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9. Le cas Antoine

9.2 Ce qu'il dit de lui en tant qu'élève

Antoine dit avoir peu de souvenirs de lui en tant qu'élève : « Ouh làààà, j'ai pas de de grands

souvenirs de moi en tant que... élève. Le seul souvenir que j'ai quand j'étais à l'école, c'était avec un maître de, mon maître de CM2 que j'appréciais beaucoup, hmm » (E1>L363)

De cet enseignant il n'évoque que des satisfactions et souvenirs heureux, tant au niveau relationnel qu'au niveau pédagogique : « j'adorais faire ce que j'ai fait avec lui en classe hein. » (E1>L367), « (avec lui) je me suis... le... on va dire le plus réalisé en tant qu'élève. » (E1<L376), « j'aimais bien ce qu'on faisait en activités (E2<L686), ce maître permettait d' « être bien dans un

groupe, (d')apporter des des matières et des activités qui étaient vraiment intéressantes, et puis qu'on prenait plaisir à faire. » (E2<L675). On retrouve dans ce souvenir les notions de bonheur et

de plaisir à travers le vocabulaire « adorais, aimais, être bien, plaisir » et l'onomatopée « hmm » expression de plaisir et de désir.

Dans le chapitre cinq de L’interprétation des rêves, (1920) Freud dit que les souvenirs d’enfance les plus anciens ne sont plus à notre disposition, qu'ils sont remplacés par des rêves et des transferts,

ersatz de la mémoire.

De ce souvenir dit unique, dominé par le plaisir, ne peut-on pas voir une part de sa structure psychique dans ce qu'il intègre et cultive le souvenir d'un monde de plaisir et de bien être ? Conserver que ce qui est bon est récurrent dans les traces conscientes et inconscientes de ses souvenirs.

S'il dit qu'au niveau didactique « Ce serait pas mon mentor parce que je pourrais pas dire

comment il nous a enseigné, puis heu essayer de refaire ce qu'il nous a fait » (E1<L375), ses

qualités humaines sont présentées comme idéales, ce maître incarnant un modèle de bien être en classe (« bien naître » ?). En ce sens, n'y a t-il pas identification au sens freudien, avec ce maître idéal ?

L'identification est le « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de

celui-ci. » (Laplanche et Pontalis, 1967). Autrement dit, l’identification est l’opération par laquelle le sujet humain se constitue, le processus de la formation de sa personnalité. Antoine n'aurait-il pas construit avec ses yeux d'enfants, une identité d'enseignant idéal à travers ce maître ? Le cas échéant, l'erreur aurait-elle sa place dans un idéal fondé sur le bien être ?

Selon Freud (1901) « on se souvient d’autant plus qu’on a besoin d’oublier autre chose. » Antoine aurait-il eu besoin d'oublier cet autre maître qu'il évoque à peine : « Après j'ai eu d'autres

enseignants qui m'ont marqué mais pour d'autres raisons.. heuuu en CP notamment un enseignant très dur qui tapait sur les doigts heuu... voilà je m'en souviens pour ça. C'est pas les mêmes, hein.»

(E1<L368)

Il faudra attendre ma sollicitation à l'entretien suivant pour qu'il développe et dise sa peur (à onze reprises) : « le maître de CP c'était une horreur, c'est pas pareil c'était, il faisait peur à tout le

monde donc.. mais peur à tout le monde c'est... il était ffff c'était quelqu'un de très désagréable [...] je te dis c'est une horreur, il faisait peur à tout le monde. » (E2<L741)

Il évoque la violence, et les coups : « il arrivait quand même à taper sur les doigts des enfants

avec une règle » (E2<L774) « ça m'est arrivé d'être remué aussi... les oreilles, les machins.»

(E2<L792) (Et il tapait ?) Ah oui oui ! Sitôt qu'il y a avait quelque chose qui lui plaisait pas, c'était

ça. (E3<L304)

Ses propos incohérents, l'oubli de mots, le rythme haché dans les phrases met en évidence le trouble (l'angoisse ?) d'Antoine. La récurrence du « je » isolé, répété, le place au centre d'une scène souvenir glaçante : « le CP j'ai... c'est je... je ne pas aller à l'école à cause de ce maître d'école,

voilà. » (E3<L783) « je je vois presque le... presque... si tu veux le, le... le lieu, la classe à peu près je.. ma place à peu près, près d'une fenêtre, et puis lui circulait dans les coul' dans les dans les rangs, et puis t'entends crier comme, comme voilà (inaudible, voix faible) et puis de temps en temps, voilà... il s'est.. il s'énervait après quelqu'un. »

Ne peut-on pas trouver dans le désir de bien-être et d'être bien d'Antoine, une réaction pour (re)trouver un équilibre face au vécu violent avec ce maître de CP, qui fait peur, qui fait mal, et qu'il annonce « traumatisant » ? (E2<L797)

On voit ici l'opposition nette entre ce qui fait mal et ce qui fait du bien, le maître qui fait du mal et celui qui fait du bien. « t'es pas bien, t'es pas forcément, c'est pas des situations que, t'es t'es ça

t'aimes pas voir ça, c'est voilà, c'est l'horreur, c'est pas » (E2<L796) Cette dernière négation « c'est

pas » ne vient-elle pas clore la phrase comme un désir d'annuler ce qui est désagréable, ou son désir de ne pas voir ? S'il ne veut pas se rappeler, il se souvient pourtant. On peut voir Antoine pris entre le souvenir et la négation, le désir d'oublier et la parole qui dit et lui faire dire.

C'est par l'oubli qu'Antoine échappe à « ce qu'il ne veut pas voir, ce qu'il n'aime pas voir ». Les mentions de l'oubli sont fréquentes : « je j'ai j'ai vraiment rayé ça [...] je l'ai occulté », « j'ai même

pas de souvenirs au CP » (E2<L 756 ), « je peux pas, je peux pas m'en souvenir vraiment [...] j'ai pas j'ai pas de souvenir... c'est... La peur, oui la peur c'est tout. » (E3<L313)

A ces oublis, la psychanalyse ne peut pas ne pas y voir une cause. Et Antoine oublie « en connaissance de cause », entre conscience : « j'ai rayé, j'ai occulté » et ce qui lui échappe « je peux

pas m'en souvenir ». Antoine oublie malgré lui, ce dont il ne peut se souvenir et qui est un point de

fuite inconscient. Ici on peut voir une marque du refoulement au sens freudien, qui caractérise les rapports qu'entretiennent les instances psychiques. Le moi entraîne le refoulement et dirige les mécanismes de défense. Le refoulement est une opération défensive du moi qui n'est pas consciente, tout comme les mécanismes de défense eux-mêmes sont inconscients. Le refoulement touche des représentations inconciliables avec le moi. On peut le prendre comme une marque durable de l'impact qu'a eu le « maître qui frappe » sur lui. Cette peur qui est « tout » n'est-elle pas « tout » ce qu'Antoine veut éviter de penser ou revivre, et qui détermine son mode de vie dans la recherche perpétuelle du bien-être, et en classe, sa pédagogie ?

Si Antoine se souvient du nom du maître idéal, il oublie celui du maître traumatisant qui tape : « ça je peux te dire (le maître de CM2): c'est Jérôme X , et l'autre, je pourrai pas. Ouais. Et je

pense que dans ma tête... il a été effacé.» (E3<L290) Dans sa tête, en opposition au corps ? Le

souvenir de l'apparence physique est précis : « je vois si tu veux la tête de l'enseignant. Si tu me

montrais une photo je pourrais te dire que oui c'est lui.» (E3<L280) « c'était quelqu'un qui était brun, cheveux un peu crêpus ébouriffés avec un nez et puis des lunettes toutes fines, un nez un petit peu pointu, très grand, très filiforme » (E3<L292) « je pourrais presque le dessiner si tu veux » (E2<L749) Ce qu'il refuse de faire. « (Tu veux le dessiner ?) non, ça non ! » (E2<L285) Si le nom

est oublié, la précision de la description physique vient contraster et donne un double sens à ce maître qui l'a « marqué » (E1<L368) physiquement et dans l'esprit.

Selon Freud, l'oubli de noms propres a une cause dont les motifs sont inconscients. Ici, l'oubli serait-il l'expression du désir inconscient de le faire disparaitre dans son identité, sa personne, son

statut, son être dans sa globalité ? L'homophonie permet d'entendre que lorsqu'il ne veut pas voir, Antoine « tue », notamment par l'oubli : « quelque part (dans l'inconscient ?) tu tues, tu veux pas

voir ça » ? L'erreur, associée aux coups du maître, ne ferait-elle pas partie intégrante de ce qu'il ne

« veut pas voir »? Serait-elle « tuée » pour ne plus être vue ?