elle n’en est pas moins une innovation, terme compris ici comme « l’adoption

167

R. Carillon, « Du bâton à fouir à l’aube de la motorisation agricole », Culture technique, n°16, 1986, p. 86-99 (déjà paru dans Etudes du CNEEMA, n° 380 et 383, sept. 1973). L’auteur qualifie sa diffusion « d’apothéose », p. 94.

168

L. Hilaire-Pérez, « pratiques inventives… », op. cit., p. 25.

169

Pour les deux exemples, charrue « Pluchet » et herse « Bataille », cf. J. M. Moriceau, « Les grandes exploitations en France du XVIIe siècle au XIXe siècle. Au cœur du changement agricole ? », G. Béaur et al., Les sociétés rurales en Allemagne et en France (XVIIIe-XIXe siècles), Actes du colloque de Göttingen (23-25 novembre 2000), Rennes, Association d’Histoire des Sociétés rurales, 2004, coll. « Bibliothèque d’Histoire Rurale, n°8 », p. 65-82, p. 77.

170

Cf. D. Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 466-467.

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d’une nouveauté »171, ce qui sous-tend la reconnaissance par les utilisateurs que l’objet (ou l’idée) qu’ils utilisent est considéré par eux comme nouveaux et que ce même objet (ou idée) est suffisamment largement diffusé pour être connu et reconnu du plus grand nombre de ceux qui en ont l’usage. La charrue « Dombasle », et les idées développées dans le Mémoire sur la charrue, sont donc rapidement perçues comme telle par le monde savant. De plus, et en reprenant la terminologie utilisée par Jean Luc Chappey dans un récent article des A.H.R.F., la démarche mise en œuvre par Mathieu de Dombasle correspond à faire de l’agronomie une science à mi chemin entre la science « mondaine » (notamment lors des essais « médiatisés » au champ) et une science « sévère » centrée sur l’expérimentation et la théorie172. Il reste maintenant à l’agronome lorrain à imposer son outil aux praticiens, c’est-à-dire aux chefs de domaines ou aux grands exploitants, voire à la masse paysanne. Cependant, avant d’étudier les mécanismes de diffusion de l’innovation ainsi que leur corollaire, les réticences à l’innovation, il est nécessaire, si l’on veut comprendre le cheminement intellectuel de Mathieu de Dombasle décrit plus haut, de réfléchir aux fondements de « l’outillage mental »173 de l’agronome, c’est-à-dire à l’ensemble de l’environnement intellectuel passé qui lui a permis de construire sa pensée et l’ensemble des héritages sur lesquels il s’est fondé et qui correspondent à ce que nous appellons l’agronomie des Lumières, développée après 1750.

171

J. P. Chauveau, « L’étude des dynamiques agraires et la problématique de l’innovation », J. P. Chauveau et al. (dir.), L’innovation en agriculture. Questions de méthodes et terrains d’observations, Paris, IRD éd., 1999, p. 10-31, citation p. 10.

172

J. L. Chappey, « Enjeux sociaux et politiques de la « vulgarisation scientifique » en Révolution (1780-1810) », A. H. R. F., 2004-4, p. 11-51, en particulier p. 22.

173

Pour reprendre une expression rendue célèbre par Lucien Febvre. Voir L. Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, A. Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 1942, rééd. 2003, p. 328-341 et aussi R. Mandrou, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai se psychologie historique, Paris, A. Michel, coll. « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », 1961, rééd. 1998, p. 91-104.

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