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III. A NALYSE ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE

3. Analyse de l'atelier poésie

3.3 Analyse des entretiens

Les deux entretiens réalisés dans le cadre d'une recherche sur le rapport à l'écrit ont permis de recueillir les ressentis de deux participantes de l'atelier poésie : Esmé et Hedvika. Ce type de données apporte un regard plus précis et plus personnel à notre recherche, on peut également constater que les deux étudiantes ont un rapport différent à l'écrit et ont donc abordé l'atelier de manière différente. Esmé a un rapport très intime à la lecture et à l'écriture, ces deux domaines ont une importance essentielle dans la construction de son identité, ainsi, elle étudie la littérature et l'histoire de l'art au Canada et participe à des ateliers d'écriture créative qui font partie de son programme d'études. Elle a elle-même déjà publié quelques poèmes. Dans quelles mesures l'atelier poésie a-t-il ouvert de nouvelles perspectives à cette étudiante, déjà très habituée à ce genre d'exercice ? Nous pouvons tout d'abord comprendre que l'aspect linguistique d'un atelier en langue étrangère a beaucoup intéressé Esmé qui a pris conscience de l'importance du plurilinguisme dans les exercices de traduction : « si on connaît plus de langues, on peut peut-être arriver à ce qu'on

veut vraiment dire ». Cet atelier lui a également permis de se rendre compte qu'elle aimerait lire et

parler davantage en français : « c'est comme si notre vocabulaire se multiplie », l'atelier a donc constitué pour elle un lieu de motivation supplémentaire dans son apprentissage du français. Alors qu'elle a déjà participé à de nombreux exercices de ce type, elle indique que la perspective de

Samira Négrouche était nouvelle, différente, « rafraîchissante », puisque éloignée des normes canadiennes, et qu'elle lui a apporté de nouvelles pistes pour appréhender les deux domaines de la traduction et de l'écriture créative. En revanche, elle n'a pas apprécié d'être contrainte de lire ses poèmes aux autres sans les avoir retravaillés : « il me faut plus de temps pour un peu développer ce

que je fais avant de le partager ». Esmé emploie des termes négatifs comme « dur, difficile, gênés »

pour décrire son ressenti. Elle se compare à une étudiante ukrainienne, Natalia, qui a volontairement lu son poème aux autres sans aucune gêne apparente, Esmé apprécie beaucoup cette faculté de partage immédiat. Le partage avec les autres est, selon elle, essentiel pour s'améliorer : « on

apprend toujours tellement lorsque les gens nous critiquent et nous donnent des idées ». Il faut

cependant rappeler que les étudiants de l'atelier se connaissaient très peu et qu'Esmé sentait qu'ils n'avaient pas « brisé la glace », comme elle le dit elle-même. Il aurait fallu prendre davantage de temps pour que les étudiants se présentent les uns aux autres et qu'ils échangent sur leur production avant de les lire devant tout le groupe. Esmé peut donc comparer sa propre expérience de l'activité créative au Canada avec l'expérience qu'elle a vécue en France : si les modalités de présentation de son travail au groupe n'ont pas changé (elle sait qu'il lui faut du temps pour travailler ses textes avant de les lire aux autres), la perspective plurilingue de l'atelier et l'expérience de Samira Négrouche lui ont permis d'aborder l'exercice d'une manière nouvelle.

Hedvika est une étudiante tchèque qui suit chez elle des études d'interprétariat, elle a peu de rapport à la poésie, contrairement à Esmé, et la lecture ou l'écriture sont moins importantes dans la construction de son identité. En revanche, Hedvika a un rapport plus intime aux langues, elle est trilingue (tchèque, anglais, français) : comment a-t-elle perçu les activités proposées par Samira Négrouche ? Dans quelles mesures l'atelier lui a-t-il apporté de nouvelles pistes pour la poursuite de ses études ? Contrairement à Esmé, Hedvika n'écrit pas et ne lit pas de poésie, elle a aussi trouvé l'exercice d'écriture difficile, et parle de la difficulté à employer le mot juste en langue étrangère pour s'exprimer : « on peut pas choisir les bons mots ou les mots qu' qu'on aurait choisis si heu si

c'était notre langue maternelle ». On retrouve dans ses propos la perception d'Esmé dans l'écriture

en langue étrangère : les deux étudiantes parlent de « nuances qui s'échappent » ou de mots qu'on ne peut choisir en langue étrangère, Hedvika parle même d'un témoignage de « maîtrise de la

langue » plus que d'un transfert de pensées, ainsi, écrire en langue étrangère constituerait davantage

un exercice de langue qu'un lieu d'expression. Hedvika décrit ensuite son intérêt pour la découverte culturelle qu'a représentée la rencontre avec Samira Négrouche, en particulier par rapport à la décentration que cette rencontre a engendrée, à l'instar d'Esmé : « des fois on ignore complètement

traduction apprise pendant ses études à la réalité du travail d'une professionnelle. L'activité qui a le plus intéressé Hedvika, comme les enquêtés dans les questionnaires, a été la lecture de poèmes, pas tant pour sa lecture personnelle que pour l'écoute des autres : « la chose la plus intéressante était de

d'entendre les autres lire les poèmes de leur pays dans leur propre langue comment ça sonne ». La

musicalité des langues étrangères est ainsi très perceptible dans ce type d'exercice qui s'attache moins au sens du texte qu'à ses sonorités et à son rythme, domaines constitutifs du genre poétique : « la poésie heu...des fois les mots ne sont pas vraiment heu aussi importante donc... ». Par ailleurs, cet exercice a entraîné une perception de l'autre différente : en le réintégrant dans sa langue et sa culture d'origines, la lecture de poème a permis de reconnaître l'autre dans toute son altérité, « quand ils parlent leur langue ils heu...c'est comme...s'ils XXX d'autres personnes ». On comprend ici que Hedvika parle du changement d'identité de la personne qui lit dans sa langue d'origine.

Même si leurs rapports à l'écrit s'inscrivaient dans une perspective différente, les deux étudiantes notent une difficulté identique dans l'exercice de traduction et d'écriture. En revanche, si Esmé s'intéresse davantage à l'aspect créatif de l'atelier qui fait partie du domaine de ses études, Hedvika a particulièrement apprécié la lecture des poèmes dans les différentes langues d'origine. Dans le cas des deux étudiantes interrogées, l'atelier poésie a entraîné une réflexion sur le rapport aux langues et au plurilinguisme par la confrontation pratique avec l'exercice de la traduction : comment écrire dans une langue étrangère ? Comment retranscrire le sens avec exactitude en faisant les bons choix ? L'atelier a également permis aux deux étudiantes de découvrir la culture algérienne et francophone, et de développer un processus de décentration par rapport à leurs propres repères ou valeurs à travers la comparaison entre ce qu'elles avaient déjà expérimenté au cours de leurs études et une nouvelle réalité. Dans Les jeunes confrontés à la différence, Michaël Byram et Geneviève Zarate proposent trois directions de travail : une approche non idéaliste de la relation entre cultures mais au contraire pragmatiste, une approche prenant en compte travail intellectuel et vécu personnel, enfin, l'introduction d'un espace de réflexion et de parole (Byram & Zarate, 1996 : 15). Il nous semble que les entretiens des deux étudiantes permettent de montrer en quoi l'atelier poésie a pu encourager une démarche réflexive sur les modes de représentation de l'étranger : en découvrant une perspective nouvelle d'aborder certaines réalités, en permettant une prise de conscience réflexive de soi et de ses propres cadres de pensée, en repensant la signification apportée aux langues et aux mots. Il faudrait approfondir nos hypothèses de recherche en questionnant plus directement les deux enquêtées sur les préjugés et stéréotypes et leurs éventuelles modifications. Quant à l'espace de parole, nous avons déjà vu qu'il n'était pas assez développé, et qu'il faudrait davantage de temps pour laisser les apprenants s'exprimer.