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Disséquer toutes les implications entre l’économique et le social (donc de l’ « insertion socioéconomique ») concernant notre population reste un projet trop ambitieux. Pour autant, un éclairage important sur cette insertion socioéconomique peut être obtenu pour peu que notre démarche s'inscrive dans un cadre théorique pertinent. Ce terrain propice est fourni par l'approche par les « capabilités ». Le choix de l'approche des « capabilités

» se fonde sur plusieurs raisons: son caractère multidimensionnel, sa perspective interdisciplinaire, sa démarche compréhensive et son cadre d'analyse opérationnel. En effet, la « capabilité » est une perspective pour observer et analyser la situation des individus. Cette approche est donc centrée sur l’individu et sa capacité à utiliser les ressources individuelles et collectives dont il dispose pour arriver à ses propres fins.

La notion de « capabilité » est proposée par le prix Nobel d’économie Amartya Sen. Ce dernier définit le développement « comme un processus d'expansion des libertés réelles dont jouissent les individus » (Sen, 2000, p. 15). L’approche des « capabilités » opère une rupture avec les théories classiques du développement centrées sur le niveau de revenu comme seule unité de mesure du bien-être individuel. C’est en montrant les limites du revenu monétaire comme mode d’évaluation et de comparaison entre les pays (tel le produit national par habitant) que le théoricien des « capabilités » a inspiré la mise place d’un indicateur composite sur le développement humain qui intègre la santé, l’instruction et les conditions de vie. La pauvreté ou la faiblesse des revenus sont perçues sous cet angle comme une restriction de la capacité - ou privation de la liberté - à se nourrir correctement, à accéder aux soins médicaux, à se vêtir, se loger, etc. La privation de liberté de choix dépasse le seul concept de pauvreté lorsqu'il y a absence d'opportunités économiques (conditions sociales précaires et inexistence de services publics) et d'expression politique (comme dans un régime politique autoritaire).

Les « capabilités » liées aux conditions de vie décentes sont qualifiées d'« élémentaires

» car impliquant des besoins vitaux. D'autres « capabilités » présentent une moindre acuité vitale tout en restant fortement valorisées par les individus notamment en

fonction du milieu géographique et culturel. S'arrêter sur ces « capabilités » liées à la pauvreté donne un aperçu réducteur dans l'évaluation du bien-être, l'approche des « capabilités » invite ainsi à élargir la perception du progrès social en termes de libertés ou opportunités réelles offertes à un individu et comportant une possibilité de choix (entre plusieurs alternatives) en faveur de ce qu'il valorise. Le choix de ce qui est valorisé peut trouver une justification autant rationnelle (comportement opportuniste) qu'irrationnelle (croyances symbolico-religieuses et représentationnelles).

Même s’il reconnait que pour certaines « capabilités » vitales liées aux besoins physiologiques l’accès est primordial sur le choix (Dieng et Sauvain-Dugerdil, 2012), Sen ne s’oriente pas vers une catégorisation des « capabilités » car pour lui elles sont simplement déterminées par leurs contextes. Contrairement à lui, Martha Nussbaum qui est l’autre figure marquante de cette approche propose une distinction plus poussée entre les « capabilités » (Nussbaum, 2011). Elle distingue les « capabilités basiques » liées à un ensemble d’aptitudes et de facultés innées des « capabilités internes » qui sont acquises ou développées grâce à l’environnement social, politique et économique. Il s’agit de compétences comme la capacité de développer son point de vue sur des sujets politiques et à les exprimer. Les compétences analytiques ou communicationnelles sont justement à inscrire dans un cadre devant permettre leur éclosion : les « capabilités externes ». Ces dernières renvoient aux conditions liées à l’environnement social, politique et économique qui rendent applicables les capabilités internes. L’importance de ces conditions est perceptible avec l’exemple d’une personne qui a des convictions politiques et des compétences en matière de communication mais n’arrive pas à les exprimer à cause de l’environnement politique et social. Du fait des fortes imbrications entre les « capabilités » internes et externes, Nussbaum parle de « capabilités combinées ».

La perspective développementaliste de l'approche des « capabilités » intègre non seulement la dimension instrumentale de l'action humaine (input), celle des conditions et facteurs qui la produisent (l’acteur n’est pas isolé et est socialement marqué), mais aussi sa finalité (output atteint ou recherché). La possibilité de considérer différentes dimensions liées au contexte tout comme aux caractéristiques individuelles, familiales et socioculturelles sans en exclure d'autres essentielles démontre la démarche inclusive et multidimensionnelle de cette approche. La seconde caractéristique que nous pouvons

relever est le caractère interdisciplinaire de l'approche des « capabilités » dès lors que les différentes dimensions qu'elle intègre impliquent des aspects étudiés par diverses disciplines. En fait, l'approche des « capabilités » peut s'adapter aux données (primaires ou secondaires) dont le chercheur dispose.

Précisément, on peut mettre en exergue les facteurs d'inégalités avec une question spécifique de recherche comme la suivante: quels sont les facteurs qui font que deux individus ayant les mêmes caractéristiques de base (exemple ayant la même origine, le même sexe et le même âge) n'atteignent pas les réalisations qu’ils/elles valorisent.

Déclinant la démarche pour répondre à pareille question de recherche revient à dessiner les contours d’un modèle d’analyse. Pour montrer comment l’approche des capabilités fixe le cadre d’analyse de la thèse, revenons d’abord sur ses concepts fondamentaux et les liens entre eux.

L’approche par les « capabilités » considère que les individus partent d’une situation donnée avec des ressources individuelles et collectives qu’ils vont convertir avec plus ou moins de succès en réalisations ou accomplissements. Les « capabilités » ouvrent un espace de liberté vers les réalisations que les individus valorisent et permettent donc aux individus de faire des choix (Sen, 2000; Nussbaum, 2008). La réalisation constitue donc l'aboutissement d'un processus de transformation des ressources fournies par le contexte et qui varie selon les facteurs de conversion, les « capabilités » individuelles et les valeurs (Sen, 1993; Robeyns, 2005; Bonvin et Favarque, 2008). La figure suivante schématise cette relation logique entre les concepts fondamentaux du cadre des « capabilités ».

Figure 1: Le schéma de causalité du cadre des « capabilités »

Le schéma montre les dotations du contexte (ou « endowments » en anglais) comme base de départ. Il s’agit de l’ensemble des ressources individuelles et collectives liées au contexte où évoluent les individus. Au niveau individuel, ils disposent de ressources ou de handicaps -en termes d’instruction, de santé ou autres- qui peuvent les favoriser ou les pénaliser dans la quête que ce qu’ils cherchent à atteindre comme réalisations. Au niveau collectif, les ressources concernent les prédispositions cognitives et culturelles (représentations sociales, modes de penser, cosmogonie, normes sociales et valeurs) d’un côté, les infrastructures communautaires et collectives existantes rendant la santé, la formation et les loisirs de l'autre. On peut considérer que l’offre de formation pour une femme est largement tributaire des commodités infrastructurelles du contexte associées au lieu de résidence : le fait de résider dans un village sans infrastructure éducative constitue un handicap important pour l'accès à l'instruction. Au-delà du problème lié à l’accès, il dépend également des normes sociales en vigueur quant à la valorisation de ces ressources collectives qui en conditionne l’utilisation (selon qui, quand et comment). C'est notamment le cas lorsque l'infrastructure scolaire existe et est accessible mais que les parents refusent d'y envoyer leurs jeunes filles pour des raisons socioculturelles et de genre. Un autre exemple est celui d'une famille qui renonce à la contraception (souvent proposée par des structures paraétatiques de planification et d'espacement des naissances) pour des raisons religieuses.

Les facteurs de conversion sont les caractéristiques personnelles qui permettent aux individus de transformer les ressources (individuelles et collectives) en opportunités.

Ces caractéristiques sont classées en trois niveaux: individuel (par exemple l’âge, le sexe, le niveau d’instruction selon le cas), familial (par exemple la taille et le niveau de vie du ménage) et du groupe social d'appartenance (par exemple l’ethnie, la religion, la participation sociale ou la vie associative). Ces caractéristiques expriment des prédispositions (présentes ou absentes) pouvant élargir ou réduire l'éventail des « capabilités » et donc la capacité à convertir les ressources collectives en réalisations.

Elles sont pour le chercheur des variables sociodémographiques qui expliquent pourquoi les opportunités sont exploitées de manière inégalitaire par les individus.

L’âge, le sexe, le niveau d’instruction, l’ethnie, etc., donnent lieu, théoriquement, à un accès ou une conversion inégaux des ressources de contexte. On peut alors affirmer que les inégalités de capital social reposent à la fois sur les inégalités en matière de

ressources du contexte et les capacités variables des individus à les utiliser selon leur âge, leur niveau d'instruction, leur trajectoire de vie et leur configuration familiale (entre autres facteurs). Pour repréciser la perspective de l’approche des capabilités qui part de l’individu et de son action, il ne convient pas de considérer que ce sont les ressources qui contribuent de manière inégalitaire à la constitution du capital social, mais plutôt que les individus utilisent les ressources de manière différente ou inégalitaire pour constituer leur capital social. De même, ces caractéristiques sociodémographiques influent par hypothèse sur le statut d’activité des femmes. Examinons alors le modèle d’analyse des relations entre le capital social et le statut d’activité des femmes sous le prisme de l'approche des « capabilités ».

La cadre des « capabilités » est modulable et flexible puisqu’il effectue une analyse situationnelle de l’individu et de son action. Il s’adapte ainsi à l’objectif de recherche et aux données utilisées. Le modèle d'analyse décrit des relations hypothétiques entre deux concepts-clés : le capital social et l'entrepreneuriat à travers les types d’activités exercées. Ces derniers restent les concepts principaux autour desquels se construit notre travail de recherche, le raisonnement théorique suivi jusqu'ici nous suggère un troisième concept-clé qui est directement lié au capital social : la configuration familiale. Le capital social provient du réseau d’interdépendances alors que la configuration familiale est un regroupement de réseaux d’interdépendances présentant une similarité dans sa composition et son orientation. La configuration familiale est donc un contexte familial typique qui, selon les caractéristiques structurelles des réseaux qui la composent, est associée à un type de capital social. La configuration familiale est donc associée au capital social.

Le capital social n'est pas hérité et possédé une fois pour toutes; il s'acquiert et se renforce, ou au contraire, s'affaiblit voire disparait, en fonction des actions individuelles et des ressources collectives mises à la disposition de l'individu par le réseau social (Bourdieu, 1985; Burt, 2001; Coleman, 1990; Putnam, 1995 ; Widmer, 2006).

Autrement dit, le capital social est à la fois une opportunité que l’on saisit lorsque le réseau met potentiellement des ressources à disposition, mais aussi le produit d’un effort d’entretien et de maintien du réseau de relations. On peut considérer le capital social comme une « capabilité interne » au sens de Nussbaum, c’est-à-dire (pour notre cas) qui se développe et se renforce indépendamment de la sociabilité innée de l’acteur social.

Pour Nussbaum (2011), la « capabilité interne » est conceptuellement inconcevable sans son environnement familial, social, politique et économique. Elle affirme à propos des « capabilités internes » les caractéristiques suivantes: « trained or developed traits and abilities, developed, in most cases, in interaction with the social, economic, familial and political environment » (Nussbaum, 2011, p. 21). Puisque le réseau familial et d’interdépendances est le support du capital social, la configuration familiale comme contexte ou environnement familial (le réseau familial étant individuel et individualisé) est alors la « capabilité externe » lié au capital social. Le capital social et la configuration familiale sont deux « capabilités combinées ».

Pour revenir au cœur du sujet, le capital social et la configuration familiale sont mis en lien avec le statut d’activité, plus précisément le fait d’être en activité ou pas (l’occupation) et les types d’activités exercées par les femmes. Nous mettons donc à titre de réalisations ou accomplissements comme situations vécues et atteintes par les femmes au moment de l’enquête : l’occupation, les types d’activités, le niveau de revenu. Notre modèle d’analyse (Figure 2) montre les relations supposées et à analyser entre le capital social et les types d’activités. Il s’agit de l’objectif général de recherche auquel doit répondre d’autres objectifs spécifiques. Pour la configuration familiale, le lien avec le capital social est supposée et doit être reprécisé et démontré : la deuxième partie de la thèse revient sur ces aspects, mais après avoir indiqué la procédure pour produire les configurations familiales et évaluer leur pertinence. Dans la troisième partie de la thèse, on pourra voir si le capital social influence directement les types d’activités ou si cette relation est contrôlée par la configuration familiale.

Les analyses sur les liens entre les « capabilités » et les réalisations sont à faire en tenant compte des facteurs du contexte et de conversion. Le modèle d’analyse intègre l’apport des ressources du contexte qui peuvent être converties, selon les capacités propres des femmes (facteurs de conversion), afin d’atteindre les accomplissements. Le capital social et la configuration familiale sont des « capabilités » au sens d’opportunités d’avoir ou d’être dans un réseau familial tel que celui-ci permette d’avoir un statut d’activité particulier.

Figure 2: Le modèle d’analyse et les concepts-clés

Le modèle d’analyse décliné comme tel donne une distribution des facteurs et des concepts-clés en fonction des blocs prédéfinis que sont les dotations du contexte, les facteurs de conversion, les « capabilités » et enfin les réalisations. D'un autre côté, il nous faut admettre qu’il a ignoré ce qui se rapporte au choix et à la rétroaction.

La notion de choix occupe une place importante dans la théorie des « capabilités » (voir Figure 1). Elle est liée à celle de liberté: bénéficier d'une liberté signifie disposer de la possibilité d'opérer un choix entre plusieurs alternatives. À la différence des « capabilités » de base qui expriment les besoins élémentaires (se nourrir, se loger, etc.), les autres types de « capabilités » tel que le besoin d'insertion sociale sont qualifiés de complexes (Sen, 1993). À l'universalité des premières s'oppose la relativité des secondes car leur poids est fonction de leur valorisation socioculturelle et personnelle. En d'autres termes, dans une situation de liberté acquise, les choix des individus dans la réalisation entre plusieurs « capabilités » alternatives se justifient par ce qu'ils valorisent comme devant être réalisé. La notion de choix est souvent conçue comme un maillon entre les « capabilités » et les réalisations. Dans notre modèle d'analyse, nous estimons que sa pertinence est faible car en examinant le statut d’activité des femmes, nous admettons qu’elles soient actives ou pas, qu’elles exercent un type particulier d’activité en lieu et place d’une autre Autrement dit, notre analyse est à situer dans le temps des réalisations et non avant. On étudie ce qu’une femme a pu atteindre comme situation d’activité au moment de l’enquête.

Notre modèle donne une lecture linéaire et par étapes suivant les différents blocs tout en ignorant la possibilité que certains facteurs rétroagissent sur d'autres dans les blocs précédents. Cela induirait la nécessité d'inclure des boucles de rétroaction dans notre modèle d’analyse. C'est typiquement le cas lorsque le revenu (une réalisation) rétroagit sur le niveau de vie du ménage (un facteur de conversion): l'argent gagné par la femme peut être dépensé pour assurer le confort du ménage. Une autre illustration de cette double connexion est mentionnée par Sen: « la faiblesse des revenus joue souvent un rôle majeur dans l’analphabétisme, les problèmes de santé, la faim ou la malnutrition et à l’inverse, l’accès à l’éducation et à la santé favorise de meilleurs revenus » (Sen, 2000, pp. 35-36). Force est de reconnaitre que la rétroaction est un facteur à prendre en

compte pour cerner les réalités sociales par nature complexes 6. Des données diachroniques (panels) sont plus appropriées pour effectuer des analyses rendant compte des évolutions des situations personnelles dans le temps. Cependant, nos données ne rapportent qu’une petite partie du parcours de vie des femmes concernées. D’un autre côté, il est important d’échapper à une causalité circulaire qui ne reflèterait non plus la réalité sociale. Il importe de la percevoir comme un ajustement de différentes dimensions qui tend vers un équilibre validant une vue synchronique et instantanée de cette réalité. Ce que notre modèle d’analyse capte est à considérer en termes d'opportunités à un moment précis et non de processus continus (comment et où se tissent les relations qui donnent du capital social).

Ce modèle d’analyse sera repris plus loin (chapitre 6) mais de manière détaillée lorsqu’il s’agira de faire une cartographie des variables (« variable mapping ») selon le cadre des « capabilités ». Pour identifier les liens avec les facteurs, il importe de rendre les concept-clefs opérationnels et mesurables.

LA MESURE DES CONCEPTS-CLEFS