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2. L’addiction automobile

2.5. Pathologiser un attachement normal ou rééquiper l’automobiliste en libre-arbitre ?

2.5.2. Un automobiliste capable de choix et doué de raison ?

Dès lors qu’il est acté que ni le marché, ni la loi, ni la technique n’est en défaveur de l’automobile et que celle-ci pose néanmoins des problèmes à la collectivité: n’est-elle pas le terrain de prédilection d’un débat moral et éthique ?

Si l’on stipule l’axiome selon lequel chaque personne décide comme bon lui semble, autrement dit qu’elle dispose d’un libre-arbitre, elle possède alors une marge de manœuvre dans sa décision. Dans la logique d’un agent calculateur, chacun maximise ses gains en utilisant la voiture dès que cela lui est possible et avantageux. Se déplacer seul en voiture est un moyen de s’affranchir de toute coordination préalable avec autrui, c’est donc un moyen de se dégager une marge de manœuvre supplémentaire (partir à l’instant souhaité par exemple).

En revanche dans l’optique d’un acteur moral, chacun prend en compte les désagréments et risques qu’il fait peser sur autrui et la mise à mal du collectif qu’implique le recours permanent à l’automobile, et doit donc minimiser cet usage.

Si nous intégrons ces deux tropismes divergents, que nous pourrions résumer à une tendance égoïste et une tendance altruiste, l’acteur se retrouve alors en situation d’injonction paradoxale61 et l’écart entre jugement de valeur et logique d’action rationnelle produit soit une culpabilité croissante, soit un changement de comportement, soit un changement de principe.

Mais prise dans une action collective routinisée, la décision politique derrière le banal choix modal (« j’y vais à pied, en vélo, en bus ou en voiture ? ») se résume alors à une brève hésitation. Le poids moral du duel logique est faible car c’est la collectivité et sa norme qui le portent, la personne peut alors se comporter en agent économique décomplexé et imiter ses contemporains. Pour Tarde, l’hésitation et le duel logique qu’il abrite précèdent l’imitation :

« Tout acte d'imitation est précédé d'une hésitation de l'individu; car, une découverte ou une invention qui cherche à se répandre, trouve toujours quelque obstacle à vaincre dans une idée ou une pratique déjà établie chez chaque personne du public ; et dans le cœur ou l'esprit de cette personne, s'engage de la sorte un conflit, soit entre deux candidats, c'est-à-dire deux politiques, qui sollicitent son suffrage électoral, ou entre deux mesures à prendre, d'où naît sa perplexité, s'il s'agit d'un homme d'État ; soit entre deux théories qui font osciller sa foi scientifique ; soit entre deux cultes, ou un culte et l'irréligion, qui se disputent sa foi religieuse; soit entre deux marchandises, deux objets d'art, qui tiennent son goût et son prix d'achat en suspens ; soit entre deux projets de loi, entre deux principes juridiques

61 C’est la double contrainte de Bateson Gregory, Vers une écologie de l’esprit, Seuil, Paris, 1980 (édition originale 1972)

contraires qui se balancent dans son esprit, s'il s'agit d'un législateur qui délibère, ou entre deux solutions d'une question de droit qui miroitent devant sa pensée, s'il s'agit d'un plaideur qui hésite, à plaider; soit entre deux expressions qui s'offrent concurremment à sa langue indécise. Or, tant que persiste cette hésitation de l'individu, il n'imite pas encore, et c'est seulement en tant qu'il imite qu'il fait partie de la société. Quand il imite, c'est qu'il s'est décidé. »62

Si l’on considère le choix répété de l’automobile comme une imitation, alors pour modifier ce comportement, il faudrait être en mesure de réintroduire les conditions de l’hésitation, ce stade du carrefour des possibles qui précède la décision d’imiter. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire et nous le concédons. C’est d’ailleurs probablement pourquoi l’action responsabilisante et non culpabilisante semble avoir été aussi peu explorée. C’est aussi la raison pour laquelle, en l’absence de terrain nous permettant de décrire son action, nous allons devoir nous adonner à un exercice de pensée. Que se passerait-il si une campagne de communication, au lieu de culpabiliser au second degré comme Autopatch ou Autoholics, cherchait à responsabiliser au premier degré les automobilistes ?

La personne approchée de la sorte ne pourrait plus argumenter dans le sens d’un agent calculateur (« je réprouve moralement mais je suis obligé par le marché »). En s’adressant uniquement à son pendant éthique, nous pouvons imaginer une personne hésitante face à un choix moral, qui s’en trouve redistribué et libéralisé. Car finalement cette responsabilisation est très libérale (certains y verraient même un laisser-faire laxiste), elle place chacun devant ses responsabilités et demande à tous de décider en leur âme et conscience. Les destinataires d’un tel dispositif ne sont plus considérés comme des victimes ou des personnes sous influences, mais comme des humains accomplis, responsables et capables de choix moraux et éthiques. Ils possèdent la force et le discernement suffisant pour gouverner leur existence. Ils sont considérés capables de décider d’aller moins vite et de s’engager à titre personnel, ou au moins d’hésiter.

Pour l’autorité locale ou l’entreprise de transport qui mènerait une telle politique, la tolérance deviendrait un impératif : l’adopter reviendrait à accepter que certains choisissent de se déplacer uniquement en voiture, de ne pas faire un seul trajet à pied ou en vélo et de ne jamais covoiturer. Mais ces derniers ne pourraient alors plus se cacher derrière leur petit doigt et clamer qu’on les y a obligés, qu’ils n’ont pas eu le choix. Ils devraient alors assumer la pleine responsabilité de leur agissement et justifier moralement leur position.

Ce mode de communication repose sur une posture que nous pourrions qualifier d’hollandaise, car elle tolère la diversité des comportements mais cette tolérance ne signifie pas une faiblesse éthique, bien au contraire. La libéralité des mœurs n’implique pas la

62 Tarde Gabriel, Les lois de l’imitation, Les empêcheurs de penser en rond, 2001, Paris (1ere édition 1890), p.140

dépravation du plus grand nombre, mais confère une haute estime à celui qui œuvre pour le bien, ne se relâche pas, ne se laisse pas aller, alors que rien ne l’y oblige.

Nous trouvons d’ailleurs là un exemple qui nous permettra d’entrevoir ces deux approches : la comparaison des politiques hollandaise et française en matière de cannabis. En France, cette substance est prohibée, ses consommateurs sont des drogués (donc des malades que le législateur peut obliger à se soigner contre leur gré63). En Hollande, le produit est distribué légalement, bien que contrôlé, les consommateurs sont des consommateurs légaux, qui font ce qu’ils veulent de leur corps. En conséquence, les Français consomment plus de cannabis que leurs voisins hollandais. Il est possible d’y voir l’impact de l’attrait pour l’interdit qui encourage les adolescents à transgresser la règle. Pour nous, cela démontre surtout la contre-productivité d’une politique de pathologisation64 qui régule par la loi, par la morale, par le marché (le marché noir est censé dissuader l’achat) mais délaisse totalement l’outillage éthique de la personne. En comparaison, le Hollandais, parce qu’il est libre de disposer de son corps, décide plus souvent de s’abstenir, non pour se conformer à la loi et la morale, mais pour son propre bien-être et le respect des exigences qu’il s’est lui-même fixé.

Le citoyen français, incapable de choix dans ce domaine « tombe dans la drogue » plus facilement.

Autrement dit, pour produire une prise de conscience, il est certes possible choquer en accusant, car c’est nécessaire pour attirer l’attention, mais il semblerait utile de poursuivre au-delà de ce préalable nécessaire et d’ouvrir plus largement la discussion. L’éthique et la morale pourraient constituer des leviers totalement négligés jusqu’ici dans cette affaire. Les prendre au sérieux nous conduirait alors dans deux directions :

- La culpabilisation : la condamnation morale de l’automobile qui instituerait

l’automobilisme comme une déviance ou une maladie.

- La responsabilisation : le renfort de l’éthique du voyageur pour qu’il se rappelle la responsabilité qui pèse sur l’ensemble de ses choix quotidiens (l’arbitrage derrière chaque déplacement), mais aussi sur ses choix au long cours (la localisation de son logement par exemple)

Le premier cas, le lecteur l’aura bien compris, reproduit le schéma classique et génère une

« guerre à l’auto »65 qui rejette des comportements dans le champ de la déviance, et met en

63 La notion « d’injonction thérapeutique » est cruciale pour comprendre l’esprit de la loi française. Le drogué n’est plus capable d’arbitrer correctement et c’est donc pour sa santé qu’on va le soigner de force, exactement comme en médecine psychiatrique le médecin peut décider à la place du patient ce qui est bon pour lui. On sait pourtant que la volonté du patient est une condition préalable nécessaire pour le décrochage de toute addiction.

64 Coppel Anne, Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, La découverte, Paris, 2002

65 C’est exactement en ces termes que Bruce-Briggs disqualifiait la critique de l’auto car elle constituait selon lui the War against the Automobile

œuvre des dispositifs techniques, législatifs, économiques, moraux pour les contenir et les réprimander. Cette croisade morale peut se révéler être contre-productive car elle place la liberté du côté de l’automobile et l’automobiliste devient alors un défenseur des libertés.

C’est ce que montrait entre autres un article de chercheurs de l’Université d’Utrecht qui avaient étudié l’impact de campagnes d’informations centrées sur les coûts financiers pour l’usager et les dommages environnementaux. « Nous supposions que la réactance, qui se produisait comme un résultat du feedback des coûts financiers, augmentait avec un état motivationnel dirigé vers un ré-établissement de la liberté. Les usagers de la voiture peuvent pourtant aussi tenir la position sans compromis selon laquelle ils ont le droit de polluer, pour la bonne et simple raison qu’ils payent des impôts et des taxes spécifiques. Alors, la réactance pourrait être aussi bien considérée comme une forme de protestation. Prise de ce point de vue, d’autres mesures politiques pour réduire la pollution (comme un appel à changer de comportement) pourraient provoquer de l’irritation, dès lors que les personnes ont déjà payé une compensation pour les dommages causés par leur comportement. Cela affaiblirait sérieusement la stratégie politique du « pollueur = payeur ».66 La réactance à laquelle fait allusion cette longue citation est bien entendu la résistance à suivre l’injonction à changer qui génère la volonté de prendre le contre-pied du comportement attendu par les campagnes d’informations.

Dans le second cas, le dispositif vise une plus grande responsabilisation. Cette stratégie obligerait en retour à faire confiance au libre-arbitre et à la capacité d’auto-régulation des personnes, mais aussi à tolérer tous les comportements rendus alors possibles. Ce pari sur la bonté de l’homme pourrait donc s’avérer naïf et produire lui aussi l’inverse de l’effet escompté. Néanmoins, il possède l’avantage de se placer du côté d’une plus grande liberté d’action des personnes et de se réaliser à moindre coût puisque les dispositifs externes de régulation deviendraient alors inutiles. Ré-internaliser la régulation des comportements de mobilité par le débat citoyen sur la valeur éthique et politique de chaque choix modal, voilà qui semble pour le moins risqué ! Mais après tout, quelle est l’ampleur véritable du risque d’explorer cette voie lorsqu’à l’instant t0, 90% des kilomètres sont réalisés en automobile…

66 Tertoolen Gérard et al., « Psychological resistance against attempt to reduce private car use » Transportation Reseauch, vol.32, n° 3, 1998, pp.171-181

2.6. De l’automobiliste dépendant