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Chapitre 3 - Les fosses d’aisances

3.4 De l’immobilisme des fosses fixes de Lyon (1818-1866)

3.4.1 Autopsie des fosses fixes à Lyon en 1828

Lyon en 1828 est une ville en expansion économique, la région connaît un fort développement industriel. En particulier, dirigés par l'ingénieur Marc Seguin, les travaux de construction de la première voie ferrée de France, reliant Lyon à Saint-Étienne et lancés en 1826, s’achèvent en 1832.

Figure 80 – pierre commémorative du premier chemin de fer en 1827341

Organe déterminant en matière de gestion des déjections humaines, le Conseil de salubrité de la ville de Lyon est créé le 8 octobre 1822 par le Préfet Tournon. Il fait suite à celui établi à Paris en 1802 et à Nantes en 1817, les autres grandes villes se dotant de cet outil peu après, à l’instar de Marseille en 1825, Lille en 1828, et Strasbourg en 1829342.

A la suite des aspects techniques, les enjeux de gestion mettent en évidence les difficultés pratiques rencontrées par les ouvriers vidangeurs. Parmi tous les sujets considérés, le tout jeune Conseil de salubrité de Lyon se saisit de la question des latrines et de leur vidange, activité caractérisée par sa forte accidentologie343. Le quotidien des vidangeurs reste très dangereux, et le taux d’accidentologie est élevé, comme le rapporte en 1828 la presse lyonnaise qui se fait écho de la mort d’un vidangeur asphyxié (Figure 81)

341 Illustration aimablement fournie par Bruno TASSIN.

342 Ann F. LA BERGE, Mission and Method. The Early Nineteenth-Century French Public Health Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 127-143.

Figure 81 – extrait de presse annonçant la mort d’un vidangeur344 (1828)

Coïncidence, la même année 1828, Martin Jeune, médecin lyonnais passionné d’hygiène publique, Chevalier de la Légion d'honneur, président honoraire de la

Société de Médecine de Lyon se saisit du sujet345, et présente un rapport au Conseil

de salubrité de Lyon (voir Figure 82)

Figure 82 – rapport de Martin Jeune (1828) et éloge (1847)

344 Le Précurseur n°596, 1er décembre 1828, p. 1

345 Gilbert PEYRAUD, Eloge historique du docteur Pierre Etienne Martin, lue à la société de médecine de Lyon le 18 janvier 1847.

Conscient des difficultés à traiter du sujet des matières de vidange, Martin Jeune prévient en préambule que

tout ce qui intéresse la santé publique devient le sujet de nos méditations et le but de nos travaux. Ne dédaignons pas d’aller chercher les causes d’insalubrité dans les opérations les plus dégoutantes et les plus dangereuses de l’industrie de cette vaste cité, afin d’en constater les effets funestes, et d’indiquer les moyens d’y remédier346.

Avec méthode, il distingue un premier type, avec des fosses d’aisance, qui

placées dans les caves, présentent le grave inconvénient d'être rapprochées du puits qui fournit l'eau potable de l'habitation… [et que], communiquant avec des canaux ou conduits souterrains qui aboutissent à la Saône ou au Rhône, [elles] sont nettoyées plusieurs fois par année, par la crue successive ou simultanée des eaux de ces fleuves347.

Près de six années avant l’épidémie de choléra de 1832, ce risque de la contamination des eaux d’alimentation prélevées dans la nappe par la fosse d’aisance fuyarde ou par un puisard constitue un point déterminant pour comprendre l’évolution du système de gestion des déjections. Martin Jeune note également l’importance des crues du Rhône comme de la Saône, qui débordent régulièrement en hiver et inondent les habitations des quais comme de la Presqu’ile, alors uniquement peuplée au nord (voir Figure 83).

Figure 83 – plan de la ville de Lyon348 (1824)

346 Pierre Etienne MARTIN JEUNE, Mémoire sur le curage des fosses d'aisance, considéré sous le rapport de la santé publique, lu au Conseil de salubrité de Lyon en juillet et août 1828, p.1-10.

347 Ibid

348 Plan extrait du Guide de l'étranger à Lyon, Librairie Chambet de Lyon, coll. B. Collonges, 1824 http://storage.canalblog.com/86/68/244434/21115529.jpg

Si ce défaut d’étanchéité des fosses conduit à l’infiltration des matières de vidange dans le sol et à la contamination de la nappe alluviale, il permet aussi leur écoulement jusqu’à l’un des deux cours d’eau, solution de dilution aujourd’hui peu acceptable. Pourtant en 1828, Martin Jeune, par une démonstration en trois points, se réjouit de cette situation, car

ces fosses ne servant de réceptacle aux immondices que pendant un court espace de temps, il en résulte : 1- que les gaz délétères qui s'en exhalent, ne peuvent être nuisibles aux habitants…, 2- que la transsudation des matières fluides, doit moins altérer les eaux potables des puits…; et 3- qu'elles ne présentent ni les inconvénients, ni les dangers qui résultent du curage349.

A l’instar de la dichotomie formulée en 1786, avec des mortes et des

fosses-coulantes350, un second type de fosses, aveugles ou sans issues, est identifié par Martin Jeune qui formule à leur égard un avis très critique, car elles constituent

de véritables sacs destinés à contenir pendant plus ou moins de temps, suivant leur capacité, les matières excrémentielles351.

Les fosses fuyardes, sources de souillure pour le sol, le sous-sol et les puits, mais dont les matières finissent in fine par rejoindre le Rhône et la Saône, permettent aux propriétaires peu soucieux de se dispenser des frais de vidange. En revanche, pour les ouvrages correctement maçonnés, la vidange constitue une opération obligatoire pour éviter congestion et débordement.

Il est aisé de comprendre que, du point de vue des propriétaires, il est plus simple d’assurer l’évacuation des matières avec le ruissellement des eaux de pluie plutôt que par l’intervention, onéreuse et incommode, d’une entreprise de vidange. Adoptant le point de vue de l’architecte, Martin s’intéresse également aux dispositions constructrices, notant que les fosses sont réalisées de façon simple, avec

une forme carrée ou parallélogramme, ce qui dispose plus particulièrement aux filtrations, qu'une construction arrondie ou elliptique, qui présente une liaison plus égale de toutes les parties de la maçonnerie, et plus de facilité et d'exactitude pour le curage352.

Martin étudie également l’emplacement des fosses, notant qu’elles sont

en général placées près des murs qui le plus souvent leur servent de parois, ce qui, tout à la fois, altère, pourrit ces murs ; et favorise les infiltrations dans les caves et les puits des maisons voisines, surtout lorsqu'elles ne sont pas bétonnées, vice de construction qu'on peut reprocher à la plupart des fosses des vieilles maisons353.

349 Ibid

350 Pierre GIRAUD, Commodités portatives ou moyens de supprimer les fosses d'aisance et leurs inconvénients, 1786, p. 4.

351 Ibid

352 Ibid

Il apparait dans la description que le caractère fuyard des fosses semble être une généralité sur Lyon car

pour peu que le bouchon de la fosse ne soit pas bien scellé, l'odeur fétide se répand dans les caves dont elle peut altérer les vins, et, dans les inondations, les eaux qui filtrent dans presque toutes ces caves, et de là dans les fosses, sont infectées par leur mélange avec les immondices, et, en se retirant, elles imprègnent le sol et les parois des murs, de principes délétères354.

La possible influence sur des bouteilles de vin bouchées des infiltrations peut paraitre étonnante. Très souvent perméables, les fosses maçonnées constituent donc des sources d’infection dans lesquelles les liquides s'infiltraient à travers la terre et

allaient contaminer les eaux des puits, risquant ainsi d’engendrer la diffusion de

maladies comme les fièvres typhoïdes ou le choléra.

On peut noter que sur Lyon, les fosses fixes demeurent la règle jusqu’au-delà de l’année 1900, comme s’en plaint d’ailleurs le docteur Gailleton, maire de Lyon très concerné par la question de la salubrité355. Lors d’un important débat d’experts au sein de la Société de Médecine de Lyon consacré à l’hygiène urbaine et aux travaux à réaliser pour rendre la ville de Lyon plus salubre, il prend ainsi la parole pour faire une vive critique des fosses fixes

il y a dans Lyon des centaines de maisons qui répandent leurs matières fécales dans le sous-sol et l’empoisonnent, voilà la raison principale qui fait préconiser le tout-à-l’égout356.

Deux observations peuvent être formulées à la suite de cette description. Les fosses mobiles sont ignorées par Martin, ce qui indique leur très faible implantation sur la région lyonnaise à cette époque. Par ailleurs, par projection dans le futur, on peut noter qu’il existe toujours en 2020 un service de la métropole dédié à l’assainissement non collectif, avec près de 5000 unités recensées.

En effet, compte tenu de ses reliefs variés et du coût exigé pour assurer une collecte généralisée, des dispositifs de gestion autonome des déjections humaines sont toujours présents près d’un siècle après le développement du tout-à-l’égout sur le territoire lyonnais.

354 Ibid

355 Il participe en effet activement aux travaux de la commission des intérêts publics consacrée au service des vidanges, instituée par arrêté préfectoral du 25 février 1876.

356 Xavier DELORE, L’hygiène de Lyon à la Société de Médecine, Annales d’Hygiène Publiques et Med Légale, juillet 1901, p. 234.