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PARTIE II. CARACTERISATION ET GENEALOGIE DU MODELE

3. Cadre 3 : Les réseaux coopératifs

Le troisième cadre d’analyse repose sur la littérature sur les réseaux54 coopératifs (Benkler 2002, 2006; Grassineau 2009; Mance 2003). Il s’agit de travaux dont le contenu est le plus satisfaisant pour caractériser les communautés d’utilisateurs-développeurs. C’est le cadre avec lequel nous partageons la plus grande affinité. La notion de réseau coopératif fédère différents auteurs. Nous verrons d’abord la littérature portant sur l’économie sociale et solidaire [3.1.]. Puis, nous aborderons les travaux sur la coopération [3.2.].

3.1.

L’économie sociale et solidaire.

Tout d’abord, nous nous intéresserons aux travaux de Mance (2003). Tout au long de son ouvrage, Mance remet en question le système capitaliste basé sur la propriété privée des moyens de production, il présente la production et la consommation solidaire comme une solution au problème de la pauvreté et de l’exclusion. Ces travaux apportent une grille d’analyse alternative et originale. Les écrits de Mance portent sur les réseaux de collaboration solidaire qu’il définit comme un « travail et [une] consommation partagés dont le lien

réciproque entre les personnes provient, en tout premier lieu, d’un sens moral de coresponsabilité pour le bien-vivre de tous et de chacun. » (Mance 2003: 17).

Mance identifie un troisième secteur d’activité correspondant aux activités non lucratives dont le poids est loin d’être négligeable. D’après Lins da Silva, « aux USA, l’argent mû par

les organisations sans but lucratif est supérieur aux produits bruts de tous les pays du monde, à l’exception de sept. » (Lins da Silva cité dans (Mance 2003: 24)). Mance place ce secteur

entre l’Etat et le marché (Mance 2003: 23). Cela montre bien que la dichotomie hiérarchie/marché ne permet pas d’intégrer les formes productives sans but lucratif que

54 Le lecteur intéressé par la notion de réseaux trouvera des approfondissements dans l’ouvrage collectif suivant : (Callon, Cohendet, Curien, Dalle, Eymard-Duvernay, Foray, et Schenk 1999).

Partie II. Chapitre 1. Les apports et limites de la littérature existante sur la caractérisation des communautés.

Mance décrit. Nous verrons plus loin qu’il est nécessaire d’avoir un cadre d’analyse intégrant l’ensemble des formes productives marchandes et non marchandes. Toutefois, le couple Etat/marché ne peut pas être adopté car il n’intègre pas les initiatives privées à but non lucratif. Comme le soutient Merges, il existe d'autres formes d'organisations en dehors des gouvernements et des firmes (Merges 2004: 3).

3.2.

La communauté d’utilisateurs-développeurs comme réseau coopératif.

Y. Benkler s’est focalisé sur le processus de division du travail pour caractériser les communautés d’utilisateurs-développeurs en mobilisant la classique dichotomie des sciences économiques hiérarchie et marché (Coase 1937). Il explique qu’il existe une troisième forme de production différente des deux autres (Benkler 2002: 381). Ces travaux nomment ce modèle la « peer-production » (Benkler et Nissenbaum 2006: 394) et « fait référence à des

systèmes de production qui reposent sur l'action individuelle qui est choisie par l'individu lui- même et décentralisé, plutôt que hiérarchiquement attribuée. » (Benkler 2006: 62). Benkler

souligne que les communautés d’utilisateurs-développeurs sont des « cas de production par

les pairs qui interagissent et collaborent en étant organisé ni [sur un modèle] de marché ni sur un modèle hiérarchique ou managérial. » (Benkler 2002: 381).

Benkler explique l’émergence du modèle de la « peer-production » en se basant à la fois sur la théorie des coûts de transactions (Coase 1937) et la théorie de la propriété (Demsetz 1967). Il soutient que « lorsque le coût d'organiser une activité sur la base de pairs est

inférieur au coût d'utiliser le marché ou une organisation hiérarchique, alors la production par les pairs émerge » (Benkler 2002: 403).

Ce modèle de production se rapproche de la manière dont les communautés scientifiques fonctionnent depuis des centaines d’années en appliquant le principe de l’évaluation par les pairs. Dans son travail, Benkler met en évidence le fait que les approches basées sur les travaux en sociologie et anthropologie sur le don contre-don et la réciprocité ont l’avantage d’avoir une portée analytique à la fois en ligne et hors ligne. En revanche, il met en exergue le fait qu’elles sont hors du courant dominant des sciences économiques (Benkler 2002: 400). Il ajoute par la suite la portée et le but de son travail : « Dans cette première étude du

phénomène de la production par les pairs, il semble plus important d'établir sa ligne de crédibilité comme un mode de production soutenable et valorisable au travers du cadre

Partie II. Chapitre 1. Les apports et limites de la littérature existante sur la caractérisation des communautés.

analytique pertinent le plus utilisé [hiérarchie/marché] plutôt que d'offrir une explication détaillée de son fonctionnement. » (Benkler 2002: 401).

Nous pensons qu’au contraire la dichotomie hiérarchie/marché est un cadre d’analyse réducteur et non adapté. Les travaux de Grassineau ont prouvé que les systèmes de production non-marchands comme les communautés d’utilisateurs-développeurs étaient en dehors du cadre hiérarchie/marché (Grassineau 2009: 26). Par conséquent, nous sommes hors de la sphère de la production marchande et non pas entre hiérarchie et marché comme le prétendent Langlois et Garzarelli (2007: 3). La communauté d’utilisateurs-développeurs est seulement l’exemple le plus typique et contemporain d’autres formes de production en marge de la production marchande avec une logique de fonctionnement différente.

Plus récemment, Benkler a introduit la notion de « social production » (Benkler 2006) beaucoup plus large et adaptée pour décrire ces formes de production. D’autre part, Benkler propose d’utiliser la notion de « commons » (Hardin 1968) aussi importante pour comprendre ces formes. Il convient de noter que la notion de « bien commun » est particulièrement vaste puisqu’elle englobe en réalité plusieurs types de biens55. Par exemple, Labatut considère les ressources génétique comme relevant de la catégorie des « bien communs » mais aussi l’eau et les ressources de pêche (Labatut 2009: 12).

D’après Benkler, les biens communs peuvent être divisés en quatre types basés sur deux paramètres. Le premier renseigne si le bien est ouvert ou fermé : c'est-à-dire en libre accès à n’importe qui ou réservé à quelques personnes. Le second décrit la manière dont le bien est régulé ou non (Benkler 2006: 61).

L’ouvrage de Benkler56 est d’une richesse importante en matière d’exemples mais celui-ci ne propose pas véritablement de réflexion théorique sur ce que représentent ces formes de production sociales. Benkler fait seulement référence au fait qu’avec ces nouvelles formes de production il y a une convergence des travaux des anthropologues du don et les économistes (Benkler 2006: 116). La concrétisation de ce rapprochement sera réalisée dans les deux prochains chapitres [Chapitre 2 et 3].

La communauté d’utilisateurs-développeurs est une forme productive particulière puisqu’il s’agit d’un système social non-marchand doté d’une fonction de production. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut mobiliser à la fois les sciences économiques, les sciences

55

Pour une revue des apports et limites des perspectives « utilitaristes » et « naturalistes » autour de la notion de bien commun voir (Labatut 2009: 14-16).

56 Les travaux de Benkler ont surtout une portée descriptive et ne proposent pas de passage à la théorie. En d’autres termes, Benkler propose essentiellement ce qu’Albert David nomme des « faits mis en forme » (David 2000, 2008).

Partie II. Chapitre 1. Les apports et limites de la littérature existante sur la caractérisation des communautés.

sociales et les sciences de gestion. C’est une forme d’organisation particulière dont la caractérisation nécessite une analyse profonde des pratiques. Les participants dans ces communautés sont impliqués dans une action collective mais il reste à savoir dans quel type d’action collective ces derniers sont impliqués.

Dalle et al. ont indiqué que ce n’était pas le caractère bénévole du développement des logiciels libres qui était nouveau mais plutôt « son ampleur et sa vitesse » et la « distribution

géographique de ses participants ». Ils ajoutent que les « modes coopératifs de production de connaissances parmi les membres d'une communauté épistémique distribuée qui n'anticipent pas de rémunération pour leurs efforts n'est pas une innovation sociale récente. » (Dalle et al.

2005: 397).

Les communautés d’utilisateurs-développeurs sont en fait le résultat de la rencontre historique de deux formes d’organisations : les systèmes de management de la solidarité et les systèmes de production distribués. Ces deux systèmes ont eu des trajectoires de développement relativement distinctes et différentes dans l’histoire des organisations. Dans les deux prochains chapitres nous montrerons que la communauté d’utilisateurs-développeurs est à la fois une organisation de type solidaire [Chapitre 2] et distribuée [Chapitre 3] en faisant la généalogie de chacune de ces formes d’organisations.

Partie II. Chapitre 2. A la recherche des racines de l’open source (1) : retour sur l’histoire de l’action collective solidaire.

Chapitre 2.

A

LA RECHERCHE DES RACINES DE L

OPEN SOURCE

(1)

:

RETOUR SUR L

HISTOIRE DE L

ACTION COLLECTIVE

SOLIDAIRE

.

Dans le présent chapitre, nous rechercherons les racines de l’open source par le biais d’une étude historique de l’action collective solidaire. Nous prouverons que la notion de solidarité dans les communautés d’utilisateurs-développeurs est en fait rattachable à une catégorie plus large d’organisations. La littérature sur laquelle repose notre travail est pluridisciplinaire : nous empruntons différentes notions à différents domaines rassemblés du fait de leur forte proximité pratique même si du point de vue théorique, ce sont des champs bien distincts entre lesquels peu de liens furent réalisés. C’est à travers la notion de solidarité que nous réaliserons ce lien [1.]. Pour ce faire, nous détaillerons la notion de solidarité en sciences humaines et sociales [1.1]. Nous définirons ensuite le cadre analytique charité/marché [1.2.]. Puis, en second lieu, nous décrirons les formes productives entre la charité et le marché [2.] avec tout d’abord la souscription se situant entre la charité et le donnant-donnant [2.1] et l’association d’épargne rotative ou l’archétype du donnant-donnant [2.2.]. En troisième lieu, nous détaillerons les formes historiques de la solidarité [3.] avec d’un côté les collectifs à objet de solidarité stable (Utopie, Phalanstère et Corporation) [3.1.] et de l’autre les groupes à objet de solidarité instable (Ghilde, Tontine) [3.2.]. En quatrième lieu, nous spécifierons la notion d’action collective solidaire [4.]. Pour finir, nous distinguerons la communauté d’utilisateurs-développeurs [5.] comme un système de management de la solidarité particulier [5.1.] et au fonctionnement paradoxal [5.2.].

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