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4 Variété des espaces de conception d’usage : les conditions de l’action collective

4.3 Vers les biens génératifs d’usage

Notre cadre analytique appelle à un troisième modèle, qui permettrait de tirer partie d’une meilleur compréhension des activités de conception collective d’usages. Nous avons en outre montré que cette conception collec- tive pouvait être comprise comme un ensemble d’usagers singuliers qui s’échangent des ressources de conception d’usage. Pour chacun de ces concepteurs singuliers, nous avons modélisé l’extension des usages comme une première expansion sur l’une des dimensions de notre axiomatique de l’usage qui génère des inconnus sur les espaces complémentaires suivis d’une deuxième expansion de ces espaces complémentaires.

Ainsi, contrairement au modèle M1, on ne peut plus faire l’hypothèse d’une bijection entre les trois espaces (X, D, P). Parallèlement nous avons montré que les activités de conception de nouveaux usages pouvaient ap- paraître dès lors qu’il y avait introduction d’une nouvelle ressource dans l’espace des connaissances de l’usager, dont les biens ne sont qu’un seul des types possibles. Nous avons listé une typologie de ressources variées, qui montre la grande richesse de la conception d’usages.

Deuxièmement, c’est un changement de paradigme sur la notion de bien que nous avons opéré dans ce travail de modélisation. En effet, alors que dans le modèle M1, on considérait une bijection entre le bien et les usages, le découplage organisé entre les trois dimensions dans ce modèle M3 oblige à penser le bien comme un système technique partiellement inconnu. Le modèle M2 proposait une évolution sur la notion de bien qui consistait à considérer qu’un système technique pouvait générer une algèbre d’action associée, et celle-ci pouvait alors adresser un ensemble de besoins hétérogènes. En revanche nous avons vu dans la section précédente que ce paradigme supposait tout de même de pouvoir construire l’algèbre des actions, c’est-à-dire de continuer à considérer un ensemble d’usages comme connus.

La figure 37 montre une modélisation de tels biens disjonctifs : à travers des logiques de significations qui leurs sont propres (le régime formel des biens, les transferts de connaissances tels que la publicité, le rôle des prescripteurs, etc.) un bien x fortement disjonctif renvoie à des espaces de valeur P(x), à des classes d’actions D(x), mais sans pour autant organiser de relation entre les deux ! Cette proposition est un quasi non-sens si on s’arrête là, puisque d’après notre cadre analytique, ce bien ne correspondrait à quasiment aucun usage connu ! Or c’est bien là l’intérêt de ce type de biens, c’est-à-dire qu’ils convoquent chez l’usager sa capacité de disjonction. A priori ce type de bien va venir susciter de nombreux concepts d’usages nouveaux et originaux chez les usagers. Toute la question pour les concepteurs reste donc de savoir comment organiser la conjonction ultérieure, pour que l’usage soit in fineréalisé.

K(x) D(x) classes d'action P(x) système de valeur

Figure 37 |Modélisation d’un bien x fortement disjonctif

Deux exemples de biens disjonctifs : Twitter et Missing Object

Nous évoquions en introduction de cette thèse l’exemple de Twitter, qui à son lancement assume la part d’inconnu relative aux usages. Le service comporte, d’une part, un ensemble de fonctionnalités : il se décrit par l’ensemble des classes d’actions, en particulier : “écrire un message sous contrainte de 140 caractères”, “l’afficher sur un mur de messages”, “s’inscrire pour recevoir les messages d’autres personnes”, etc. Il renvoie aussi à des projets d’utilisations ou des systèmes de valeurs existants pour d’autres systèmes techniques : la communication désynchronisée du SMS et de l’email, le mur de billets qui fait penser aux blogs personnels, les protocoles de communication par paquets sur internet, l’imaginaire des oiseaux qui chantent à travers le logo et le nom, et ainsi de suite.

Il en résulte deux ensembles D(x) et P(x) sans pour autant que les liens entre ces espaces de soient pensés et fixés à l’avance. L’histoire de Twitter montre une très large exploration de concepts d’usages de ce système, certains qui ont trouvé leurs place, d’autres non. Ce système constitue un bon exemple de bien fortement disjonctif.

Nous proposons d’étudier un second exemple, plus poétique : un objet créé par le designer autrichien Konstantin Grcic. Celui-ci se présente sous la forme d’un simple cube en bois de chêne avec des évidements taillés dans la masse, sur les côtés. Ces derniers jouent sur le registre sémantique des poignées (figure 38).

Figure 38 |Konstantin Grcic, Missing Object, 2004. 9 éléments en chêne huilé (40 x 40 x 20 cm).

Le designer explique son objet :

“The result is a solid block of oak with two excavated handles. The purity of the wood, its weight and raw beauty, define its intense physical power. The carefully thought-out proportions of the wooden block and its two handles give the object the enigmatic charm of something that appears legible but whose purpose remains mysterious.” — Konstantin Grcic15

Ainsi le Missing Object est un objet conçu pour être énigmatique, lisible mais dont les usages restent mystérieux. Il est le fruit d’un travail de conception sur les proportions, le matériau, les poignées, tous ces éléments qui participent à la lisibilité de l’objet et interviennent dans les capacités de disjonction de l’usager. Il évoque l’univers du mobilier par son matériau, les poignées amènent à penser à des classes d’actions comme le transport et le déplacement de l’objet. Ses proportions en font un objet à taille humaine, on

15. http://konstantin-grcic.com/projects/missing-object/, consulté en décembre 2012.

pense à un tabouret ou à un piédestal. Le nom de l’objet lui-même est un concept : l’objet manquant. Par construction sémantique, il n’existe pas. 4.4 De nouveaux enjeux de conception pour la firme

Cette nouvelle vision sur le bien questionne le rôle traditionnel de la firme conceptrice, ainsi que la manière de conduire les processus de développement de nouveaux produits. De nouveaux enjeux apparaissent ; ils sont de deux types : premièrement cette notion de bien génératif révèle un enjeu à susciter et maintenir une part d’inconnu sur les biens et leurs usages, au lieu de chercher à la réduire ; deuxièmement elle annonce un enjeu à organiser et à soutenir les capacités de conception (disjonction et conjonction) des usagers. Nous proposons ici de décrire succinctement ces nouveaux enjeux. La troisième est dernière partie de ce manuscrit sera le lieu d’une investigation plus détaillée de la manière dont les firmes peuvent s’approprier ces enjeux et les dispositifs qui ont commencé à voir le jour pour y répondre.

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