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Des essais comparatifs en plein champ

Ce sont les difficultés rencontrées lors de premiers essais de la charrue « simple » qui ont poussé l’agronome lorrain à approfondir sa réflexion théorique et à rédiger un ouvrage131 ; la pratique et l’expérience précèdent et/ou complètent la théorie dans la démarche intellectuelle de Mathieu de Dombasle.

1. De la théorie au champ

C’est à l’automne 1816 que la charrue sans avant-train est expérimentée pour la première fois, sans doute sur les terres conservées à Monplaisir132. Une fois la production de sucre abandonnée, Mathieu de Dombasle se consacre totalement au machinisme agricole auquel il s’intéressait déjà en 1812 lorsqu’il « fit monter par M. Hoffmann père, mécanicien à Nancy, [une] machine à battre les grains ; ce fut la première qui parut dans le pays »133. En 1816, Mathieu de Dombasle souhaite confronter les performances de la charrue sans avant-train qu’il construit à d’autres charrues lorraines traditionnelles possédant un avant-avant-train, afin de vérifier la validité des modifications qu’il a apportées. Il souhaite une comparaison avec une charrue à avant-train pour prouver que cette dernière est moins performante sur les terres lourdes de Lorraine, compactes et argileuses, et donc que la charrue « simple » y est plus

131 C. J. A. Mathieu de Dombasle, « Mémoire sur la charrue…. », op. cit., p. 66

132Ibid.

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115 efficace : « dès mes premiers essais, je fus réellement surpris de la facilité avec laquelle j’arrivais au but… »134. La charrue de Mathieu de Dombasle est en effet conçue pour labourer ce type de terres, mais lorsqu’il s’agit de terres légères les charrues à avant-train la surpassent parfois. Malheureusement, les descriptions des essais ne permettent pas de pousser l’analyse plus loin et d’approfondir l’analyse des interactions Sol-Outil135. Là se situe la limite de l’utilisation des concepts et techniques de l’agronome pour écrire l’histoire de la discipline.

2. Les premiers défis de charrues

Vers 1817-1818, Mathieu de Dombasle pose les principes du défi de charrues136 qui consiste à opposer, dans un même champ et simultanément, deux attelages, ou plus, afin d’observer la qualité et la rapidité des labours effectués. Actuellement ces joutes agraires ont toujours lieu : ce sont les concours de labours. Une fois les concurrents réunis, la charrue sans avant-train est confiée à Bastien, de peu d’expérience avec le nouvel instrument de labour mais qualifié pour le manier grâce aux conseils de son concepteur. Plusieurs rencontres sont organisées entre 1817 et le début des années 1820, de la plus intimiste à la plus médiatisée. En 1821, Mathieu de Dombasle écrit au ministre de l’Intérieur (en charge de l’agriculture)137, une lettre où il présente le principe de la charrue sans avant-train et explique qu’il a réuni quelques paysans éclairés du département pour tester la nouvelle charrue et la faire adopter par les cultivateurs présents138. L’agronome souhaite alors la plus grande publicité pour son instrument aratoire qu’il considère comme un facteur de progrès pour l’agriculture. Le préfet de la Meurthe, relais efficace pour Mathieu de Dombasle auprès des autorités nationales, souligne dans un rapport élogieux la qualité et l’efficacité de la charrue sans avant-train. « On remarque spécialement les soins [que Mathieu de Dombasle] donne au perfectionnement et à l’emploi des instrumens aratoires. Il est l’inventeur d’une charrue sans roues (…) J’ai fait faire une expérience publique de cette charrue (…) Sa supériorité a été attestée par la

134 C. J. A. Mathieu de Dombasle, « De la culture des pommes… », op. cit., p. 236.

135

H. Manichon, « L’action des outils sur le sol : appréciation de leurs effets par la méthode du profil cultural », Science du Sol, 1982-3, p. 203-219, p. 211.

136 Sur le développement à Roville (à partir de 1824) de ces défis et sur leur diffusion cf. infra Chapitre X.

137 Lettre du 31 janvier, A. D. M. M., 7 M 37.

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116 commission. La simplicité, la solidité, le petit nombre d’animaux qu’il faut pour s’en servir, sont les avantages qui la distinguent (…) »139.

Le plus souvent, et surtout lorsque les terres sont lourdes, la charrue « Dombasle » remporte les défis. Non pas que le labour soit effectué le plus rapidement mais il est le plus profond (7 pouces) et le plus propre : « dès mes premiers essais, je fus réellement surpris de la facilité avec laquelle j’arrivai au but… »140. C’est le cas, le 3 novembre 1819, lorsque les membres d’une commission chargée d’examiner la charrue « Dombasle » constatent que le résultat du labourage effectué par une charrue dite ordinaire, attelée de six chevaux et conduite par deux hommes, et celui effectué par la charrue « Dombasle », attelée de deux chevaux et menée par un seul valet, est identique, mais que le travail a été bien plus facile pour la seconde charrue141. C’est une victoire pour Mathieu de Dombasle : sa charrue laboure plus facilement la même étendue de terre qu’une autre mais en ayant recours à un attelage trois fois plus petit et à deux fois moins de main-d’œuvre. Le gain de productivité, donc le progrès pour les paysans, est probant et, en plus, l’agronome convainc le préfet du département de la Meurthe, présent lors des essais comparatifs effectués le 3 novembre 1819, ce qui lui assure un soutien et une crédibilité forte auprès, notamment, des élites du département. Encouragé par ces excellents résultats Mathieu de Dombasle rédige alors son

Mémoire sur la charrue qu’il présente au concours de la Société royale et centrale

d’agriculture de Paris. Peu à peu Mathieu de Dombasle fait connaître, et reconnaître grâce à des essais qui ont un retentissement de plus en plus national, sa charrue auprès des propriétaires142, des grands fermiers et des agronomes. Il acquiert ainsi une notoriété importante. Pour autant, le monde paysan semble, à ce stade, encore à conquérir. Le rapporteur de la commission chargée d’examiner la charrue « Dombasle » évoque le témoignage d’un laboureur sur la « supériorité » de la charrue, mais cela s’apparente plus à

139 Rapport du préfet de la Meurthe, 17 mars 1819, A. D. M. M., 7 M 8, renseignements sur les travaux des agriculteurs du département qui ont droit aux récompenses annuelles.

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Mathieu de Dombasle, « De la culture des pommes de terre au moyen des instrumens d’agriculture perfectionnés », op. cit., p. 236.

141 « Rapport à M. le Baron Séguier, préfet du département de la Meurthe, par M. Vautrin, au nom d’une commission spéciale chargée d’examiner une nouvelle charrue sans avant-train, construite par M. Mathieu de Dombasle, 17 décembre 1819 », in Mathieu de Dombasle, « Mémoire sur la charrue…. », op. cit., p. 72 et s.

142 Comme par exemple M. Burgeaud, grand propriétaire à Langres en 1825 ; M. Boutrou, A. Petter, « les apports de la charrue de Mathieu de Dombasle vus par quelques auteurs de la Maison rustique du XIXe siècle de 1844 », Musée Mathieu de Dombasle et de l’enseignement agricole, LEGTA Nancy-Pixérécourt, 1999, p. 33-39.

117 une velléité de propagande qu’à un témoignage sûr143. Lors des essais, les experts, désignés par les instances légitimantes de l’agronomie naissante que sont les Sociétés d’agriculture, effectuent des constats concernant la forme, la profondeur et la régularité du labour effectué144. Un labour conforme au « dessin » attendu par les observateurs correspond pour eux, et les agronomes qui proposent leurs charrues, à la norme prédéfinie du bon labour qui nécessairement, de leur point de vue, est facteur de meilleurs rendements. Ils ne cherchent pas à mener des expériences en réalisant un suivi comparatif des semis et des récoltes pour mesurer l’écart réel de rendement entre les parcelles travaillées par des charrues différentes. Les essais de charrues n’ont rien de commun avec les expériences au champ menées par Duhamel du Monceau.

3. La sentence d’Héricart de Thury ou le marchepied vers la renommée

« M. Mathieu de Dombasle nous paraît être le premier qui ait véritablement traité à fond cette question, et qui ait donné une théorie de la charrue, en l’établissant sur des principes mécaniques incontestables »145. Il faut noter que l’expression théorie de la charrue est de Mathieu de Dombasle lui-même146. La sentence prononcée par Héricart de Thury lors de la séance de la Société royale et centrale d’agriculture du 15 décembre 1819 permet de consacrer Mathieu de Dombasle et d’assurer sa reconnaissance par ses pairs, comme c’est l’usage au sein des académies qui, depuis le XVIIe siècle, sont « un lieu où se [décide] le jugement par les pairs »147.

Pour vérifier l’exactitude des résultats exposés dans le Mémoire sur la charrue et valider les performances de la charrue sans avant-train, et comme pour d’autres propositions telle la charrue « Guillaume »148, les membres du jury du concours de la Société royale et centrale d’agriculture organisent des essais comparatifs. Et c’est Héricart de Thury qui est

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« Rapport à M. le Baron Séguier, préfet du département de la Meurthe, par M. Vautrin, au nom d’une commission spéciale… », in Mathieu de Dombasle, « Mémoire sur la charrue…. », op. cit., p. 75.

144 Sur la naissance des Société d’agriculture dans les départements de la Meurthe et des Vosges, cf. infra chapitre VII. Cf. aussi, G. Molina, « Sociétés savantes », D. lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, Paris, PUF, 1999, p. 868-869 et J. Dhombres, « Académies », D. lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire…, ibid., p. 9-15, en particulier p. 12-13.

145 Héricart de Thury, « Rapports sur le mémoire de M. Mathieu de Dombasle, concernant la charrue », 15 déc. 1819, p. 80 (souligné par l’auteur).

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Cf. plus haut la figure 3.

147

A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, éd. de Minuit, 1985, coll. « le sens commun », p. 50.

148 Rapport Yvart sur la « charrue Guillaume », 17 mars 1819, cité in Mathieu de Dombasle, « Mémoire sur la charrue…. », op. cit., p. 113.

118 nommé rapporteur des commissions chargées d’effectuer ces essais. Antoine-Marie Héricart de Thury (1776-1854) est un agronome important et très influent à l’époque, issu d’une famille de la noblesse de robe : son père est conseiller à la cour des comptes. Ancien de l’école des Mines, Héricart de Thury est ingénieur, rapidement nommé ingénieur en chef des mines en 1810. Ensuite, il est promu inspecteur général et devient membre du conseil des mines. Mais son intérêt ne se borne pas aux mines et, propriétaire du domaine de Thury dans l’Oise, il se consacre à des expérimentations agricoles. Ses travaux sur la fertilité des sols et leur irrigation le consacrent comme agronome : « Héricart de Thury mérite surtout le regard de la postérité (…) comme agronome promoteur de tous les progrès agronomiques, et plus particulièrement encore comme popularisateur des puits artésiens »149. En juin 1814, il est membre de la Société royale et centrale d’agriculture, dont il devient par la suite président150. Il est aussi associé libre de l’Académie des sciences et membre de la Société d’encouragement pour l’industrie et les sciences151. C’est donc un académicien de premier ordre, dépassant même les cercles académiques pour participer à la vie politique nationale puisque Héricart de Thury est élu député pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet. Son avis est donc d’une importance manifeste pour la légitimité du travail agronomique de Mathieu de Dombasle.

Un premier rapport est donc lu dans la séance du 15 décembre 1819 et un second le 16 février 1820 après de nouvelles expériences comparatives152. Dans son premier rapport, Héricart de Thury fait alors une présentation élogieuse du manuscrit de Mathieu de Dombasle et considère que c’est une des premières théories sérieuses sur le fonctionnement de la charrue. Il conclut son allocution en affirmant que « rien de plus sage, de mieux pensé, de plus réfléchi »153 n’a été écrit sur la charrue. Dithyrambique, certes ce qui n’empêche pas le rapporteur de souhaiter de nouveaux essais. Le second rapport, lu dans la séance du 16 février 1820, présente les conclusions obtenues après ces nouveaux essais. Cette fois-ci, les essais ont lieu en région parisienne, à Trappes, où les commissaires de la Société royale et centrale

149 J.-F. Michaud (dir.), Biographie universelle, ancienne et moderne, 1854, t. XIX, notice p. 267-273, citation p. 269. Le puit artésien est un puit foré à l’aide d’une sonde qui, libérant la pression, donne une eau jaillissante. M. Lachiver, op. cit., p. 109.

150 Dès 1810, Héricart de Thury participe à la fondation de la Société d’horticulture.

151 Dont Mathieu de Dombasle fait aussi partie depuis 1817. Lettre de demande d’admission adressée par Mathieu de Dombasle au secrétaire de la Société d’encouragement pour l’industrie, du 18 octobre 1817. Ms B. M. N., non coté. Cf. annexe 4.

152 Héricart de Thury, « Rapports sur le mémoire de M. Mathieu de Dombasle, concernant la charrue », 15 déc. 1819 et 16 fév. 1820, in Mathieu de Dombasle, « Mémoire sur la charrue…. », op. cit., p. 80 et s.

153

119 d’agriculture assistent au labour d’une parcelle par la charrue « Dombasle » et par une charrue avec avant-train. Pour l’occasion, Mathieu de Dombasle dépêche sur place son valet de charrue Bastien154. Lors de ces essais le valet de charrue joue un rôle crucial car « il ne manquera pas de donner ses avis sur la manière qui lui paraît la plus avantageuse d’[ajuster la charrue], de [la] conduire… »155. L’agronome lorrain s’assure que sa charrue est convenablement réglée et il ajoute que son valet de charrue est de peu d’expérience avec le nouvel instrument aratoire ; remarque a posteriori d’un agronome devenu illustre qui cherche à amplifier les mérites de son outil qui, même conduit par un valet peu expérimenté, est le plus efficace. Les constats des observateurs sont identiques à ceux formulés lors des autres séries d’essais : « nous avons (…) été tous frappés de la facilité du tirage ou de la moindre résistance qu’oppose l’ouverture du sillon, par la charrue simple… »156. La Charrue sans avant-train et le Mémoire sur la charrue sont donc unanimement reçus et loués par les membres des jurys du concours. Des récompenses sont accordées à Mathieu de Dombasle et la mise au point de la charrue sans avant-train lui ouvre la voie de la renommée. Mais nous avons montré plus haut qu’il n’en n’est pas l’inventeur mais un modernisateur (ou

popularisateur si on reprend le néologisme utilisé dans la notice biographique consacrée à

Héricart de Thury) et que son apport essentiel a été justement sa capacité à se faire reconnaître comme le concepteur de l’outil dont il vante les mérites. Aussi, avant de détailler les processus de reconnaissances institutionnels qui font reconnaître Mathieu de Dombasle comme agronome à part entière, le cheminement de sa réflexion doit être précisé.