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Avant-propos

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 22-26)

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24 avril 2017. Je reviens à Port-au-Prince après une année de thèse passée entre la Martinique, Montpellier, Paris et la Guadeloupe. Dans le taxi qui me ramène à l’hôtel Prince, où tout a commencé 13 mois plus tôt, je suis assez impatiente de retrouver Élie, Collègue, Michelet, Lenzo (Figure 1) et tous les autres membres de l’équipe d’accueil de l'hôtel. En mars 2016, ils avaient été mes premiers interlocuteurs dans cette ville, qui était alors le théâtre de violentes manifestations anti-gouvernementales. Les responsables de l’École normale supérieure (ENS) de Port-au-Prince, où j’étais accueillie pour donner des cours, m’avaient d’ailleurs demandé de ne pas sortir seule de l’hôtel, où la sécurité était assurée par des gardes armés. Élie, Collègue et Michelet étaient les serveurs du bar de l’hôtel. D’abord intrigué par la présence d’une « jeune femme blanche seule » à Port-au-Prince (je les cite), Collègue s’était lancé le premier dans une série de questions :

« Collègue : Mais qu’est-ce que vous faites ici toute seule ? Vous travaillez ? Mais vous faites quoi ? De la géographie ?? Mais c’est quoi ça ? Ah ! C’est vous qui prédisez les cyclones !!! Non ? Mais alors vous faites quoi ? Mais il dit quoi votre mari que vous partiez toute seule ? Vous n’êtes pas mariée ???? […] Quoi ???

Vous êtes aussi infirmière ??? Mais pourquoi vous faites tout ça d’études alors si vous avez déjà un métier ? ».

Je leur avais expliqué la raison de ma venue à Port-au-Prince et parlé de ma thèse. Puis je leur avais demandé : « Est-ce que vous accepteriez que je vous interroge sur votre vécu des catastrophes naturelles ? ». À leurs échanges de regards, j’avais senti beaucoup d’hésitations et de réserve. À ce moment précis, j’étais bien loin d’imaginer ce que mes questions allaient remuer, interroger et surtout me renvoyer. Finalement, Élie m’avait regardée timidement et répondu :

« Élie : Je veux bien essayer mais je ne parle pas bien français. Alors si je peux te répondre en créole et toi tu parles en français, c’est mieux ».

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Je me revois, calée profondément dans mon siège, écoutant ces hommes me raconter leurs vies, leurs tragédies, mais aussi leurs joies et leur inconditionnelle espérance en Dieu. J’étais bien loin d’imaginer tout ce que cette thèse allait pouvoir soulever, au-delà des risques naturels.

Un an plus tard, arrivée à l’hôtel, j’aperçois Christian, « agent d’accueil-chanteur de chants chrétiens adventistes ». Il me regarde avec un air un peu perplexe :

« Christian : Fanny ? C’est toi ? F.! B. : Et oui c’est bien moi !

Christian : Mais tu as des cheveux maintenant ? (rires) (j’avais les cheveux courts lors de mon premier séjour en Haïti).

F. B. : Et oui, ils ont poussé depuis la dernière fois !

Christian : Ah ! Madame Benitez ! (Christian trouvait déjà, à l’époque, formidable que je porte le même nom de famille qu’un entraîneur de football d’une célèbre équipe anglaise - je crois) ».

Il m’amène au bar et là, je retrouve Élie, Michelet, Collègue et Lenzo, accoudés au comptoir.

Michelet m’aperçoit et lance un grand coup de coude à ses compagnons, en me montrant du doigt. Une fois passé le choc de la coupe de cheveux, je reçois un accueil des plus chaleureux.

Michelet sort tout à coup de derrière le bar un post-it que je reconnais immédiatement :

« Michelet : Tu vois, c’est le mot que tu nous avais laissé en partant l’année dernière. On ne t’a pas oubliée. On le regarde souvent et on se demande comment tu vas ».

Nous avons passé la soirée à discuter. Collègue a encore voulu savoir si je « n’étais toujours pas mariée ». Élie m’a demandé si je me souvenais de ce qu’ils m’avaient raconté. Il a paru très touché lorsque je lui ai expliqué que, non seulement je me rappelais leurs propos, mais que j’avais parlé d’eux lors d’un colloque en France en mars dernier.

Je tenais à partager ce qui peut apparaître comme une simple anecdote, mais qui, pour moi, reflète ce qu’a été ma thèse : des rencontres, et grâce à elles, des moments privilégiés de partage, d’échange, et une immense confiance de toutes les personnes qui m’ont transmis

« leurs bouts de vie », « leurs trésors et leurs secrets », comme me l’a soufflé Rose-Marthe,

une des personnes que j’ai interrogée en Guadeloupe, et souvent même « leurs catastrophes personnelles1 ».

Cette dimension émotionnelle est trop souvent occultée dans les recherches sur les catastrophes naturelles, en sciences humaines et sociales. Pourtant, elle constitue un élément central de compréhension de ce que représente une catastrophe naturelle. Les plans de prévention, les indicateurs de vulnérabilité physique ou l’identification des mesures structurelles ne suffisent pas, car ils occultent très largement les individus qui vivent ces événements catastrophiques. Si la géographie raisonne à l’échelle des territoires et fait de l’espace son objet, ces territoires sont habités par des personnes dont les histoires, les sentiments, les émotions jouent un rôle essentiel dans les processus de vulnérabilisation et de résilience. Ce sont ces personnes que j’ai choisi de mettre en avant dans le travail qui va suivre.

Figure 1 : Michelet, Lenzo, Collègue et Élie, avril 2017, Port-au-Prince (Réalisation : F. Benitez)

1 Propos employés par différentes personnes interrogées durant mes terrains d’étude.

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