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état de l’art

I.1. Ligands redox non-innocents

I.1.5.2. Catégorie 2 : ligands non-innocents agissant comme réservoirs d’électrons

a. Pour mimer des métaux nobles

Afin de réaliser la polymérisation de l’éthylène, les groupes de Gibson26 et de Brookhart27 se sont indépendamment intéressés à une famille de ligands encombrés, les bis(imino)pyridines. Cette famille de ligands28 a depuis suscité un grand intérêt et notamment celui du groupe de Chirik qui a, entre autres, étudié les propriétés électroniques de ces ligands et de leurs complexes métalliques en 2006 (Schéma 10).29 Il a ainsi montré le caractère particulier de ces complexes lors d’étapes successives de réduction. La mono-réduction de 4-FeCl2 en 4-FeCl par un amalgame Na(Hg) ou par NaBEt3H a permis de mettre en évidence que la réduction avait lieu sur le ligand et non sur le centre métallique. L’addition d’un électron au complexe 4-FeCl2 génère donc un complexe 4-FeCl ayant un ligand radical (SL = 1/2) couplé antiferromagnétiquement avec le fer (II) haut spin (SFe = 2). Le spin global du complexe est quant à lui de S = 3/2. Une nouvelle réduction du complexe 4-FeCl en présence de ligands faiblement coordinants tels que N2 ou DMAP conduit à une seconde réduction du ligand pour donner un complexe de fer de spin intermédiaire SFe=1, portant un ligand bis(imino)pyridine bis anionique. Le degré d’oxydation formel du métal diffère de celui observé spectroscopiquement car lors des deux étapes de réduction, le fer conserve son degré d’oxydation (+II). Dans ce cas, les ligands bis(imino)pyridines jouent un rôle d’unité de stockage des électrons qui pourront être utilisés par le métal en cas de besoin lors d’une transformation.

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Le groupe de Chirik a également synthétisé et isolé un grand nombre de complexes au fer portant des ligands bis(imino)pyridines et deux molécules de N2. Ces complexes très sensibles à l’oxygène et à l’eau ont été utilisés, entre autres, pour catalyser la cycloaddition [2+2] de diènes (Schéma 11). 30 En accord avec les données spectroscopiques et théoriques, un premier mécanisme a été proposé. Celui-ci est caractérisé par la conservation du degré d’oxydation du fer (II) tout au long du cycle catalytique, car le ligand sert de réservoir d’électrons et fournit les électrons nécessaires à la formation du métallacycle après l’addition oxydante. L’élimination réductrice donne le produit cyclisé et régénère le complexe de Fe(II) ayant un ligand bis-anionique. Dans cet exemple, tous les événements redox sont centrés sur le ligand et grâce aux électrons stockés sur ce dernier, le métal est capable de réaliser des réactions à deux électrons telles que l’addition oxydante et l’élimination réductrice. Nous verrons ultérieurement dans le manuscrit (II.1.2) que, grâce à l’isolement et la caractérisation de complexes-clés, le mécanisme a été de nouveau étudié et propose un cycle catalytique Fe(I)/Fe(III) impliquant le passage par un métallacycle de Fe(III) portant un ligand radical anion. Le groupe de Chirik a également utilisé cette famille de complexes pour d’autres applications qui seront présentées par la suite.

Schéma 11. Mécanisme de la réaction de cycloaddition [2+2] catalysée par [4-Fe0(N2)2] décrit aussi comme [4'-FeII(N2)2]

Dans le contexte de la catalyse organométallique, utilisant largement les métaux nobles pour leur capacité à favoriser les réactions redox à deux électrons (addition oxydante et élimination réductrice), cette réactivité des ligands non-innocents ouvre de nouvelles voies pour l’utilisation des métaux non nobles. Ces derniers ont en effet tendance à effectuer des transferts mono-électroniques et les ligands redox pourraient permettre de contourner cette limitation en stockant des électrons et en les rendant disponibles lorsque le métal en a besoin.31

33 Dans une optique similaire des ligands non-innocents dans des stratégies mimant le mode d’action des métaux nobles, le groupe de Soper a utilisé le cobalt associé à des ligands non-innocents et a montré qu’il était capable de réaliser les étapes élémentaires d’un cycle catalytique. Ainsi, lors de l’étude d’une réaction dans sa version stœchiométrique, il propose que la formation d’une liaison C‒M peut avoir lieu via une addition oxydante sur le centre métallique, sans pour autant changer la configuration des électrons d du métal (Schéma 12).32 Plus particulièrement, il a étudié la réaction de couplage croisé de Negishi entre un halogénure d’aryle et un organozincique, médiée par une quantité stœchiométrique de complexe de cobalt Co (III). Son objectif était de faciliter les réactions à deux électrons pour des métaux, qui habituellement favorisent des processus de transfert mono-électronique. Ainsi, les deux ligands radicaux imino-semiquinones portés par le complexe de Co(III)

5a sont facilement réduits par un dérivé organozincique pour former un complexe 5b de ligands

amidophénolates et le produit de couplage Ph‒R. Ceci met en évidence la propriété de ces ligands à stocker deux électrons afin de faciliter l’addition oxydante et de céder deux électrons lors de l’élimination réductrice.

Ainsi, la réaction stœchiométrique entre un halogénure d’aryle et un organozincique est possible grâce aux électrons stockés sur les imino-semiquinones du complexe de Co(III), libérés en fonction des besoins électroniques du métal. Les processus redox sont centrés sur les ligands, ce qui permet au centre métallique de conserver son degré d’oxydation. Les conditions expérimentales de la réaction de Soper restent à optimiser et une version catalytique doit être développée. Néanmoins, cet exemple montre bien que les réactions de couplage croisé majoritairement effectuées par des métaux nobles pourraient être maintenant effectués par des métaux de transition de la première ligne portant des ligands non-innocents agissant en tant qu’unité de stockage d’électrons disponibles, via un mécanisme, habituellement réservé aux métaux nobles, de transfert à deux électrons de type addition oxydante/élimination réductrice.

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b. Pour des « réactivités impossibles »

Des métaux liés à des ligands redox non-innocents sont capables de développer des réactivités auxquelles ils n’avaient pas accès auparavant. C’est le cas du zirconium qui est un ion métallique le plus souvent caractérisé par une configuration électronique de type d0 lorsqu’il est dans son état degré d’oxydation maximal (+IV). Cet état d’oxydation maximal l’empêche, par exemple, de réduire le dioxygène car il ne possède pas d’électrons d disponibles sur sa couche de valence. Le groupe de Heyduk s’est intéressé à la réduction du dioxygène par un complexe de Zr(IV) associé à des ligands non-innocents (Schéma 13).33 Le sujet d’étude de ces travaux s’inspire de la présence, dans la Nature, de réactivités similaires comme dans les métalloprotéines pour former des dérivés de type oxo.34,35 Dans l’exemple d’Heyduk, le ligand pince dianionique de type [ONHO]2‒ présent dans le complexe de Zr(IV) 6 a été étudié. Ce complexe métallique est caractérisé par un ligand redox-actif possédant un proton capable d’être libéré lors de réaction. Dans une précédente étude, le ligand [ONO] complexé au Zr(IV), a montré sa capacité à activer le dioxygène.36 Heyduk a étudié une variante protonée de ce ligand, la version [ONHO]2‒ et a montré que son complexe était à la fois capable de libérer un proton et deux électrons. Ainsi, en présence de dioxygène, le complexe 6 active ce dernier pour former le complexe pontant 7 de type [(ONO)ZrCl2(μ-OH)]2. Lors de la réduction de dioxygène par ce complexe, le centre métallique zirconium reste au degré d’oxydation +IV alors que chaque ligand est oxydé par deux électrons et qu’un proton est transféré du ligand pour former le pont hydroxyde de l’espèce 7. Une réduction multi-électrons couplée (au total, quatre électrons et deux protons échangés) à un transfert de proton a lieu en présence d’un métal non redox-actif et de ligands non-innocents qui coopèrent pour former le produit.

Schéma 13. Réduction du dioxygène catalysée par Zr(IV)

D’un point de vue plus synthétique, le même groupe a réalisé une réaction de couplage C‒C à partir d’un centre non redox-actif (Schéma 14).37 Le concept de réservoir d’électrons prend ainsi tout son sens puisque l’élimination réductrice est uniquement possible grâce aux deux électrons présents sur les ligands non-innocents. On peut ainsi noter que le zirconium conserve son degré d’oxydation (+IV) tout au long de la réaction grâce à la coopérativité redox entre le métal zirconium non redox-actif, ne possédant pas d’électrons sur la couche électronique d (d0) et un ligand redox-actif..

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Schéma 14. Formation de biphényle via un centre zirconium

Le groupe de Heyduk s’est ensuite intéressé à l’étape d’addition oxydante et rapporte ainsi en 2011 (Schéma 15),38 la dismutation de la diphénylhydrazine 11 en azobenzène 16 et aniline 14. Lors de la première étape, la diphénylhydrazine 11 se coordine au centre métallique du complexe 12 pour former le complexe 13. L’étape d’addition oxydante à deux électrons est alors rendue possible par le don de deux électrons au métal par le ligand. Ce ligand est alors oxydé sous forme diimine dans le complexe 15, qui réagit avec une autre molécule de diphénylhydrazine pour former l’azobenzène 16 et l’aniline correspondante. Lors de cette étape, le ligand reprend sa forme initiale diamide et comme dans les deux exemples précédents, tous les événements redox sont centrés sur le ligand. Du point de vue catalytique, cette réaction ne nécessite que 10 mol% de catalyseur pour une conversion totale en 24 h.

Schéma 15. Mécanisme de formation d’azobenzène et diphénylaniline catalysée par du Zr(IV)

Pour conclure, ce deuxième mode d’action permet de mettre en évidence que le ligand n’est pas spectateur de la réaction et joue un rôle prépondérant dans le stockage d’électrons afin d’en

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faire bénéficier le métal en cas de nécessité. Ce réservoir d’électrons rend donc possible de nouvelles réactivités auxquelles le métal ne pouvait pas accéder jusqu’alors. Néanmoins, même si les processus redox sont centrés sur les ligands redox non-innocents, la réactivité reste métallo-centrée.

Les deux modes d’action qui vont être développés dans la partie suivante, mettent en jeu un ligand qui joue un rôle bien plus important lors de l’activation des liaisons des substrats lors du cycle catalytique.