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2. L’addiction automobile

2.2. Autoholics Anonymous

La sérendipité aidant, je tombai nez-à-nez avec un site web dont le nom était sans ambiguïté http://www.autoholics.org/. Quelle ne fût pas ma surprise : « ça existe, vraiment ? Un équivalent des alcooliques anonymes pour l’automobile ! ». Je dois préciser au lecteur que mon mémoire de master m’avait conduit à assister à une séance des Anorexiques et Boulimiques Anonymes pour y recruter une interviewée et que j’avais été surpris par l’ambiance qui règne dans ce genre de groupe de parole, où tour à tour chacun des membres vide son sac et fait un point sur sa situation devant l’œil de ses semblables à son écoute et prêts à le réconforter21. Intrigué, je commençai à naviguer à l’intérieur du site, dont l’habillage très simpliste sentait bon l’amateurisme et je décidai de m’inscrire au forum pour

18 Campbell Colin J. et Laherrère Jean H., « The End of Cheap Oil », Scientific American, march 1998, pp. 78-83

19 Cf. Fouillé Laurent, « Entropie et anthropologie : dépendance automobile et fin du pétrole », in M-J Menozzi, F. Flipo, D.Pécaud (éd.), Energie et société. Sciences, gouvernances et usages, SEH Ecologie Humaine/Edisud, Nantes, 2009, pp 99-109

20 « America is addicted to oil », discours sur l’état de l’Union du 31/01/2006

21 Pour ceux qui n’ont aucune idée de ce à quoi peut ressembler un tel self help, je renvoie au film Fight Club dans lequel le personnage principal se délecte du malheur des autres en multipliant sa participation factice à de tels groupes.

voir ce qui s’y racontait22. À la lecture des pages d’accueil du site, on aurait pu penser que c’était sérieux :

Autooliques Anonymes : « lutter pour ne pas conduire »23

« Bonjour, je m’appelle Jeanne et je suis autoolique »

« Bienvenu. Nous sommes heureux que vous soyez venu ici. Vous ou une personne aimée a succombé à l’apparence chaleureuse de l’automobile, pour finalement vous rendre compte que vous ne pouviez vivre sans. Ce n’est rien. Les symptômes furent lents à apparaître. D’abord, vous

conduisiez pour aller au travail. Puis vous déposiez vos enfants à l’école au lieu de les mettre dans le bus scolaire. Vous conduisez pour aller à la gym ? Vous êtes accro à la voiture. Mais vous n’êtes pas seul. Nous offrons le support d’autres « autooliques en voie de guérison » pour vous aidez sur le chemin qui vous remettra sur vos deux pieds de nouveau. Non, la responsabilité de nos désordres actuels – bruit et pollution, mort et blessure, fléau automobile et étalement urbain – ne doit pas reposer sur vos seules épaules de conducteur individuel. Vous êtes la victime d’une industrie du transport puissante et ne servant qu’elle même qui a tiré avantage de notre penchant naturel à rester assis.

Reprenez vos pieds, mettez l’un face à l’autre et tournez le dos aux dealers de la drogue automobile.

Rejoignez nous. Devenez plus heureux, plus riche et en meilleur santé. »

Ses auteurs avaient pris le soin de traduire le discours original des Alcooliques Anonymes pour leur objet, en suivant le format de la cure et de ses douze étapes. Néanmoins, sans être un expert, je pouvais constater que toutes les références à Dieu avaient disparu24 et que cette version des AA était véritablement athée et rationaliste. Le site se présentait en toute transparence comme un projet du World Carfree Network, le réseau mondial qui milite en faveur de la « libération de l’automobile ». Il suffisait d’ailleurs de se rendre sur la page des liens amis pour voir dans quelle nébuleuse d’activistes s’inscrivait ce site25.

Le forum n’était pas très fréquenté et le contenu des échanges très plats. Ils traduisaient le fait que les organisateurs discutaient entre eux et que les automobilistes en souffrance n’avaient pas encore eu le temps de trouver ce refuge. J’abandonnai le site pour un temps et n’y revins que deux ans plus tard.

Après cette longue parenthèse, le site n’avait toujours pas trouvé son public. Je pouvais comprendre que ce mouvement expérimental, le premier du genre, devait se contenter d’échanges à distance26 car une permanence par ville aurait été un dispositif démesuré.

22 Sans m’inscrire à l’association, j’ai adhéré au forum intitulé cut my car use http://groups.google.fr/group/cut-my-car-use?hl=fr , comme tous les googlegroups l’accès nécessite une adhésion et un identifiant de connexion.

23 Peut-être que « apprendre à ne plus conduire » serait une meilleure traduction.

24 Nulle trace du fameux « Mon Dieu, donne-moi le courage d’accepter ce que je ne peux pas changer, la force de changer ce qui peut l’être et la sagesse de distinguer l’un de l’autre ».

25 Cf. annexe 9. Cartographie web des liens depuis autoholics.org

26 Et puis on ne pouvait pas demander à ses membres de parcourir des kilomètres, c’eut été risquer la rechute !

Néanmoins, qu’une permanence mondiale ne recueille qu’une soixantaine d’inscriptions en deux ans signifiait que le dispositif n’avait pas lieu d’être, ou alors que sa publicité avait été trop faible ou très mauvaise. Toujours est-il que les autooliques anonymes ne constituaient en fait qu’un pastiche de self-help. Listant les membres et leurs contributions aux forums, je pus constater que les membres centraux étaient dans la mouvance Car Free : Randall Ghent, le propriétaire du groupe et par ailleurs co-fondateur de la revue Car Busters ou encore Katie Alvord, auteur du livre Divorce Your Car, cité un peu plus haut.

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01/01/2007 01/01/2008 01/01/2009

Nombre de membres

Graphique n°1 : Nombre des membres du forum « cut your car use » depuis sa création La courbe d’évolution des effectifs est univoque : une forte progression initiale qui dure les premiers mois, puis un ralentissement continuel des inscriptions qui aboutit à un effectif stable après la première année (51). Les deux années qui suivent n’ont vu qu’une dizaine d’inscriptions. Le forum compte aujourd’hui 60 inscrits. Mais ces derniers ne sont pas très actifs. Seuls 18 membres ont déposé au moins une fois un message et le total des messages déposés sur le forum (une fois déduit les spams) ne s’élève qu’au nombre de 56 répartis en 16 discussions. Google qualifie l’activité de ce groupe de « faible », ce qui correspond probablement à sa notation la plus basse (après « inexistant » quand aucun message n’a été publié). Si nous prenons en considération le fait que le créateur du groupe a émis 6 de ces messages nous admettrons aisément que la greffe n’a pas pris.

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Graphique n°2 : Evolution de l’activité sur ce forum

Le nombre d’auteurs différents doit être au moins égale à deux pour qu’on puisse qualifier le thème abordé d’échange. La dernière fois que cela s’est produit, c’était le 18/12/2007 et encore ce ne fut qu’une simple réponse à un message (deux messages et deux auteurs).

Depuis cette date, il n’y eut que des monologues. Même durant les premiers mois du groupe, les échanges n’ont jamais été très animés (au maximum douze messages pour sept auteurs). Preuve de l’échec de l’opération, le site web n’existe plus27.

Contacté par mail, l’initiateur du projet Randall Ghent explique « Le projet était mon idée. J’étais alors basé au World Carfree Network de Prague. Je suppose que vous vouliez dire que c’était une façon humoristique d’aborder un problème sérieux. Je ne pensais pas que beaucoup de personnes se considéreraient sérieusement comme autooliques, mais que le nom et l’idée donneraient une certaine publicité (rendre public, visibilité, NDT), ce qui fut le cas. De plus les outils étaient pensés pour être utiles pour toute personne intéressée à réduire son usage de la voiture. Mais le projet n’a pas développé sa propre vie (ou atteint le succès si vous voulez), et les ressources à Prague furent dirigées vers d’autres projets, donc ça n’a pas continué. Je travaille maintenant sur la 9e conférence Towards Carfree Cities, qui aura lieu à York, UK, en juin prochain. »28 L’idée semblait bonne, mais elle est probablement inadaptée. Le dispositif fait parler de lui29, mais c’est le seul effet direct qu’on peut lui attribuer. Il ne génère pas de dynamique en parlant de l’automobile comme d’une drogue, il suscite de l’étonnement et des rires, mais pas l’afflux des conducteurs dépendants. De deux choses l’une, soit ces conducteurs accros

27 Le lecteur curieux le retrouvera néanmoins dans Internet Archive :

http://web.archive.org/web/20061206000140/http://www.autoholics.org/ (consulté le 22/02/2010)

28 Traduction personnelle Cf. Annexe10. Echange de mails avec Randall Ghent

29 Et encore, cette publicité ne semble pas exceptionnelle. Notre interlocuteur ne nous a proposé aucun moyen de la quantifier (ni le nombre de visiteurs sur le site, ni le nombre de liens vers celui-ci, ni de revue de presse). Le site d’archivage de presse Factiva ne relève que neuf articles employant l’expression « autoholics anonymous » entre 2001 et 2009, dont cinq sont liés directement à l’initiative du World Carfree Network : Chris Richards « Life without the car » New Internationalist, 1/07/2009

; « Lust und Last der Autofreiheit : Rund eine Million Einwohner lebt ohne eigenen Wagen » Neue Zürcher Zeitung, 5/01/2009 ; Damian Arnold, « Free breakfast if you cycle on Monday », New Cicil Engineer, 18/09/2008 ; John M. Crisp, « What if we got rid of all the cars? » , The Record, 23/05/2008 ; John M. Crisp , « A vision with legs», Times Record News, 20/05/2008

n’existent pas, soit ils sont dans le déni. Toujours est-il que l’entraide proposée par le site des Autoholics n’a pas été sollicitée comme peuvent l’être les autosupports consacrés à des addictions mieux établies.

2.3. Autopartage et covoiturage :