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Catégorie 3 : la perception du travail policier au retour de mission

Un troisième élément issu d’une expérience policière outre-mer peut venir influencer la pratique d’un policier à son retour. Il nous semblait pertinent d’aborder avec les interviewés la façon dont ils percevaient leur travail au Québec, car une modification à ce niveau aurait certainement des impacts dans leurs actions sur le terrain. Cependant, lorsque nous abordions la thématique avec les interviewés ceux- ci semblaient accorder beaucoup plus d’importance au fait que la mission ait changé leur perception de la vie en général et non spécifiquement celle du travail. Notre catégorie perdait alors un peu de sa pertinence, car elle ne semblait pas représenter une dimension aussi importante pour les policiers que la modification de leur vision de la vie en général. Ce constat est intéressant, car il vient rejoindre nos conclusions au sujet des compétences acquises par les policiers suite à leur mission, l’expérience en mission semble davantage enrichissante sur le plan personnel que sur le plan professionnel. Dans le cas présent, la mission semble aussi avoir eu un impact plus important au niveau de leurs conceptions de la vie en général qu’au niveau strictement professionnel. Ainsi, nous aurions déjà tendance à croire que les impacts d’une participation à une opération de paix sur un policier sont davantage d’ordre personnel que professionnel. Cette hypothèse ne vient toutefois pas infirmer les liens évidents qui existent entre les traits personnels d’un individu et sa manière de travailler.

Malgré tout, nous avons recueilli quelques données intéressantes au sujet de la catégorie que nous cherchons à analyser. Pour débuter, 11 policiers sur 19, soit 57,9 % ont mentionné le fait que la mission avait changé d’une quelconque manière leur façon de concevoir leur travail de policier au retour. Dans un premier temps, cinq interviewés ont affirmé que la mission avait fait en sorte qu’ils trouvaient le travail de policier au retour plutôt banal comparé à ce qu’ils avaient vécu comme expérience en Haïti. À titre d’exemple, l’interviewé 18 mentionne : « mes deux premières semaines à Cité-Soleil j'ai couverts six meurtres par balle. J'en ai couvert, ça fait 11 ans que je suis dans la police, j'en ai deux ici dans toute ma carrière ». Par conséquent, il semble que la volonté de bien effectuer le travail peut par la suite diminuer si les policiers en viennent à concevoir leur action de police domestique comme étant banale et ne nécessitant pas l’intervention des ressources policières. Nous avons noté de la frustration reliée à ce changement de perception après une mission en Haïti, notamment chez l’interviewé 09 qui nous en parle ainsi :

« Nous autres on utilisait des ressources pour des niaiseries de même alors que ces ressources-là, ces policiers là on les amène en Haïti et on va sauver des vies. On va sauver des vies, on va prévenir des crimes, on va prévenir des viols, on va prévenir des meurtres et ici on s'en occupe pour aller dire au voisin de finalement rentrer son chien en dedans. Pour moi, ça me tuait. Ça n'avait pas d'allure. »

D’autre part, il nous est possible de lier ce changement de perception à la baisse de motivation et de stimulation par rapport au travail policier au Québec qu’ont vécus deux policiers de notre échantillon. Il apparait donc que cette prise de conscience peut avoir un impact négatif sur le rendement d’un policier à son retour de mission.

En deuxième lieu, cinq interviewés sur 19, soit 26,3 % ont aussi mentionné avoir remis ou remettre encore en question les exigences et le rythme de travail imposés par leur organisation ou la société capitaliste en générale. Il semblerait que le fait de passer neuf mois dans un contexte ou le rythme de travail et le rythme de vie est très lent amène une certaine prise de conscience de la pression professionnelle à laquelle

sont sujets les travailleurs des sociétés industrialisées. En effet, près de 50 % de notre échantillon fait référence lors de l’entretien à ce qu’ils qualifient de « rythme haïtien ». Rythme de vie très lent qu’ils ont tous finis par adopter après une plus ou moins longue période d’adaptation afin de bien fonctionner dans ce nouveau champ opérationnel. Bien évidemment, ce rythme de travail qu’ils ont intégré n’est pas adapté à une société comme celle du Québec ce qui fait en sorte que 78,9 % de l’échantillon a eu des difficultés à retrouver le rythme de vie et de travail occidental. Il semble toutefois qu’après s’être réajustés au rythme nord-américain, certains policiers questionnent encore le bien-fondé de ces exigences. Les propos de l’interviewé 13 nous éclairent à ce sujet : « là-bas tu penses juste à toi-même et là quand tu reviens ici, tu te rends compte que tu avais une charge de travail qui était quasiment inhumaine parce que tu ne dis jamais non.». Cette prise de conscience, que nous avons observée chez plusieurs policiers, peut parfois faire en sorte que le rendement au travail diminue légèrement, nous citons l’interviewé 12 à titre d’exemple : « c'est juste que tu réalises que tu vas mourir et que peu importe ce que tu fais, tu l'as l'exemple, je suis parti et ils m'ont remplacé ici. Alors pourquoi je me défoncerais ici? Je vais faire ce que j'ai à faire parce que je suis payé pour, mais je ne ferai pas la coche de plus que je faisais avant. ». De plus, il est possible de croire que cette remise en question des standards de travail occidentaux peut entraîner certaines tensions entre ces policiers et leurs supérieurs immédiats. Les propos de l’interviewé 17 nous fournissent un bel exemple d’une situation susceptible de se produire : « Je vais faire ce que j'ai à faire et sacre moi patience le boss là. “Oui, mais tu n'as pas assez de billets”. Ouais pis? Ça va apporter quoi ça? Tu penses vraiment que de donner un billet d'infraction à 125 ça va sauver un mort?». Bien qu’elle ne soit pas présente chez une majorité des policiers constituant notre échantillon, nous pouvons conclure que l’expérience de travail dans un contexte international peut parfois entraîner des retombées négatives en termes de rendement au travail lorsque le policier est réintégré dans son unité d’origine.

Tableau VI - Modification de la perception du travail au Québec après une mission (N=11)

Impacts sur la perception du travail N % du sous-échantillon

Banalisation du travail de police au Québec

5 45,5 %

Remise en question du rythme et des exigences de travail au Québec

5 45,4 %

La présente catégorie possède toutefois une limite importante. Certains des policiers ont mentionné que ces changements au niveau de leur perception du travail avaient tendance à s’estomper au fil du temps. Ainsi, plus le temps passe, plus le policier est susceptible de revenir à ses conceptions antérieures, qui lui servaient de référence avant la mission. Les observations issues de cette catégorie ne seraient donc valides que pour une période de temps plus ou moins longue après le retour du policier. Les impacts négatifs sur le travail des policiers causés par une modification des perceptions de leur travail au Québec sont donc d’une durée limitée, à quelques exceptions près.