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5. Les catégories de comportements

5.1 Les communicatifs et les extracommunicatifs

5.1.3 Les activités de déplacement

Parmi les catégories de comportements inclus dans l’éthogramme de notre étude, les activités de déplacement occupent une place non négligeable en raison de leur rôle et de leur fonction

au sein des interactions sociales quelle que soit l’espèce concernée. Ces activités sont largement répandues dans le répertoire comportemental des vertébrés (McFarland, 1966) et par conséquent chez les espèces qui nous intéressent plus particulièrement : les primates humains et les canidés. Ce type de comportement est dénommé de façon variable en fonction des auteurs et de leur discipline avec cependant quelques nuances quant à leur définition : activités « à vide » ([Leerlaufhandlung], Lorenz, 1937), activités de déplacement35 ou de substitution (Tinbergen, 1952, 1953), activités redirigées (Bastock, Morris, & Moynihan, 1954), gestes autistiques (Krout, 1954; Mahl, 1968), adaptateurs (Ekman & Friesen, 1969b), autocontacts (Feyereisen, 1974), extracommunicatifs (Cosnier, 1982) ou encore dans une acception plus large, rituels de déplacement (Huxley, 1971).

Des interprétations issues de différents domaines cliniques et de recherche ont été émises concernant les activités de déplacement, afin de découvrir leur signification causale et fonctionnelle. En psychologie, l’approche psychanalytique (par exemple, Mahl, 1967) leur attribue une signification idiosyncrasique et révélatrice d’un matériel inconscient. Cette conception ne permet néanmoins pas de comprendre la signification de ce type de comportement en dehors de la situation analytique singulière, ce qui représente un obstacle à sa généralisation. Selon de Lannoy et Feyereisen (1973) et Feyereisen (1974), la perspective éthologique serait le modèle le plus pertinent pour appréhender les activités de déplacement.

Ces auteurs s’inspirent des études et de la modélisation du comportement élaborées par Tinbergen (1940 ; 1952) et McFarland (1966). A la différence des comportements motivés par un besoin interne (drive) ou activités instinctuelles, les activités de déplacement ne paraissent pas remplir la fonction pour laquelle elles sont prédisposées et semblent « hors contexte » ou

« irrelevantes » par rapport au comportement qui les précède ou qui les suit ou encore, les facteurs causals élicitant habituellement ces activités sont absents ou de faible intensité. En outre, les mouvements sont souvent exécutés de manière lente et avec une grande amplitude ce qui induit une exagération et une simplification de l’activité ; ces caractéristiques ont entre autres comme particularité de rendre les mouvements plus visibles aux yeux du conspécifique ou de l’observateur. De nombreux exemples chez les oiseaux ont été relevés dans leur milieu naturel: un coq picorant le sol au milieu d’un combat, un pigeon lissant ses plumes avec le bec avant l’accouplement ou une fauvette intégrant des mouvements migratoires (migratory restlessness) lors de la parade nuptial. Chez les primates infra-humains, l’attitude de

35 Le terme « déplacement » a été utilisé pour la première fois par Armstrong en 1947 dans son ouvrage intitulé : Bird display and behaviour.

London : Cambridge University Press.

sollicitation de la femelle exprimée en dehors du contexte de reproduction et le bâillement représentent des activités de déplacement qui engendrent une diminution de l’agressivité du conspécifique mâle ou femelle (Hinde, 1971).

Au XIXe siècle Darwin (1872/1998) a déjà émis l’hypothèse que certains mouvements corporels ou certaines expressions faciales ont évolué phylogénétiquement. Au départ, ces mouvements ont servi une fonction liée à la survie de l’organisme. Au fur et à mesure de l’évolution des espèces soumises au mécanisme de la sélection naturelle, ces comportements, liés aux besoins primaires (alimentaire, sexuels, etc.), ont été maintenus puisqu’ils ont permis la survie des organismes qui les ont exprimés. Dans une perspective évolutionniste, la notion d’ «irrelevance » doit être considérée et appréhendée selon des critères de fonctionnalité ou de causalité (McFarland, 1966). La fonctionnalité renvoie aux questions fondamentales du rôle biologique immédiat de l’activité (par exemple, combattre, se nourrir) et de la valeur de survie pour l’espèce concernée. De nombreuses observations ont permis de montrer que les activités de déplacement sont souvent réalisées de manière incomplète, superficielle ou interrompue et ne remplissent donc pas leur rôle biologique « normal » si l’on se réfère à la séquence comportementale originelle. Par là-même, ces activités sont dénommées irrelevantes. En ce qui concerne la valeur de survie liée au critère de fonctionnalité, McFarland (McFarland, 1966) souligne qu’il est impossible de démontrer que les activités d’une espèce n’ont pas de valeur de survie ; de par ce fait, les activités de déplacement représentent un phénomène complexe qui est interprété comme ayant une valeur de survie secondaire. Quant au critère de causalité, il est envisagé en fonction de l’état interne de l’animal et des stimuli externes auxquels il est soumis. A partir de ce critère, une activité est considérée comme irrelevante lorsqu’elle se produit en l’absence des stimuli externes qui la sollicitent habituellement.

Cependant, la question d’une réelle absence de stimuli externes demeure un problème pour un observateur humain limité dans ses perceptions, mêmes soutenues par des instruments de mesures performants.

Le concept de « ritualisation » vient étayer l’interprétation de la valeur de survie secondaire ; selon Huxley (1971), la ritualisation représente « la formalisation et la canalisation adaptatives des activités motivées [...] qui tendent à augmenter l’efficacité de la fonction de communication (signalisation), des systèmes de limitation de pertes à l’intérieur du groupe, et des liens internes du groupe. » (p. 23). Ainsi lorsque les activités de déplacement sont détournées de leur fonction originelle et qu’elles acquièrent une fonction de communication,

elles deviennent des ritualisations, c’est-à-dire des « cérémonies persistantes » qui permettent de renforcer les liens sociaux et sexuels. Au cours de la phylogenèse, ces ritualisations ont sélectionnées, renforcées dans leur efficacité et ont acquis un certain niveau de complexité.

D’un point de vue neurophysiologique, la transformation du comportement en une activité de ritualisation subit également une modification des mécanismes neuronaux sous-jacents qui s’émancipent de leur structure originelle (Tinbergen, 1952). A noter que la ritualisation tire son origine de deux types de comportements spécifiques (Hinde, 1971; Tinbergen, 1952).

Premièrement, les mouvements d’intention, ou activités autochtones (Kortlandt, 1940), c’est-à-dire causés par leur besoin propre, qui correspondent à des mouvements de faible intensité qui persistent à un stade de préparation ou qui sont réalisés de façon incomplète, comme par exemple les mouvements répétés de becquetage des matériaux servant à la construction du nid avant même que l’oiseau le construise. Deuxièmement, les activités de déplacement, ou activités allochtones (Ibid.), causées par un besoin autre que celui originel et qui seront plus largement explicitées par la suite.

Deux modèles principaux permettent d’expliquer les activités de déplacements : le modèle de la désinhibition (Tinbergen, 1952; van Iersel & Bol, 1958) et celui du surplus d’énergie (Kortlandt, 1940). Selon le modèle de la désinhibition, si deux activités instinctives (ou systèmes de motivation selon Tinbergen, 1953) non compatibles sont sollicitées simultanément avec une force d’égale intensité (par exemple, la fuite et l’attaque), ils s’inhibent mutuellement et permettent l’émergence d’une troisième activité (par exemple, le grattage du sol), car leur force d’inhibition sur les autres comportements se trouvent diminuée. Le comportement activé dans ces conditions, appartient en principe au système motivationnel de faible priorité subordonnée à celui de haute priorité qui est sollicité notamment lors d’une situation d’urgence environnementale (Spruijt, van Hooff, & Gispen, 1992). Le modèle du surplus d’énergie indique que, dans un contexte de conflit entre deux comportements antagonistes ou dans celui d’une trop faible intensité motivationnelle pour déclencher le comportement, l’énergie relative est déplacée vers d’autres centres moteurs et engendre un nouveau comportement. Ce dernier est considéré comme allochtone à la différence du comportement autochtone, motivé par son propre besoin. En fin de compte, le modèle du surplus d’énergie a été abandonné au profit de celui de la désinhibition en raison de l’influence des facteurs externes suscitant l’apparition des activités de déplacement (Sevenster, 1961).

A partir d’une analyse des recherches effectués à cette époque, Delius (1967) constate que les activités de déplacement se produisent dans trois contextes spécifiques : celui du conflit motivationnel qui renvoie au modèle de la désinhibition (Tinbergen, 1952) ; celui de la frustration, lorsque une réponse comportementale biologiquement appropriée ne peut être générée et enfin celui du détournement physique des performances (physical thwarting of performances) liée aux activités de consommation, par exemple lorsque des rats au cours d’un comportement de reproduction s’interrompent à plusieurs reprises pour se nourrir rapidement.