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Cartographie des ajustements par le travail en temps de crise : les enseignements des enquêtes de terrains.

Partie 2. Les apports des monographies

3. Quels ajustements ? Dynamique et séquençage

3.1. Cartographie des ajustements par le travail en temps de crise : les enseignements des enquêtes de terrains.

Le concept de "travail" a été mobilisé dans une double perspective. D'une part, il conduit à rendre compte d'un spectre large de dispositifs par lesquels les entreprises mobilisent de la main-d'œuvre,

via l'emploi direct ou interne en C.D.I. ou en C.D.D., mais aussi via l'emploi indirect ou externe tels

que l'intérim et la sous-traitance. Il pointe, d'autre part, les systèmes de rémunération de la main- d'œuvre employée en C.D.D. ou C.D.I. sur la base desquels les entreprises valorisent le travail salarié. Chacune de ces dimensions renvoie à deux catégories d’ajustements, selon qu'ils portent sur le niveau des emplois et des rémunérations ou bien sur leur forme.

Dans le cadre de cette post-enquête, une première étape a consisté à donner un contenu empirique à cette représentation des modes d'ajustement du travail grâce au questionnaire de l’enquête REPONSE. La seconde étape a consisté à identifier, à partir des enquêtes de terrain, la panoplie des ajustements qui s'inscrivent dans un spectre plus large que ceux identifiés à partir de l'enquête REPONSE. La pluralité des modes d'ajustement est dans un premier temps envisagée sur l'ensemble des monographies à partir d'une description des ajustements ayant porté sur l'emploi, les rémunérations ou "d'autres" éléments liés en particulier à l'organisation du travail (3.1.1). Dans un second temps, il s'agit de rendre compte de certaines "régularités" que nous avons pu constater dans une perspective transversale aux études de terrain (3.1.2).

3.1.1. La panoplie des ajustements par le travail

Les enquêtes de terrain ont conduit à identifier une diversité des modalités d'ajustement. Nous les présentons ici selon qu'ils portent sur l'emploi, les rémunérations ou l'organisation de la production et du travail sans rendre compte encore de leur articulation.

Le tableau 6 récapitule l'ensemble de ces ajustements et indique les établissements qui nous ont indiqué les avoir mis en œuvre.

Tableau 6 : Cartographie des ajustements en temps de crise

Ajustements sur l'emploi

Mouvements entrées-sorties (emploi permanent) Flexibilité externe Flexibilité interne

- gel des embauches EQUIP, PEINT,

PHARMA, GRENAILLE,

CONSEIL, AERO, BTP, BANQUE

- contrats aidés PHARMA, BANQUE - quantitative :

Aménagement du temps de travail (modulation, heures supplémentaires, compte épargne temps) PNEU, PEINT, GRENAILLE, TRACTPLUS, CONSEIL, BTP, FORGE - pré-retraites (mesures des PSE-PDV) EQUIP, ELEVATION, PHARMA, BANQUE - CDD PHARMA, TRACTPLUS, EQUIP - quantitative : chômage partiel (recours effectif)

PNEU, EQUIP, ELEVATION, GRENAILLE, TRACTPLUS, FORGE - licenciements individuels ou ruptures conventionnelles ELEVATION, CONSEIL, EQUIP, BTP

- intérim PNEU, EQUIP,

ELEVATION, PEINT, GRENAILLE, TRACTPLUS, BTP, AERO, FORGE, FERROV - qualitative : mobilité interne, polyvalence, formation PNEU, EQUIP, ELEVATION, PEINT, PHARMA, GRENAILLE, TRACTPLUS, CONSEIL, BTP, BANQUE, AERO, FORGE, COOP - licenciements collectifs (PSE/PDV) PNEU, ELEVATION, PHARMA, TRACTPLUS, BANQUE, SANSFIL, COOP - sous-traitance / rapatriement d'activités PNEU, EQUIP, ELEVATION, PEINT, PHARMA, GRENAILLE, TRACTPLUS, BTP, BANQUE, SANSFIL, AERO, FORGE, COOP, FERROV

- qualitative : demandes d'autorisation de chômage partiel à titre préventif

Ajustements sur les rémunérations

Sur les salaires de base Sur les primes Sur la participation, l'intéressement et l'épargne salariale

- modération salariale FERROV, PNEU,

EQUIP, ELEVATION, PHARMA, GRENAILLE, TRACTPLUS, BANQUE, FORGE, COOP

- prime panier, transport, poussière, liée à l'organisation du travail… ELEVATION, GRENAILLE, TRACTPLUS, BTP, BANQUE, SANSFIL, FERROV

- intéressement PNEU, ELEVATION,

BANQUE, AERO, FORGE, BTP

- gel TRACTPLUS,

CONSEIL, BTP, AERO, COOP

- participation EQUIP, GRENAILLE,

TRACTPLUS, FORGE, COOP, AERO

- baisse des salaires CONSEIL - prime de partage des

profits

PHARMA - grille salariale, salaire

d'embauche

GRENAILLE, BANQUE, COOP

Ajustements sur l'organisation de la production et du travail

Sur les coûts Sur les choix d'activités Sur l'organisation du travail

- baisse des stocks PNEU, PEINT,

TRACTPLUS, BTP - redéploiement d'activités ELEVATION, PEINT, PHARMA, GRENAILLE, TRACTPLUS, BANQUE, SANSFIL, COOP

- réorganisation du travail PNEU, CONSEIL, BTP,

BANQUE, AERO, TRACTPLUS, SANSFIL, ELEVATION, PHARMA - baisse des frais

généraux

FERROV, ELEVATION, CONSEIL, BTP, FORGE

Nous avons distingué au sein des ajustements sur l'emploi :

- les mouvements d'entrées-sorties de l'entreprise concernant les effectifs permanents. On entend ici rendre compte du ralentissement ou du gel des embauches et des différentes modalités de rupture des contrats de travail : licenciements individuels, licenciements collectifs sous la forme de plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ou de plans de départs volontaires (PDV), ces derniers étant parfois eux-mêmes établis dans le cadre de PSE, ruptures conventionnelles. Ces mouvements de sorties ont pu concerner des salariés proches de l'âge de la retraite.

- les ajustements impliquant de jouer sur des modes de flexibilité externe de l'emploi, tels que les contrats aidés, les CDD, l'intérim, la sous-traitance et le rapatriement d'activités.

- les ajustements relevant des modes de flexibilité interne se répartissent entre, d'une part, ceux portant sur des variations quantitatives du volume d'heures de travail, par des aménagements du temps de travail (modulation, compte épargne temps, heures supplémentaires) mais aussi par le recours effectif au chômage partiel et, d'autre part, ceux portant sur des aspects plus qualitatifs du travail tels que la mobilité interne, la polyvalence et les actions de formation qui les accompagnent. Nous incluons également les demandes d'autorisations de chômage partiel dans la catégorie des modes de flexibilité interne de nature qualitative dans la mesure où elles sont faites à titre préventif et pourront être rendues effectives ou non selon l'évolution de l'activité des établissements et/ou la possibilité de recourir à d'autres types d'ajustements.

Les ajustements portant directement10 sur les rémunérations se composent de trois types

d'actions :

- celles portant sur le salaire de base, qu'il s'agisse de la modération, du gel ou de la baisse des salaires, ou bien de la modification de la grille des salaires en matière de prise en compte de l'ancienneté ou de redéfinition des salaires d'embauche.

- celles portant sur les primes non liées aux résultats, dont certaines peuvent être dépendantes des modifications des horaires de travail (travail de nuit, panier…)

- celles associées aux résultats et à la performance des entreprises et relevant des dispositifs d'épargne salariale (prime d'intéressement, prime de participation et depuis 2011 prime de partage des profits).

Enfin, les autres ajustements tels qu'ils sont ressortis des entretiens affectent directement l'organisation de la production et du travail et seront essentiels pour appréhender l'étude des conditions de travail en temps de crise. Là encore, trois axes ont été identifiés à partir des monographies:

- La baisse des coûts a été recherchée via la baisse des frais généraux et la baisse des stocks.

10

- Les cas de réorganisation du travail peuvent être directement liés à la recherche d’une baisse des coûts, notamment lorsqu'il s'agit de la mise en place du zéro stock ou de la suppression de certaines fonctions (informatique dans CONSEIL, assurance dans BTP).

- Les ajustements portant sur les choix d'activités relèvent de configurations où les établissements modifient le périmètre de leurs activités productives, voire celui de l’entreprise (ou du groupe). Il ressort de cette cartographie que les 15 établissements faisant l'objet des monographies ont usé, à des degrés divers, dans un séquençage également particulier, de ces différents ajustements. Avant d'étudier la manière dont ceux-ci ont été combinés et séquencés sur la période de la crise, plusieurs "régularités" peuvent être mises en évidence relatives au recours plus ou moins systématique à certains types d’ajustement.

3.1.2. Au-delà des cas particuliers, quels traits saillants et quelles récurrences ?

Nous proposons cinq hypothèses comme autant de questions soulevées par les monographies. a) Le travail intérimaire : première variable d’ajustement ?

Le constat d'emblée établi au niveau macroéconomique rendant compte de l'ampleur exceptionnelle de la baisse de l'emploi temporaire au démarrage de la crise fin 2008 se retrouve dans les 10 établissements ayant recours au travail intérimaire. Première variable d'ajustement, les intérimaires sont les premiers qui sortent des établissements industriels aux premières variations d'activité, et qui peuvent être d'ailleurs remobilisés si l'activité présente des signes de reprise. Ces variations de l'emploi intérimaire peuvent aller jusqu'à constituer en elles-mêmes un "indicateur" pour les salariés permanents et les représentants du personnel de l'activité de l'établissement et par voie de conséquence.

« Ils sont très regardants au niveau de l’intérim parce que les intérimaires ils savent que c’est la première alarme et c’est le premier levier qu’on actionnera. Donc systématiquement tous les mois, on parle de l’effectif intérimaire et quand on oublie d’en parler ils nous rappellent dessus. C’est vraiment un indicateur très fort pour eux. Et la preuve c’est qu’au mois de juin, on a recours à nouveau à l’intérim pour faire face à l’activité supplémentaire qu’on avait. Donc ça leur donne quand même les premières tendances » (RD_GRENAILLE).

b) Les salaires épargnés par les ajustements ?

A l'exception d'un établissement qui a pratiqué une baisse de salaires pour une catégorie de personnel afin de préserver l'emploi (CONSEIL), et d’un autre ayant gelé les salaires de l’ensemble du personnel en 2009 (AERO), la majorité des établissements enquêtés n'a soit "rien fait", soit adopté une politique de modération salariale. Rappelons que « si 59% des établissements de 20 salariés ou plus, interrogés directement sur leur réponse à la crise, déclarent ne pas avoir modifié leur politique salariale entre 2008 et 2010, 29% déclarent tout de même avoir mis en œuvre une politique de modération salariale et 11% un gel des rémunérations » (Pignoni, Reynaud, 2013). Cependant nos enquêtes montrent que, compte tenu des mesures de flexibilité interne, les salaires de certaines catégories de personnel ont pu être affectés de manière indirecte par les ajustements, et enregistrer

une progression plus faible voire une baisse lorsque les établissements ont eu recours au chômage partiel ou ont limité les heures supplémentaires.

c) Du chômage partiel ‘préventif’ comme modalité de flexibilité interne ?

Si le recours effectif au chômage partiel est apparu très corrélé aux variations d'effectifs, soit parce qu'il intervient comme dispositif d'urgence pour éviter les licenciements (FORGE, EQUIP), soit parce qu'il intervient en amont des licenciements et des PSE (TRACTPLUS, PNEU, ELEVATION), les demandes d'autorisation de chômage partiel à titre préventif constituent une forme d'ajustement dans la mesure où les directions pourront mettre en balance le recours effectif à ce dispositif contre une flexibilité accrue, notamment en matière de mobilité ou d'aménagement du temps de travail. Chez BTP notamment, dès les premières difficultés économiques et face à la moindre prévisibilité de l'activité, la DRH procède à des demandes d’autorisations de chômage partiel à titre préventif qui sont acceptées « par sécurité » et votées en comité d’entreprise sans difficulté.

"Une des mesures que moi j'ai beaucoup mise en place ces derniers temps, c'est du

chômage partiel. […] Beaucoup à titre préventif […] Ils ont une visibilité à deux, trois mois. Donc, c'est quand même court par rapport à une époque. Avant, j'aurais dit six mois, voire plus. Donc ce qui fait qu'aujourd'hui, la nécessité d'optimiser ses ressources et son personnel est vraiment importante. On a une variable d’ajustement qui va être avant tout le chômage partiel. C'est-à-dire que moi, je vais faire du préventif. On me dit : « Voilà, je pense qu'on va avoir une baisse d'activité », donc je fais ma demande en CE, il faut un avis du CE pour la mise en place du chômage partiel. On consulte le CE, il n'y a jamais aucun problème, ils nous disent OK. Je fais ma demande, mais je peux très bien en fait ne pas mettre en œuvre la mesure concrète de chômage partiel, parce qu'entre-temps, on aura eu des chantiers. Donc ça, c'est vrai que c'est une variable d'ajustement." (RD_BTP)

De fait, il n’y aura pas eu de recours effectif au chômage partiel jusqu’en 2013 dans cette entreprise. En revanche, la possibilité de le rendre effectif sur la période 2009-2013 interviendra pour décider des ajustements sur d'autres modalités.

d) Des licenciés de plus en plus ‘volontaires’ dans les grands groupes ?

Des "licenciements" collectifs ont été mis en place sur la période 2008-2013 dans près de la moitié de nos monographies (huit sur quinze). Plusieurs constats peuvent être établis à propos de ce mode d’ajustement.

D'une part, à l'exception de COOP, ils ont tous lieu dans des établissements appartenant à des groupes de dimension mondiale. D'autre part, ils ont pris la forme de plan de départs volontaires, accompagnant la mise en place d'un plan de sauvegarde de l'emploi (excepté chez PHARMA EN 2009- 2010). Les motivations à la mise en place de ces départs "volontaires" s'inscrivent dans différents registres. L'aspect "volontaire" renverrait d'abord à une forme de consensus autour du départ, sans que les directions ne trouvent un intérêt à "trier" les catégories de salariés pour préserver certaines compétences. De ce point de vue, on retrouve l'idée selon laquelle un PDV "passe mieux" qu'un PSE parce qu'il n'y a pas de licenciements et parce que certains, à partir d'un certain âge, mais aussi en- dessous d'un certain âge (!) seraient "contents" de partir (TRACTPLUS, ELEVATION, PHARMA). Un

autre registre a été identifié sous la forme de l'existence en interne d'une sorte de convention "interdisant" les licenciements. Cette convention prend la forme d'un "pacte social" chez BANQUE et s'inscrit dans le statut juridique de coopérative de COOP.

Ces plans de départs, largement organisés sur la base du volontariat dans les grands groupes, n’apparaissent jamais comme des modalités "isolées" d'ajustements. Ils n'en constituent toujours qu'une des dimensions qui peut, à l'instar des autres, faire partie de la gamme des possibles et des arbitrages.

e) Les changements organisationnels comme ajustements et/ou effets induits des ajustements Les modifications de l'organisation du travail voire de stratégie industrielle que nous avons pu rencontrer peuvent prendre des formes très diverses : transformation des chaînes de montage chez TRACTPLUS, mobilisation du matériel interne (plutôt que recours à la location) et zéro stock chez BTP, mise en place du zéro stock, abandon d’activité et redéploiement chez PEINT, BANQUE (à la suite de Bâle III), changement de stratégie et de partenaire chez COOP etc.

Ajustements pour les uns et conséquences des ajustements sur l'emploi et les rémunérations pour les autres, ces modifications de l'organisation du travail et des périmètres sont, à des degrés divers, directement reliées à la ou "aux" crise(s) vécues par les établissements. Elles interviennent toujours de façon complémentaire à d'autres types d'ajustements portant notamment sur l'aménagement du temps de travail ainsi que sur des aspects plus qualitatifs comme la mobilité interne ou la formation. De fait, elles ne sont pas sans conséquences sur les rémunérations, dès lors par exemple qu'elles portent sur une modification des lignes de production qui conduit à des changements d'horaires de travail et à une réorganisation des équipes (TRACTPLUS).

La quasi-totalité des établissements (douze sur quinze) a procédé à de tels changements d'organisation du travail et/ou de périmètres sans qu’il soit toujours évident pour les interlocuteurs de les situer dans le registre des ajustements, ou bien dans celui de leurs conséquences. Complémentaires aux modalités de mise en œuvre de la flexibilité interne, elles s'articulent également avec des changements dans les modes de contrôle du travail et des conditions de travail. Ces traits saillants que l'on a choisi de faire ressortir de la cartographie des ajustements ouvrent sur deux types de perspectives : les interdépendances entre ajustements et la façon dont ils mettent au jour la polarisation des salariés.