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Chapitre V : Architecture trophique de la zone à Ascophyllum nodosum

V.2. Compositions isotopiques des sources et des consommateurs

V.3.2. Analyse des groupes trophiques de la zone à A. nodosum

Les filtreurs

Aux deux sites, les signatures isotopiques des filtreurs correspondent généralement aux valeurs rapportées dans la littérature (Minagawa & Wada 1984, Peterson et al. 1985, Dauby et al. 1998, Bode et al. 2006, Sarà et al. 2007). Par rapport aux brouteurs, les filtreurs de l’Ile Verte ont tendance à être appauvris en 13C (en moyenne de -16,6‰ à -18,7‰), suggérant ainsi une alimentation issue de la MOP du large. En revanche à Penmarc’h, Hymeniacidon sanguinea (autour de -16‰) semble dépendre davantage de la MOP côtière (Fig. V.3.).

Les δ13C et le δ15N des filtreurs des deux sites sont trop enrichis pour être compatibles avec une utilisation préférentielle de la MOP du large et/ou de la MOP côtière. Premièrement, l’utilisation différentielle des composants d’un même pool de MOP (Stuart et al. 1981) se traduit par des signatures isotopiques différentes entre filtreurs par rapport aux compositions théoriques basées sur l’utilisation identique et exclusive de ce même pool de MOP. Deuxièmement, les signatures isotopiques des filtreurs sont très proches de celles des brouteurs. Compte tenu de l’importance de la biomasse macroalgale sur les sites, ceci pourrait correspondre à une consommation indirecte des macroalgues par l’utilisation des bactéries épiphytiques ou à leur consommation directe sous forme d’EPS (Tenore et al. 1982, Hart & Lovvorn 2003) ou de débris dans la masse d’eau (Carlier et al. 2007a). Il pourrait également s’agir d’une remise en suspension du microphytobenthos rocheux consommé par les brouteurs, le rendant ainsi disponible aux filtreurs. Ce type de processus a d’ailleurs déjà été suggéré sur une vasière (Riera et al. 2004) ainsi que sur un estran rocheux exposé (Takai et al. 2004). De plus, l’utilisation des mêmes sources par les filtreurs et les brouteurs d’un habitat a déjà été mise en évidence pour d’autres zones sédimentaires (Bode et al. 2006) ou rocheuses (Kang et al. 2008).

Figure V.3. : Moyenne (± erreur-type) des δ13C et δ15N des sources de nourritures potentielles et des consommateurs en (a) février, (b) mai et (c) août échantillonnés à l’Ile Verte et en (d) février, (e) mai et (f) août à Penmarc’h en 2006. L’étendu des gammes de valeurs des filtreurs est indiquée par des triangles noirs et l’étendue des gammes de leurs sources théoriques basé sur un fractionnement moyen de 1‰ du δ13C et de 2,5‰ du δ15N est indiqué par un triangle bleu. Notez qu’en février à Penmarc’h, un seul filtreur a été échantillonné et que la gamme de source théorique correspondante est indiquée par un cercle bleu ; à cette date seulement, la gamme de valeur des δ13C varient de -28‰ à -14‰ au lieu de -24‰ à -10‰.

Les brouteurs

Les compositions isotopiques des brouteurs sont assez comparables aux valeurs rapportées pour d’autres estrans rocheux (Minagawa & Wada 1984, Dauby et al. 1998, Jennings et al. 2002, Adin & Riera 2003, Bode et al. 2006, Sarà et al. 2007, Kang et al. 2008). La large gamme de valeurs de δ13C des brouteurs (de -19,8‰ à -13,9‰ à l’Ile Verte, de -18,8‰ à -13,7‰ à Penmarc’h) est le résultat d’une grande disparité dans l’utilisation des sources alimentaires (Kang et al. 2008). Les brouteurs subissent les mêmes variations saisonnières de compositions isotopiques aux deux sites (Fig. V.4.).

Par contre, l’écart entre les signatures des brouteurs et celles des sources n’est pas constant dans le temps. Ceci est particulièrement illustré par la comparaison entre le nuage représentant les signatures théoriques des consommateurs primaires issues des voies de transferts théoriques basées sur l’utilisation exclusive d’A. nodosum et/ou Fucus spp., et le nuage de brouteurs à chaque date (Fig. V.4.). En effet, la position relative de ces deux groupes varie entre les dates et les sites, indépendamment du fait que les δ13C et les δ15N des sources et des brouteurs montrent des tendances saisonnières assez proches. D’ailleurs, toute la diversité algale semble être utilisée plutôt qu’une consommation préférentielle des principaux producteurs primaires. Ceci est également mis en évidence par le nuage des sources théoriques des brouteurs, issu d’un fractionnement moyen de 2,5‰, qui suggère la consommation de sources différentes d’une saison à l’autre. Il y a donc une prédominance de brouteurs généralistes. La diversité de l’alimentation des brouteurs échantillonnées a d’ailleurs déjà été observée chez les gastéropodes (ex. Sacchi et al. 1977, Watson & Norton 1985) et les isopodes et amphipodes (ex. Agnew & Moore 1986, Arrontes 1990, Pavia et al. 1999, Goecker & Kall 2003).

Les variations saisonnières de la distance entre les compositions isotopiques des brouteurs et celles du nuage théorique des consommateurs primaires suggèrent également que l’alimentation des brouteurs varie saisonnièrement. Ceci a par exemple été montré chez Littorina obtusata Watson (Watson & Norton 1987) ou Dynamene bidentata (Arrontes 1990), chez qui les préférences alimentaires doivent s’adapter en fonction de la disponibilité de son alimentation. Dans le cas présent, Patella vulgata et L. obtusata consomment davantage d’A. nodosum et de Fucus spp. en août (Fig. V.4.). Si l’utilisation d’A. nodosum et/ou de F. vesiculosus par ces deux brouteurs a déjà été établie (Norton et al. 1990, Davies et al. 2007), il semblerait que ces macroalgues ne représentent une part significative de leur alimentation totale que saisonnièrement.

Figure V.4. : Moyenne (± erreur-type) des δ13C et δ15N des sources de nourritures potentielles et des consommateurs en (a) février, (b) mai et (c) août échantillonnés à l’Ile Verte et en (d) février, (e) mai et (f) août à Penmarc’h en 2006. L’étendu des gammes de valeur des brouteurs est indiquée par des triangles noirs et l’étendue des gammes de leurs sources théoriques, basé sur un fractionnement moyen de 1‰ du δ13C et de 2,5‰ du δ15N, est indiqué par un polygone vert. Les zones grisées représentent les voies de transferts théoriques basées sur l’utilisation exclusive d’A. nodosum, de F. vesiculosus et de F. serratus et l’étendue des gammes de valeurs des brouteurs qui en découlerait. Notez qu’en février à Penmarc’h seulement, la gamme de valeur des δ13C varient de -28‰ à -14‰ au lieu de -24‰ à -10‰.

Malgré le manque d’étude à ce sujet, plusieurs hypothèses peuvent expliquer le changement de proportion relative d’une source dans l’alimentation de ces herbivores. Le changement vers une consommation préférentielle des fucales de la zone peut être dû à un changement saisonnier: (1) de la valeur nutritionnelle des algues qui rempliraient mieux les

besoins des brouteurs, (2) vers une consommation préférentielle des stades juvéniles de ces algues (Van Alstyne et al. 1999) ou (3) de la composition des exsudats de ces algues (Sieburth 1969, Wada et al. 2007), ayant des conséquence sur la production de défenses chimiques contre les herbivores (Geiselman & McConnell 1981, Molis et al. 2006) ou sur la qualité nutritive de ces algues. Cependant, des études à part entière sur les variations saisonnières de la valeur nutritionnelle des algues, de leurs exsudats et des interactions chimiques entre ces espèces de brouteurs et de macroalgues seraient nécessaire afin de confirmer ou d’infirmer chacune de ces hypothèses.

Indépendamment des variations temporelles et spatiales, les compositions isotopiques relatives des brouteurs les plus communs font preuves d’une relative cohérence : P. vulgata est toujours le brouteur le plus appauvri en 15N et parmi les plus appauvris en 13C. L. obtusata, Gibbula umbilicalis et G. pennanti sont toujours parmi les brouteurs les plus enrichis en 13C, L. obtusata étant toujours plus appauvrie en 15N que les deux trochidés. L. littorea et Osilinus lineatus présentent des δ15N comparables à ceux des deux Gibbula spp. mais sont plus appauvries en 13C que ces dernières (Fig. V4. & Annexe 3, Tableau 3.2. et 3.3.). Cette stabilité des compositions isotopiques relatives entre brouteurs suggère que les besoins nutritionnels et l’assimilation respective de chaque espèce sont relativement constants à deux sites distants de centaines de kilomètres et d’une saison à l’autre, malgré l’utilisation d’une grande variété de sources alimentaires. Ceci renforce l’idée que tous ces brouteurs ont un régime alimentaire généraliste au sein de réseaux trophiques très semblables.

Les prédateurs

Les signatures isotopiques des prédateurs sont comparables à celles rapportées pour d’autres estrans rocheux ou d’autres espèces proches (Minagawa & Wada 1984, Dauby et al. 1998, Jennings et al. 2002, Sarà et al. 2007, Kang et al. 2008). Les compositions isotopiques relatives entre prédateurs sont cohérentes entre les dates et les sites. Ainsi, les anémones sont toujours plus appauvries en 13C vers les signatures de la MOP du large (Fig. V.5.) : ces organismes se nourrissent en effet de petits crustacés, de mollusques et de larves de poissons mais aussi de bactéries, de phytoplancton, d’œufs et de débris d’algues et d’insectes (Van Praët 1983 et références incluses, Kruger & Griffiths 1998). La signature plus enrichie en 13C de Nucella lapillus est due à une alimentation constituée de balanes, de plusieurs mollusques tels que M. edulis et Littorina sp. (Menge 1976, Little & Kitching 1996) et de Gibbula spp. (Observation personnelle). Les signatures de Carcinus maenas et d’Anemonia viridis sont plus appauvries en 15N que celles de N. lapillus et d’Actinia equina (Fig. V.5.). Le δ15N de C. maenas,

en moyenne de 9,2‰ à l’Ile Verte et de 10,5‰ à Penmarc’h, résulte d’une forte omnivorie. En effet, ces crabes se nourrissent de proies de différents niveaux trophiques allant d’algues et de détritus jusqu’à des individus de N. lapillus (ex. Ropes 1968, Rangeley & Thomas 1987). Les individus de C. maenas prélevés en août à Penmarc’h dont les valeurs de δ15N sont comparables à celles de N. lapillus et d’A. equina sont les plus gros crabes prélevés en moyenne pendant l’étude. Ceci traduit probablement le changement d’un régime omnivore vers davantage de prédation afin de remplir les besoins nutritionnels d’individus plus développés (en poids et/ou en âge).

Les δ15N encore plus faibles d’A. viridis, en moyenne de 6,4‰ à l’Ile Verte et de 8,6‰ à Penmarc’h, sont liés à la présence de zooxanthelles symbiotiques capables de fixer l’azote atmosphérique (Roberts et al. 1999). Les hydraires Dynamena pumila et Laomedea sp. ont également des signatures appauvries en 15N par rapport aux autres prédateurs et similaires à celles des filtreurs et des brouteurs. Ceci suggère que ces organismes ne sont pas des prédateurs stricts mais qu’ils se nourrissent également de sources de matière organique issue de producteurs primaires ou de la MOP. Plusieurs études ont d’ailleurs démontré la capacité d’autres cnidaires à utiliser les sources de matières organiques issues de producteurs primaires comme part essentielle de leur alimentation (Migné & Davoult 2002 et références incluses). Enfin, la comparaison de l’étendue des gammes de valeurs des prédateurs avec celle résultant des voies de transferts théoriques basées sur l’utilisation exclusive d’A. nodosum, de F. vesiculosus et de F. serratus confirme l’existence de d’une telle voie de façon uniquement saisonnière (Fig. V.5.).

De même que les brouteurs sont dominés par des généralistes, les prédateurs sont rarement des prédateurs stricts. L’omnivorie est largement présente au sein de ce réseau trophique, soit de manière constante au cours du cycle de vie, soit de façon prépondérante à certains stades du développement ou à certaines saisons selon la disponibilité des proies. Cette constante entre les deux sites semble être une caractéristique du réseau trophique de la zone à A. nodosum qui participe largement à la complexité des interactions trophiques au sein de ce réseau.

Figure V.5. : Moyenne (± erreur-type) des δ13C et δ15N des sources de nourritures potentielles et des consommateurs en (a) février, (b) mai et (c) août échantillonnés à l’Ile Verte et en (d) février, (e) mai et (f) août à Penmarc’h en 2006. L’étendu des gammes de valeur des prédateurs est indiquée par des triangles noirs et l’étendue des gammes de leurs sources théoriques, basé sur un fractionnement moyen de 1‰ du δ13C et de 2,5‰ du δ15N, est indiqué par un polygone rouge. Les zones grisées représentent les voies de transferts théoriques basées sur l’utilisation exclusive d’A. nodosum, de F. vesiculosus et de F. serratus et l’étendue des gammes de valeurs des brouteurs et des prédateurs qui en découlerait. Notez qu’en février à Penmarc’h seulement, la gamme de valeur des δ13C varient de -28‰ à -14‰ au lieu de -24‰ à -10‰.