• Aucun résultat trouvé

AUX CÔTÉS DE PATRICK RAMBAUD, ET DES QUESTIONS…

Dans le document Écritures en chemin (Page 83-86)

D

ANS LE CADREdu cycle « Un auteur, un jour »,

organisé avec le Centre de communication de l’Ouest à l’initiative de l’université permanente de Nantes, j’ai eu l’occasion, le 15 novembre 2000, de déjeuner aux côtés de Patrick Rambaud.

Je me suis d’abord demandé si j’allais accepter, n’ayant encore rien lu de cet auteur pourtant prolixe1,

et Prix Goncourt 1997. À vrai dire, je me sentais un peu honteuse d’être passée à côté d’un tel écrivain, à voir son succès.

J’ai accepté par curiosité et aussi parce que son dernier ouvrage s’appelle Il neigeait2, superbe titre

qui n’était pas sans me rappeler l’éblouissant Neige de Maxence Fermine3, dont la simple évocation me

fait encore rêver… Eh bien non, rien à voir, mais rien du tout. Il s’agit de guerre, de l’arrivée de l’armée de Napoléon sur Moscou en 1812.

J’ai eu du mal, j’ai eu à me forcer pour entrer dans la lecture. Mais j’y suis entrée, le récit a des qualités qui font qu’on se prend au jeu et que l’on écoute les

personnages vivre. C’est là que mon clignotant « danger potentiel » s’est allumé et que je me suis prise à me poser des questions, évoluant au fil de la réflexion :

D’abord, j’ai été, contre toute attente, séduite par le texte. Je me suis dit : « C’est avec de tels livres

qu’on devrait enseigner l’histoire aux enfants. »

Non, pas enseigner : lisant de tels textes, ils vont comprendre l’histoire de l’intérieur et la retien- dront sans même avoir besoin de l’apprendre. Et cela m’a rappelé la remarque d’une de mes (jeunes) étudiantes de l’université permanente, Cathy Dubots, à l’écoute du récit d’aînés sur la période de guerre, lors d’un cours sur les biographies éducatives : « Laissant les manuels scolaires, les événements de

l’histoire, j’avais négligé qu’il est des hommes et des femmes, qu’il est des peurs et des peines et des re- gards qui aujourd’hui, témoignent des sentiers de la vie. Il faut dépoussiérer notre mémoire, entendre les

paroles plus que les dates et sentir, au cœur de ceux qui les content, combien ces instants furent construc- tifs. […] Si on jetait les manuels et écoutait les gens se raconter ? »

Oui. Mais là, il s’agit de témoignages venant di- rectement des protagonistes ayant vécu ce dont ils parlent ou ont eux-mêmes écrits. En dehors de ces situations, j’ai alors pensé que des ouvrages comme celui de Patrick Rambaud, écrits à distance, pou- vaient être trompeurs : non seulement on y croit, à ces personnages, mais ce sont de « vraies » personnes qui sont mises en scène avec leurs sentiments, leurs émo- tions, toute l’intensité de leur vécu imaginé par l’au- teur : il y a Napoléon, Beyle, d’Herbigny… pas de masquage ni d’anonymat, les identités sont déclinées et tellement de monde revit ainsi sous la plume du narrateur que l’on se demande comment un seul au- teur peut engendrer autant d’identifications. Mais surtout, outre l’éloignement dans le temps qui gêne pour reconstituer le vécu de contemporains d’il y a presque deux siècles, c’est le côté extrême de l’épisode relaté qui laisse sceptique sur la plausibilité de la reconstitution intime. Au moins, le classique manuel d’histoire, livrant des informations sans autre prétention, a-t-il de fait un statut moins ambigu. Alors, livre à préconiser pour les enfants ? Une ex- tériorité affichée (ou un « roman historique » valant pour ce qu’il annonce) serait-elle aussi pertinente qu’une intério-rité reconstruite, passablement illu- soire même si elle s’appuie sur un factuel concret et attesté ?

Comment saisir et restituer l’extrême est bien une question sociale et historique grave. Nous le consta- tons avec les événements et horreurs de la dernière guerre : ce sont rarement les véritables protagonistes, témoins ou victimes, qui peuvent en parler ou en tout cas, pas tout de suite. Une longue période moratoire semble nécessaire pour que la mémoire puisse se mettre en mots et encore, avec combien de réserves. Et on le remarque, ce sont les générations suivantes seulement (en général la troisième, le saut étant sou- vent de 50 ans) qui arrivent à passer du vécu à son ex- pression, par personne proche interposée seulement4.

Mais là, dans le cas de cette neige, la trace est bien lointaine, fondue dans le décor, et je ne sais pas si l’imposante bibliographie (digne d’un travail univer- sitaire) est suffisante pour accéder à cette part intime qui suinte rarement des archives.

La question n’est en rien celle de la véracité des éléments relatés, à tout le moins de leur plausibilité. On dit que l’écrivain touche à l’universel, mais dans de tels cas ? Écoutons la quatrième de couverture pour saisir l’intention de l’auteur : « J’ai voulu

raconter comment des femmes et des hommes ont supporté cette aventure extrême5, civils et militaires mêlés. Ils étaient courageux ou lâches selon les mo- ments, parfois profiteurs, voleurs, amoureux, rusés, endurcis ou faibles. Au-dessus d’eux, Napoléon planait. » Ce qu’il évoque de sa démarche dans les

« Notes historiques » qui précèdent la bibliographie en fin d’ouvrage m’a, en effet, quelque peu réconcil- iée avec ce projet sans m’apporter de réponse, ce à quoi il ne prétend pas non plus. Qu’importe effec-

Chemins de formation

tivement que les personnages aient ou non ressemblé au portrait qui en est fait6, et ce ne sont pas eux, de

toute façon, qui viendront nous en faire grief. J’ai dit quelque chose d’équivalent en faisant revivre, par le récit, quelques-uns de mes propres ancêtres7 que le

décalage de temps ne m’a pas permis de rencontrer. Mais eux, je pouvais les ressentir de l’intérieur, par proximité, et leurs traces étaient présentes autour de moi qui m’imprégnaient. Là ? Les personnages évo- qués ont vécu pour de bon, eux aussi, mais dans des conditions qui les éloignaient tellement de ce que l’on peut imaginer de nos jours, même dans nos rêves les plus sordides… Est-ce là que se signe l’art de l’écrivain ? Et puis, la guerre et ses récits ont toujours fasciné les hommes. L’affaire était gagnée d’avance et les états d’âmes n’ont rien à y faire.

Mon questionnement paraît sans doute naïf face à une telle démarche, mais je ne souhaite pas en faire l’économie. Toutefois, je n’ai pu le partager en direct avec l’auteur, qui discuta surtout avec ses voisins de

table proches ou en face-à-face. Je lui ai serré la main, c’est un homme portant la barbe, fier de son imperméable des années soixante, qui arbore une chevalière à l’allure historique et qui enchaîne ciga- rette sur cigarette. Ses talents de conteur sont incon- testables et il aime ça.

À l’occasion, je terminerai son livre.

MARTINELANI-BAYLE

1. Il est aussi « ghost writer » à savoir « nègre », et avoue avoir produit plus de cent mille pages. Il a publié plus d’une trentaine de livres et écrit aussi des sketches, spectacles et scenarii.

2. Grasset, 2000. 3. Arléa, 1999.

4. Cf. Formation et transmission intergénérationnelles de la

mémoire de situations extrêmes, contribution au récit de vie comme art formateur de l’existence, thèse de Fabienne Castai-

gnos-Leblond, Tours, décembre 2000 ; voir aussi le témoignage de Jean-Claude Snyders dans ces pages.

A2 - CULTURES DE L’ÉCRIT

Dans le document Écritures en chemin (Page 83-86)