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Chapitre 4 Cas d’étude : le nettoyage des cuves

4.1 Analyses et formalisation du besoin

4.1.1 Analyse de la demande

4.1.1.1 Contexte du nettoyage des cuves

Le type d’activité d’Ariane Group présente des caractéristiques particulières qui méritent d’être présentées ici. Les produits sont développés pour être fabriqués sur de longues périodes (plus de vingt ans pour Ariane 5). De plus, les pièces sont généralement extrêmement coûteuses et leur qualité est critique. Chez cet industriel, les cadences rendent les métiers « artisanaux » et la criticité leur demande une grande précision. Bien que cela semble contradictoire, une des spécificités d’Ariane Group est d’allier cette forme d’artisanat industriel à la précision. Dans ce contexte, très peu de robots ont pu être implantés à ce jour, mais le profil de cette société semble pouvoir correspondre à la cobotique, en faisant collaborer l’opérateur/artisan et son métier avec des robots. La dernière particularité que nous citerons ici concerne notamment l’activité de propulsion solide, pour laquelle sont fabriqués des produits pyrotechniques ayant notamment vocation à propulser la fusée Ariane. La culture pyrotechnique84 d’Ariane Group est très présente, d’autant plus qu’un accident dramatique a eu lieu en 2013. C’est dans ce secteur que nous avons évolué pendant trois ans, principalement afin d’améliorer les conditions de travail des opérateurs et de limiter leur exposition à des risques pyrotechniques.

83 Matériau pyrotechnique utilisé pour la propulsion.

Le cas d’étude naît d’un besoin d’amélioration du poste de nettoyage des cuves de propergol de capacité 1800 Gallons en Guyane au sein de la société Regulus85. Pour des raisons d’accessibilité du poste et de besoin similaire présumé, c’est en premier lieu le poste de nettoyage des cuves de propergol de capacité 420 Gallons à Saint-Médard-en-Jalles qui a été ciblé. Bien que les équipes de production en métropole soient intéressées par le projet et conscientes du besoin, la volonté d’avancer sur ce sujet reste moins forte qu’en Guyane.

L’établissement de Saint-Médard-en-Jalles est un site historiquement lié à la pyrotechnie, puisque poudrerie royale dès le XVIIe siècle. De ce fait, des règles spécifiques très strictes sont appliquées sur le site de façon globale (sécurité routière et extincteurs, interdiction de matériel de fumeur par exemple), mais aussi aux abords et dans les bâtiments au sein desquels se trouvent et sont manipulés des matériaux pyrotechniques.

Par ailleurs, le démarrage du projet a été accéléré par la mise au point d’une nouvelle technologie de nettoyage du propergol : l’hydrogommage (mélange de particules solides, d’eau et d’air sous pression). Une des données d’entrée de l’étude a donc été de profiter du développement de cette technologie pour simplifier le procédé de nettoyage, actuellement fait manuellement par raclage, grattage puis essuyage.

Dans ce contexte, David Bitonneau, ingénieur en informatique spécialisé en robotique, et moi-même, ingénieur en cognitique, avons entamé les analyses du besoin en binôme. Le besoin exprimé au départ était d’améliorer les conditions de travail au poste et la sécurité des opérateurs en utilisant l’hydrogommage, en évaluant spécifiquement l’apport éventuel de la cobotique pour ce poste. Pour mener ce projet, nous étions positionnés au sein de la direction Ingénierie, principalement en charge de la conception des moyens de fabrication du propergol.

Nous avons réuni un groupe de travail, le groupe « nettoyage des cuves », qui comprend le chef d’atelier, le méthodiste, l’ergonome Safran86, un ingénieur procédés et nous-même, ingénieurs/doctorants en robotique et en cognitique. Nous avions la volonté de construire une démarche interdisciplinaire s’appuyant sur nos domaines respectifs. David Bitonneau et moi avons donc endossé le rôle de chef de projet en binôme. Il a contribué à la partie « cognitique » pour laquelle j’ai apporté un socle théorique ; et j’ai contribué à la partie robotique, qui était sa spécialité.

Le binôme roboticien/cogniticien est une des clés de la thèse, puisque l’hypothèse à l’origine de celui-ci est que la cobotique, si elle ne peut être traitée en occultant les aspects robotiques, ne peut évidemment pas être traitée en occultant les aspects humains. Ce binôme, en tant que chef de projet, a réuni le groupe « nettoyage des cuves » une heure environ toutes les deux semaines. De plus, les compétences d’ingénieur issues de notre parcours ont été un facteur déterminant. En effet, un projet d’ingénierie pour un moyen industriel nécessite d’être capable de gérer un projet, de prendre en compte les contraintes industrielles, de participer et d’échanger avec différents corps de métier.

Au départ, la réunion du groupe « nettoyage des cuves » et la rencontre des opérateurs ont permis de récolter les attentes et visions des acteurs du projet sur la robotique, comme « remplacement du travail des opérateurs », et de l’ergonomie, comme « s’intéressant à la santé, au port de charges ». Nous avons par conséquent expliqué en quoi consistent la cobotique et la démarche que nous expérimentions, ce qui a été très bien accueilli par les parties prenantes. La communication très en amont du projet a ainsi grandement contribué à enrichir les échanges que nous avons eus tout au long du projet.

85 Filiale à 40 % de Ariane Group en charge de la production des chargements propulsifs pour le spatial, à Kourou, Guyane.

86 Il s’agit du responsable de l’ergonomie pour le groupe Safran, qui est à l’origine et qui pilote le projet cobotique pour le groupe. Étant peu disponible, il a réalisé un suivi de l’étude. L’ingénieur cogniticien a pleinement joué le rôle d’« ergonome de la cognition », comme proposé par Hoc (1998).

4.1.1.2 Compréhension générale du poste

L’objectif ici est de comprendre l'histoire du poste et de l’entreprise, les acteurs concernés au-delà du demandeur, les tentatives de réponse déjà apportées, les évolutions organisationnelles, et les processus techniques. En effet, comme le dit Béguin (2007), « l’activité n’est pas isolée, elle est située dans un contexte (matériel, social, historique) qui fournit des ressources et des contraintes qui ont un coût pour la personne ». Cela permet par ailleurs d’être préparé aux futurs échanges avec les opérateurs qui pourront utiliser leur langage professionnel habituel (Daniellou & Béguin, 2004).

Pour comprendre le poste de travail, nous avons tout d’abord visité les locaux abritant l’opération avec le chef d’atelier. Cette visite a permis de recueillir de façon informelle de nombreux éléments concernant l’histoire du poste de travail, ou ses difficultés par exemple. Nous avons également analysé les gammes et instructions de travail.

Nous avons également analysé les étapes amont et aval. En amont, les cuves sont utilisées pour mélanger les composants du propergol. Le produit est ensuite coulé dans son réceptacle final à l’aide d’un piston. C’est suite à cette étape qu’il faut nettoyer les cuves dans lesquelles il reste de la pâte (entre 50 kg et 200 kg), collante, visqueuse et pyrotechnique87. En aval, après nettoyage, les cuves sont stockées avant d’être réutilisées pour d’autres mélanges. En stockage, elles ne doivent plus contenir la moindre trace de matière pyrotechnique pour des raisons évidentes de sécurité et pour ne pas polluer le futur mélange.

La production de propergol s’organise en « campagnes », c’est-à-dire en semaines intensives lors desquelles un chargement entier est fabriqué. Au cours de ces campagnes, pour éviter que le propergol ne se solidifie dans la cuve, il faut les nettoyer sans attendre, dès leur arrivée au bâtiment de nettoyage, c’est-à-dire environ toutes les 3 heures. Pour le nettoyage des cuves, une campagne représente le nettoyage d’une dizaine de cuves d’affilée, en 3 x 8, avec des équipes de 2 opérateurs. Ceux-là ne sont donc pas affectés uniquement au nettoyage des cuves, ils ont également en charge la préparation des matières premières. Les postes amont de coulée et aval de stockage et réutilisation ont été également analysés.

87 Pyrotechnique ne signifie pas qu’il s’agit d’explosif, mais qu’il s’agit d’un matériau qui dégage une grande quantité d’énergie lorsqu’il est en combustion.

Figure 49 : Cycle de fabrication de chargements propulsifs à Ariane Group

Autrefois, le nettoyage de cuve était réalisé à l’aide de solvants, dont l’utilisation a été fortement restreinte dans les années 90 pour des raisons de santé et environnementales. La meilleure solution proposée reste donc la solution actuelle. Ses principales étapes sont :

1. arrivée de la cuve ;

2. retrait de la vanne (nettoyée en parallèle) ;

3. raclage des parois de la cuve (a priori éprouvant physiquement) ;

4. grattage des parois de la cuve, en utilisant un produit liquide plastifiant pour fluidifier la pâte de propergol ;

5. finition de la cuve au chiffon et plastifiant ; 6. remontage de la vanne et tests d’étanchéité ; 7. départ de la cuve.

Constatant la pénibilité du poste, en particulier en Guyane88 où les cuves sont plus grandes et les conditions climatiques plus hostiles (température et hygrométrie élevées), la conception d’une machine de nettoyage a déjà été entreprise. Nous ne rentrerons pas dans le détail ici, mais l’analyse du fonctionnement de cette machine et les raisons de son inefficacité et de son rejet par les opérateurs ont nourri la réflexion de la société et la nôtre. En particulier, la non-acceptation de la solution par les

88 Nous avons eu l’occasion d’observer le poste à Kourou, en Guyane, lors d’une mission du 11 au 18 septembre 2016.

opérateurs et la durée des étapes annexes (nettoyage de la machine, mise en place et retrait de la machine) ont fait l’objet d’un partage d’expérience au sein du groupe « nettoyage des cuves ».

Pour constater les apports éventuels de l’hydrogommage89 pour le nettoyage, les premiers résultats des essais étaient insuffisants. Nous avons conclu qu’il fallait réaliser des essais complémentaires pour évaluer l’efficacité de cette technologie en condition réelle.

Enfin, une analogie qui nous sera donnée par un opérateur permet de comprendre la connotation du poste dans l’entreprise : « Si tu veux, la fabrication du propergol, c’est un peu comme de la pâtisserie. Nous, on prépare les matières, et nettoyer les cuves, c’est faire la vaisselle. ». Pour favoriser l’acceptation de la solution, la transformation du poste doit donc également revaloriser ce poste qui est peu considéré.

4.1.1.3 Analyse de situations de référence

En plus de l’analyse de l’activité actuelle de nettoyage des cuves, qui est détaillée dans la partie suivante, nous avons observé d’autres situations de référence de systèmes ayant des caractéristiques similaires. Cela fournit des informations sur un grand nombre de problèmes liés au contexte, dont certains aspects persisteront, même si le système est très novateur.

Tout d’abord, nous avons visité une installation robotique manipulant du produit pyrotechnique en fonctionnement sur le site : la manutention de blocs pour une opération de contrôle. Connaître et analyser ce poste nous a permis de convaincre le groupe « nettoyage des cuves » de la possibilité d’utiliser un robot en milieu pyrotechnique. Nous avons également observé des postes de supervision à Saint-Médard, l’utilisation d’un robot sur du produit pyrotechnique ne pouvant a priori se faire que depuis un poste de commande.

Il existe d’autres postes de nettoyage des cuves qui utilisent d’autres techniques. Dans l’établissement de Saint-Médard-en-Jalles, il y a un poste de bullage (solution qui ne peut être retenue pour notre problématique pour des raisons de gestion des déchets et de temps de cycle), et une solution de nettoyage de cuves de propergol chez une autre société faite par les opérateurs après basculement de la cuve à 90°. Ces solutions ont été écartées par le groupe « nettoyage des cuves » pour des raisons techniques.

Plus largement, nous avons recherché des systèmes de nettoyage, notamment robotiques, et trouvé diverses solutions qui nous ont inspirés pour la conception : nettoyage de pièces entraînées en rotation dans une cabine, robot mobile pour nettoyer des cuves de pétrole, nettoyage de conduits à l’aide de buses spécifiques, etc. Cette partie de l’état de l’art et le détail de son utilisation sont décrits dans la thèse de David Bitonneau90.