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Aspects de l’outillage mental de Mathieu de Dombasle

SUR L’AGRICULTURE DEPUIS 1750

A. Aspects de l’outillage mental de Mathieu de Dombasle

C’est de l’outillage mental de Mathieu de Dombasle et des héritages qui le structurent dont il s’agit essentiellement ici. Ce sont des « questions de milieu, de conditions et de possibilités »3, c’est-à-dire l’ensemble des possibles en lien avec l’agriculture et l’agronomie des Lumières qui sont étudiés dans le but de comprendre la construction intellectuelle, l’élaboration de la culture et des savoirs de celui qui a su s’imposer comme un agronome de premier plan vers 1820 ; car « l’impensé associé à une époque (…) peut se glisser en contrebande dans le travail de la pensée »4. C’est l’ « équipement de base »5, intellectuel et culturel acquis par Mathieu de Dombasle dans sa jeunesse, période de formation et de maturation, qui permet d’éclairer les choix ultérieurs de l’agronome. Mais il s’agit bien de possibles et non de cheminements déterminés. Notre démarche est l’opposée de toute téléologie, et c’est pourquoi les chapitres consacrés à l’habitus sont placés en deuxième partie. Nous cherchons à comprendre comment des « conduites peuvent être orientées par rapport à des fins sans être consciemment dirigées vers ces fins, dirigées par ces fins »6. C’est un essai explicatif des influences d’une agronomie en constitution et du contexte plus global lié à l’agriculture durant plus d’un demi-siècle sur la pensée d’un homme qui devient agronome à la fin de ce demi-siècle et qui s’impose comme un agronome de premier plan. C’est la manière dont il a pu mobiliser ces héritages qui nous intéresse pour éclairer son cheminement

2

Cf. les quelques pages de méthode dans S. Berstein, Léon Blum, Paris, Fayard, 2006, p. 8-9.

3 L. Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, A. Michel, rééd. 2003, p. 328.

4

P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, déc. 2003, p. 43-57, p. 49.

5 R. Mandrou, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai se psychologie historique, Paris, A. Michel, rééd. 1998, p. 91.

6

intellectuel au-delà de tout déterminisme : « c’est seulement au moment où l’effet commence que nous pouvons être certains que la cause est réalisée »7. Ce qui explique pourquoi on a choisi de traiter ce point après l’exposé des données biographiques (chapitre II) et le récit de l’accès à la renommée grâce à la charrue sans avant-train et au Mémoire sur la charrue (chapitre III)8. C’est le moment propice pour évoquer maintenant les héritages qui composent le socle culturel au sens large sur lequel Mathieu de Dombasle a pu s’appuyer. Notre réflexion oscille entre hypothèses et certitudes (ou quasi certitudes), mais ce tâtonnement est nécessaire pour redonner sa place, dans un cadre plus complexe, et donc plus réel, à la

trajectoire de Mathieu de Dombasle. L’objectif ici est de montrer qu’il est l’héritier de

l’agronomie des Lumières qui structure sa manière d’appréhender l’agriculture et, donc, sa manière de faire de l’agronomie9.

Le renouveau agronomique, initié autour de 1750 par les travaux de Duhamel du Monceau, suivi par les Encyclopédistes, est un moment-clé de l’histoire de l’agronomie10. Mais la dynamique provoquée n’a pas des répercutions immédiates dans tout le royaume de France : les agronomes se trouvent surtout à proximité de Paris et, dans les provinces, non loin des principaux centres urbains11 : la majorité des campagnes n’est pas encore concernée pas ce mouvement. Des « académies rustiques » rassemblent aussi peu après 1750 de grands propriétaires expérimentateurs12. Néanmoins, le processus d’institutionnalisation de la discipline est loin d’être linéaire et continu dans le temps, c’est un processus erratique. Aussi la place de l’agronomie au sein de l’épistémé13 de la fin du XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle n’est-elle pas figée une fois pour toute. L’agronomie, « doctrine systématique (…) s’attache à la description précise, à l’explication et à l’amélioration des techniques de la culture »14. Son objet, l’agriculture, est en vogue dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, presque une mode, d’où les bons mots célèbres de Voltaire : « la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de

7 J. Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, Paris, Le Seuil, 2001, p. 261, cité par A. Bensa, « Le singulier et le pluriel », P. Encrevé, R. M. Lagrave (dir.), Travailler avec Pierre Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003, p. 143-152, p. 150, note 2.

8 Notre approche ne s’éloigne pas de l’idée d’Arlette Farge qui « aime travailler sur le XVIIIe siècle en France en oubliant la Révolution. » A. Farge, « entretien », Libération, 18-19 oct. 2003, p. 50.

9

M. Foucault, « Qu’est ce qu’un auteur ? » (1969), Dits et Ecrits, t. I, p. 817-849, p. 834.

10

G. Denis, « Préambule à une histoire de l’agronomie française », Bulletin d’histoire et d’épistémologie des sciences de la vie, vol. 2, n° 2, 1995, p. 251-265.

11 J. M. Moriceau, Terres mouvantes…, op. cit., ch. XI : « Un tournant agricole ? La seconde moitié du XVIIIe siècle », p. 242.

12 A.-J. Bourde, Agronomie et agronomes…, op. cit., t. 1, p. 365-369.

13 M. Foucault définit ainsi l’épistémé : « tous les rapports qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science… », M. Foucault, Dits et écrits, t. II, p. 371.

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réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés »15. Les agronomes ne sont donc pas les seuls à mettre l’agriculture au centre de leurs préoccupations, les philosophes ne sont pas en reste, essentiellement parmi les encyclopédistes, ainsi que ceux que l’on nomme depuis 1768 les physiocrates16 qui ont fondé, dès 1756, une véritable école de pensée économique emmenée par François Quesnay. L’agriculture est alors au cœur du débat intellectuel de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

B. L’agriculture nouvelle dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

L’émergence de la nouvelle culture est assez bien connue, grâce, surtout, à la thèse d’A. J. Bourde17. Dans cet imposant ouvrage, il analyse avec minutie et détails l’essor de l’agronomie à partir de 1750 jusqu’à la veille de la Révolution française. La plupart des conclusions d’A. J. Bourde, même si certains points ont été nuancés, reste aujourd’hui encore valables. Ici nous insisterons plus particulièrement sur un aspect fondamental de l’agriculture nouvelle, et qui est aussi le cœur de notre sujet : le travail du sol.

La littérature économique prend une part de plus en plus importante dans l’édition du XVIIIe siècle et « c’est l’agriculture qui occupe la place d’honneur »18. C’est en 1750 que Duhamel du Monceau débute la publication du Traité de la culture des terres qui « fait naître une agronomie nouvelle »19. L’ouvrage, traduction de l’agronome anglais Jethro Tull20 (pour les deux premiers volumes), a été patronné par le Duc de Noailles tandis que Buffon qui avait entrepris le même travail de traduction a confié la rédaction finale de l’ouvrage à Duhamel du Monceau, se contentant de revoir la traduction. C’est donc une entreprise éditoriale de haute

15 Cité par G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1756-1770, Paris, Alcan, 1910, vol. 1, p. 25. Voltaire précise dans la phrase qui suit : « On écrit des choses utiles sur l’agriculture, tout le monde les lit exceptés les laboureurs. » Cités par J. Boulaine, « Vingt ans de vulgarisation trop exclusive (1785-1805) », M.-C. Amouretti, F. Sigaut (dir.), Traditions agronomiques européennes. Elaboration et transmission depuis l’Antiquité, Paris, C. T. H. S., 1998, p. 53-63, p. 53.

16 Terme utilisé pour la première fois par Dupont de Nemours (1739-1817), inspiré par Quesnay : Dupont de Nemours, La physiocratie ou la constitution essentielle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, 1768. Les physiocrates sont aussi appelés économistes. Cf. E. Daire, « introduction sur la doctrine des physiocrates… », Les physiocrates, Paris, Guillaumin, 1846, vol. 1, p. VIII ; G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1756-1770, op. cit., vol. 1, p. VI. ; Id., Les physiocrates, Paris, Doin éd., 1931, coll. « Bibliothèque d’économie politique », p. 21.

17

A. J. Bourde, Agronomie et agronomes…, op. cit.

18 G. Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1756-1770, Paris, Alcan, 1910, vol. 1, p. 29 et J. M. Moriceau, « Agronomie », dans L. Bély (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996, p. 44-45.

19

Ibid., p. 29-30.

20 J. Tull, Horse-hoeing husbandry, 1731 ; H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, Paris, 1753-1761, 6 vol., vol. 1 et 2. Une courte notice biographique sur J. Tull se trouve dans J. Boulaine, « L’œuvre agronomique de Duhamel du Monceau », A. Corvol (dir.), Duhamel du Monceau, 1700-2000. Un européen du siècle des Lumières, Académie d’Orléans, 2001, p. 27-40, p. 36.

importance que cette traduction de Tull qui mobilise de grands noms de la science des Lumières. Diderot dans l’article « Agriculture » de l’Encyclopédie (tome 1) s’appuie sur l’ouvrage de Duhamel du Monceau pour évoquer cette science inchoative qu’est l’agronomie de l’époque. Instigateur du mouvement, Henri-Louis Duhamel du Monceau (1700-1782) est un savant, chimiste et agronome, qui a posé les fondements du courant agronomique qui se développe alors21. Insatisfait des travaux de son homologue britannique J. Tull, et souhaitant les approfondir, Duhamel du Monceau les complète et les précise dans les quatre derniers volumes du Traité de la culture des terres, se fondant sur de nombreuses expériences, relatées par des correspondants qui lui écrivent de nombreuses lettres ou sur des expériences de chimie qu’il effectue dans son laboratoire ou, enfin sur des essais culturaux effectués sur son domaine, à Denainvilliers (près de Vrigny dans le Loiret). Dans les volumes 3 à 6 du Traité

de la culture des terres, Duhamel du Monceau utilise la matière de 170 lettres ou mémoires

qui lui ont été adressés afin de compléter sa réflexion et de comparer leurs résultats à ses propres expérimentations. Parmi ses lettres et mémoires, 19 concernent particulièrement le labour et 71 traitent de la nouvelle culture dans laquelle le travail du sol est fondamental. L’importance de cette correspondance montre « à quel point il a été durant dix ans au moins un catalyseur des recherches agronomiques du temps de Louis XV »22. Dès la préface du

Traité de la culture des terres Duhamel du Monceau précise les grands principes de la

nouvelle culture qui se résume en quatre étapes majeures (mais non automatiquement successives) : « bien préparer la terre », c’est-à-dire effectuer des labours nombreux ; effectuer une sélection rigoureuse des semences ; « distribuer convenablement » ces semences, c’est-à-dire semer en ligne ; et, enfin, « cultiver les plantes », c’est-à-dire travailler le sol tout au long de la végétation23. Le travail du sol est donc le « pivot » de l’agriculture nouvelle, « Une agriculture rationnelle scientifique et systématique »24, fondée sur « le fréquent usage des labours et l’épargne de la semence »25, qui repose aussi sur la culture des

21 Membre de l’académie des sciences (« pensionnaire botaniste » en 1738), il devient inspecteur général de la Marine en 1739. Pour une esquisse biographique se reporter à J. de Pelet, « H. L. Duhamel du Monceau, agronome et savant universel (1700-1782) ou un encyclopédiste au siècle de Diderot », Culture technique, juillet 1986, n° 16, p. 236-245 ainsi que J. Boulaine, J. P. Legros, D’O. de Serres à R. Dumont : portraits d’agronomes, Paris-New York, Tec et Doc, 1998, p. 23-33, J. Boulaine, Histoire de l’agronomie en France, Paris-New York, Tec et Doc, 2e éd., 1996, p. 189, J. A. Bauchy, « Duhamel du Monceau. Repères chronologiques », A. Corvol (dir.), Duhamel du Monceau, 1700-2000. Un européen du siècle des Lumières, Académie d’Orléans, 2001, p. 19-26 et A. J. Bourde, Agronomie et agronomes…, op. cit., p. 253 et s. Etonnamment, une biographie historique de grande ampleur n’a pas encore été consacrée à cette figure importante de l’agronomie qu’a été Duhamel du Monceau, l’ouvrage de B. Dupont de Dinechin, Duhamel du Monceau, Paris, CME, 1999 étant confidentiel.

22 J. Boulaine, « L’œuvre agronomique de Duhamel du Monceau », op. cit., p. 33.

23 H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit., vol. 1, préface, p. XXXI.

24 A.J. Bourde, op. cit., p. 208.

25

légumineuses (pois, vesce…), des racines fourragères (betterave…) et des prairies artificielles (trèfle, sainfoin…) en substitution à la jachère dite morte26. L’intérêt pour les techniques de labour n’est cependant pas né avec cette agriculture nouvelle, le travail de la terre est au centre des préoccupations agronomiques depuis les origines, mais celui-ci est alors renouvelé. L’agriculture de Norfolk (Inspirée de l’agriculture de Flandres ou Dutch Husbandry)27, décrite par J. Tull, dès 1731 devient rapidement le modèle d’une agriculture moderne28 suivie par les grands propriétaires en France et en Europe29. Tull, et donc Duhamel du Monceau, proposent d’utiliser « une forte charrue (…) à quatre coutres et [à] soc fort large »30 afin de labourer en profondeur (8 à 10 pouces) lors des labours préparatoires de l’automne31. Mais l’équipement de l’exploitation convertie à l’agriculture nouvelle n’en reste pas là : ne tenant compte que des charrues, il en faut, au moins, une seconde pour « labourer la terre qu’on laisse entre les rangées ; ce qui se fait avec une charrue légère qui n’a point de roue… »32. L’agriculture nouvelle est un ensemble de méthodes culturales accessibles uniquement aux grands exploitants déjà bien équipés et qui possèdent les ressources nécessaires à l’entretien et au renouvellement du cheptel mort33.

« M. Tull pense que la nourriture des plantes n’est autre chose qu’une terre réduite en poudre très fine… »34. Même si cette affirmation s’est révélée ultérieurement fausse35, elle est, dans un premier temps, cruciale, orientant les pratiques des agronomes en matière de travail du sol vers des techniques de pulvérisation, ce qui a des conséquences importantes sur

26

Pour des précisions sur la notion de jachère cf. F. Sigaut, « Quelques notions de base en matière de travail du sol dans les anciennes agricultures européennes », J. A. T. B. A., t. XXIV, 1977, 2-3, p. 139-168 et J. Beauroy, « Les Coke de Holkham Hall et l’essor du Norfolk system of husbandry », Histoire et Sociétés Rurales, n°10, 1998, p. 9-45, en particulier p. 23.

27

J. Beauroy, « Les Coke de Holkham Hall… », op. cit., p. 9-45 ; M. Goosens, H. Van Der Wee, « La structure agraire dans les départements belges à l’époque française », In J.-P. Poussou (dir.), L’économie française du XVIIIe au XXe siècles. Perspectives nationales et internationales. Mélanges offerts à François Crouzet, Paris, P. U. Paris-Sorbonne, 2000, p. 615-628.

28

L’agriculture nouvelle s’enrichit par la suite des réflexions d’autres agronomes tels que Buffon ou le Marquis de Turbilly. Cf. A. J. Bourde, op. cit., p. 238-253.

29 Pour des exemples cf. J. M. Moriceau, Les fermiers d’Ile-de-France. L’ascension d’un patronat agricole (XVe -XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1994, 2e éd. 1998 ; J. M. Moriceau, « L’équipement des grandes exploitations. Un indicateur du progrès agricole (XVIe-XIXe siècles) ? », dans Terres mouvantes, Paris, Fayard, 2002, p. 210-235 ; P. de Saint-Jacob, Les paysans de la Bourgogne du Nord au dernier siècle de l’Ancien Régime, Paris, Les Belles Lettres, 1960, rééd. Association d’histoire et sociétés rurales, 1995, p. 405-434 ; J. P. Jessenne, Pouvoir au village et Révolution (Artois, 1760-1848), Lille, Presses Uni. de Lille, 1987…

30

H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit., vol. 1, préface, p. XXXIII.

31

Un pouce correspond à environ trois centimètres.

32 Ibid., p. XXXIV.

33 Cf. J. M. Moriceau, « L’équipement des grandes exploitations… », op. cit.

34

H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit., vol. 1, p. XVIII.

35 Ch. Feller, « La matière organique des sols. Aspects historiques et état des conceptions actuelles », C. R. Acad. Agric. Fr., vol. 83, n° 6, 1997, p. 85-98 ; Ch. Feller, « The Concept of Soil Humus in the Past Three Centuries », Advances in GeoEcology, n° 29, 1997, p. 15-46 ; J. Boulaine, « Quatre siècle de fertilisation », E.G.S., 1995-2, p. 201-208.

les techniques du labour. Duhamel du Monceau précise même qu’« il est (…) absolument nécessaire de bien rompre les mottes, et de les réduire par le labourage en petites molécules »36. Ce sont les techniques manuelles, comme le labour à la bêche, qui représentent la référence des agronomes en matière de bon labour. La charrue, pour les agronomes des Lumières doit donc être un outil dont les effets sur le sol sont les plus proches du travail à la bêche : « en considérant la bêche comme l’instrument le plus parfait (…) nous devons donc nous occuper à construire des charrues qui soient propres, autant qu’il est possible, à produire ces effets… »37. L’idée que la pulvérisation de la terre est nécessaire à la bonne végétation des céréales et autres légumineuses, a amené les concepteurs de matériels de travail du sol que sont les agronomes des Lumières à élaborer un grand nombre de modèles de charrues qui ne sont pas destinés au labour mais à l’entretien des parcelles. Ainsi le coutrier ou le cultivateur sont des matériels dérivants de la charrue et promus par les défenseurs de l’agriculture nouvelle38. Duhamel du Monceau ajoute : « on croit donc pouvoir poser comme principe, que plus on divise les molécules de terre, plus on multiplie les pores intérieurs de la terre, et plus on la met en état de fournir de la nourriture aux plantes »39. Il poursuit ensuite en expliquant les moyens en usage pour parvenir à cette pulvérisation du sol : « les labours l’opèrent mécaniquement, le feu par voie de calcination, et les fumiers au moyen de la fermentation »40. Duhamel du Monceau distingue donc trois moyens pour obtenir le résultat recherché : le retournement du sol par le labour, l’écobuage avec le feu41 et le recours aux amendements, au premier rang desquels le fumier. Il relève cependant quelques limites puisque « les fumiers altèrent toujours un peu la qualité des productions, et on n’est pas maître de s’en procurer autant qu’on en auroit besoin ; au lieu qu’on peut multiplier les labours autant qu’on le veut, et sans craindre d’altérer la qualité des fruits… »42. Il apparaît clairement que pour Duhamel du Monceau la technique de culture principale correspond aux « labours réitérés qui

36

H. L. Duhamel du Monceau, Elémens d’agriculture, op. cit., p. 118.

37 « Charrue », dans Abbé Rozier, Cours complet d’agriculture, 1783, t. 3, p. 51-144, citation p. 53.

38 Par exemples, H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit. et Abbé Rozier, Cours complet…, op. cit., t. 3, p. 120-122 et p. 126-131.

39

H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit., vol. 1, p. XXV et p. 51.

40

Ibid.

41 Sur ce point cf. F. Sigaut, L’agriculture et le feu : le rôle et la place du feu dans les techniques de préparation du champ de l’ancienne agriculture européenne, Paris-La Haye, Mouton, 1975.

42

H. L. Duhamel du Monceau, Traité de la culture des terres, op. cit., vol. 1, p. XXV-XXVI et p. 53-54 : « un pied de céleri a plus de saveur et de vertu dans une terre maigre, que dans une terre très-fumée. » Duhamel du Monceau est plus nuancé par la suite, cf. p. 60, mais il affirme encore « pour donner trois labours à un arpent il n’en coûterait que dix-huit livres ; au lieu qu’il en coûterait près de soixante, si l’on était obligé d’acheter le fumier. Voilà comme une économie mal entendue devient ruineuse. » Ibid., p. 61.

expose[nt] successivement différentes parties de la terre aux influences de l’air, du soleil, et des pluyes, ce qui les rend propres à la végétation »43.

Il donne aussi les critères qui permettent d’identifier si une charrue est bien conçue : « si elle fait un sillon d’une égale profondeur à la droite et à la gauche ; si quand elle va, la queue du soc et le bas du montant portent sur le fond du sillon… »44. Ce sont les traces laissées dans le sol, donc la qualité du labour lui-même qui permettent d’évaluer si la charrue est de bonne facture. Pour l’auteur de l’article « charrue » du Cours complet d’agriculture de l’Abbé Rozier, si une pièce de terre est mal labourée c’est « parce qu’elle n’est point remuée partout à la même profondeur »45. C’est donc la régularité du labour qui est le critère essentiel du bon labour46. L’auteur apporte davantage de précisions, notamment sur le choix du bois qui compose les différentes parties de la charrue. Si l’age réclame un bois léger comme le « hêtre, le frêne, ou le tilleul (…) le sep demande un bois dur et compact… » comme le poirier, le prunier ou le sorbier47. Les manches ont une action d’autant plus efficace qu’ils sont taillés dans un bois dur comme le chêne, tout comme le versoir, pièce maîtresse de la charrue, qui est façonnée de telle manière que la terre attache le moins possible48. Il ajoute aussi que « l’une des choses les plus essentielles à la perfection de la charrue, consiste à bien déterminer l’angle que forment l’age et le sep… »49. Si le bon labour dépend d’une charrue

bien construite, elle se doit aussi d’être maniable : une bonne charrue « est aisée dans la main

de celui qui la mène sans presser l’un de ses bras plus que l’autre »50. Dès Duhamel du