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Quelle action syndicale autour du handicap: reclassement ou égalité

I. Les acteurs syndicaux 78

3)   Quelle action syndicale autour du handicap: reclassement ou égalité

Dans un contexte caractérisé par la grande disparité des actions menées et la faible centralisation des dispositifs, les référents handicap mobilisent conjointement des leviers d’action multiples, qui se réfèrent à des cadres différents d’interprétation du handicap.

Les syndicats mènent des actions qui s’inscrivent principalement dans le cadre d’une prise en charge du handicap en tant que problème d’ordre médical, devant donner lieu à une réponse individuelle : le reclassement d’un travailleur à un autre poste suite à un accident de travail ou de la vie après lequel le salarié est reconnu handicapé. Dans ce cadre, les référents handicap et délégués syndicaux s’appuient sur les législations qui imposent aux employeurs de veiller à la sécurité et au bien-être des travailleurs et sur les protections dont bénéficient traditionnellement les salariés en termes de reclassement. Les garanties offertes aux travailleurs handicapés et les obligations de l'employeur en matière de reclassement et de formation leur semblent efficaces et suffisantes pour aborder la plupart des situations auxquelles sont confrontés les référents.

« Souvent, le droit du travail offre suffisamment de garantie et permet de trouver une solution de reclassement, donc on ne voit pas l’intérêt d’aller chercher ailleurs » (Référent handicap CFDT).

Le réflexe de la plupart des délégués syndicaux et référents handicap de recourir au CHSCT influence aussi la façon dont sont pris en charge les problèmes de handicap, car ces comités ont des façons routinisées de traiter les questions de santé au travail, qui impliquent une attention particulière aux accidents de travail et maladies professionnelles139

. Pour cette raison, lorsqu’ils estiment que certains travailleurs sont soumis à de plus grands risques de problèmes de santé et de handicap, liés aux tâches et

139 Ce constat a été fait dans d'autres travaux sur la place accordée à la souffrance au travail dans les

fonctions qu’ils exercent dans leur travail, les référents cherchent à dépasser la défense individuelle d’un salarié. Dans ce cadre, ils rappellent à l’employeur de porter attention au caractère pénible de certaines tâches et d’anticiper le reclassement de travailleurs dans certains secteurs particulièrement touchés par les accidents de travail. Les syndicalistes rencontrés évoquent fréquemment l’ « usure » et le « handicap fabriqué en entreprise », lié au combat pour la reconnaissance des maladies professionnelles dans certains secteurs d’activité (construction ou médico-social par exemple). Ils considèrent que leur combat doit permettre de défendre collectivement les travailleurs en sensibilisant les employeurs et les autres militants syndicaux à la possibilité de reclasser des salariés plutôt que de les licencier. Ainsi, dans le cadre d’un accord avec un grand groupe, les syndicats ont mis sur pied une commission de retour et de maintien dans l’emploi. L’entreprise se voyait confrontée à de nombreux contentieux judiciaires d’anciens travailleurs qui avaient été déclarés inaptes sans qu’aucune solution de reclassement n’ait été proposée, ni même recherchée. L’objectif de cette commission était de limiter les sorties trop rapides de l’entreprise, afin de garantir l’emploi des travailleurs en place. Un référent indique qu’il passe énormément de temps et d’énergie à la sensibilisation des cadres, mais aussi des médecins du travail, pour les inciter à ne pas déclarer systématiquement les travailleurs en situation de handicap comme inaptes, mais à envisager différentes options de reclassement au sein de l’entreprise ou du groupe :

« On a eu une difficulté en ce qui concerne les managers opérationnels, […] mais aussi les directeurs territoriaux, pour leur faire comprendre qu’avoir des personnels en situation de handicap, ce n’était pas un problème en soi. [...] Il fallait leur faire comprendre qu’une personne en situation de handicap ne doit pas être la première personne à prendre la porte, donc pendant la durée du premier accord, ça a été toute une bataille […] pour éviter le maximum de licenciements. On entend toujours la même problématique ‘J’ai un handicapé, il est inapte à tout’. […] On a aussi fait un travail avec les médecins du travail, pour éviter qu’ils ou elles ne fassent des rédactions de certificats d’aptitude partielle ou d’inaptitude qui ne laissent aucune chance de reclassement » (Secrétaire fédéral handicap CFDT et conseiller au prud’hommes).

Aussi bien dans leurs activités à visée collective que dans leur mission de soutien individuel des travailleurs, la question centrale qui anime les référents est d’abord celle du maintien dans l’emploi et du reclassement. La grande majorité des actions à visée collective conduite au sein des organisations syndicales repose sur une prise en compte des risques liés à l’exercice du travail. En parallèle, les demandes émanant des travailleurs sont très majoritairement liées au licenciement ou à la menace du licenciement, alors que très peu de réclamations portent sur les difficultés pour obtenir une promotion ou un aménagement du poste de travail.Dans le domaine du handicap et de l'état de santé, les syndicats peinent à parler de discrimination et à utiliser le droit antidiscriminatoire comme levier d’action. Une militante CGT estime ainsi que le handicap est peu perçu comme un problème de discrimination dans son syndicat. Plusieurs explications ont été avancées pour expliquer ce phénomène. Vincent-Arnaud Chappe pose l'hypothèse d'une difficulté de créer des mobilisations ciblant un public

marginalisé sur le marché de l'emploi (Chappe, 2013a), ce qui est le cas des travailleurs en situation de handicap.. D'autres auteurs renvoient plus généralement aux limites des stratégies judiciaires et du « modèle de la protection juridique », qui ferait porter à la personne discriminée la charge de la dénonciation dans le cadre de la relation asymétrique entre employeur et salarié (Bumiller, Bereni, Chappe, Lacalmontie, & Corson, 2011).

Néanmoins, cette intégration du handicap dans les façons routinisées des syndicats de traiter les problèmes en matière de santé et de sauvegarde de l'emploi ne doit pas laisser penser qu’ils mettent de côté toutes les questions relatives à la non-discrimination et à la participation des personnes en situation de handicap. On assiste à la diffusion progressive du droit antidiscriminatoire dans les organisations syndicales. Si les discriminations, le plafond de verre, les inégalités ne sont pas toujours explicitement évoquées, plusieurs éléments montrent que les militants syndicaux cherchent aussi, en parallèle à leurs activités traditionnelles, à lutter contre les représentations stigmatisantes du handicap et à défendre l’égalité professionnelle des travailleurs handicapés.

Les référents handicap considèrent l’intégration des travailleurs handicapés dans l’entreprise comme un enjeu d’égalité professionnelle et sont attentifs non seulement à leur embauche, mais également au suivi de leurs carrières. Un référent explique ainsi être déjà intervenu lors de l'évaluation de salariés. Un autre est attentif aux possibilités de promotion et de pérennisation dans l’emploi offertes aux jeunes en situation de handicap. Ils adoptent en général une posture critique vis-à-vis de la politique des quotas imposée par les législations françaises. Ils n’hésitent pas à rappeler aux employeurs cette obligation légale et considèrent que celle-ci est un premier levier d’action mais estiment aussi que cette politique est insuffisante. Ils insistent notamment sur l’environnement de travail qui n’est pas adapté pour recruter des travailleurs en situation de handicap et qui, de ce fait, constitue un frein à leur embauche et à leur « émancipation ».

« L’important à défendre, c’est l’intégration du travailleur handicapé. Ce n’est pas un quota qui est à défendre. C’est que le salarié handicapé puisse rentrer dans un emploi, prendre cet emploi et évoluer dans cet emploi. Si c’est uniquement embaucher un travailleur handicapé pour avoir un quota et puis lui dire : ‘C’est bien vous allez faire ça, estimez-vous heureux comme on entend dire – d’avoir un travail’. Ben non, ça ne marche pas pour nous. Nous on est sur l’émancipation des gens » (Délégué syndical et conseiller prud’hommes CFDT).

« Moi, je travaille chez [entreprise]. On accepte, entre guillemets, de recruter des personnes en fauteuil au poste de conseiller commercial. Jusqu’à aujourd'hui, je n'ai pas encore connu une de ces personnes avoir une promotion et être désignée responsable. Et ça, c'est un vrai cheval de bataille que je peux avoir avec la direction » (Référent handicap CFE-CGC).

Le droit constitue alors un outil de cadrage du handicap pour les syndicalistes qui souhaitent dépasser leur intervention traditionnelle en la croisant avec les problématiques d’égalité professionnelle. Ces militants témoignent d’une volonté d’adopter une définition élargie du handicap. Ils font explicitement référence à la définition du handicap telle que prévue dans la loi du 11 février 2005, qui considère le handicap comme « toute limitation

d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ». Ainsi, ils sont nombreux à vouloir sortir d'une approche médicale du handicap, qui suppose l’identification claire des salariés handicapés et une prise en charge individuelle et spécifique de ceux-ci. Au lieu de quoi ils prônent une réflexion collective sur l'organisation du travail qui permettrait une meilleure intégration de tous les travailleurs. Cependant, ils restent extrêmement prudents quand ils sont confrontés à des cas qui les conduisent à sortir d’une définition administrative du handicap. Les référents handicap considèrent très majoritairement que les salariés qui les sollicitent doivent avoir une reconnaissance administrative préalable de leur handicap pour bénéficier de leur aide : la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Leur intervention débute d’ailleurs souvent par l’accompagnement du salarié dans sa demande de RQTH. On voit donc ici que deux définitions antagonistes du handicap coexistent dans l'action des référents: d’une part, ils cherchent à adopter une définition élargie, qui sorte des catégories administratives et englobe l’ensemble des problématiques rencontrées par les travailleurs dans l’entreprise ; d’autre part, ils se limitent aux frontières tracées par ces mêmes catégories administratives pour définir leur champ d’action.

L'introduction de la qualification juridique en termes de discrimination peut aussi résulter de l'intervention des professionnels du droit, extérieurs aux syndicats mais qui travaillent en collaboration avec eux. Parmi les avocats qui travaillent régulièrement avec les référents autour de dossiers traitant du handicap, certains ont activement participé à la judiciarisation du contentieux en matière de discrimination syndicale et cherchent, à travers les dossiers de handicap, à étendre cette pratique à d’autres critères de discrimination. Ainsi, une avocate, qui a participé à la construction d'un contentieux en matière de discrimination syndicale avec la CGT et qui est adhérente du Syndicat des Avocats de France, souhaite étendre le raisonnement juridique qu'elle a l'habitude de manier à tous les critères de discrimination, notamment au handicap :

« Ce qui compte, c’est le terme de discrimination. […] Que ce soit homme-femme, que ce soit syndical, que ce soit état de santé, ça ne change pas. […] On s’est rendu compte que tout ce qu’on développait, on pouvait l’appliquer sur les femmes, ou sur autre chose. C’est un mode de raisonnement » (Avocate spécialiste du droit antidiscriminatoire et travaillant de façon régulière avec les organisations syndicales).

Dans l’un de ses dossiers, une salariée de grande surface a entrepris, après deux accidents de travail, des démarches pour demander un aménagement de poste. Soutenue par les délégués du personnel et la secrétaire générale de l'union syndicale, elle a d’abord tenté de négocier avec son employeur. Après plusieurs tentatives infructueuses, la référente handicap lui a conseillé d’aller consulter l’avocate avec qui elle travaille régulièrement. Lorsqu’elle rencontre l’avocate, la travailleuse souhaite attaquer son employeur devant le conseil de prud'hommes. L'avocate, à la lecture du dossier, considère

que la salariée a été victime d'une discrimination. Les avocats spécialistes des discriminations au travail insistent beaucoup sur la nécessité de diffuser le droit antidiscriminatoire et souhaitent qu'il soit plus souvent mobilisé dans les dossiers :

« Alors moi, quand je reçois quelqu'un, je regarde toujours si y'a pas un motif pour faire annuler le licenciement parce que c'est plus intéressant, […] juridiquement parlant ; et puis, on a tellement de critères de discrimination – on en a plus de 20 dans le code du travail –, que c'est rare de pas en avoir un du tout. Il y'a quand même beaucoup de problématiques qui tournent autour de l'état de santé. J'ai plein de clients, tout va très bien jusqu'au jour où ils ont un gros arrêt maladie, tout d'un coup ça va moins bien quand ils reviennent. Ou alors ils sont reconnus travailleurs handicapés et puis là, tout s’emballe » (Avocate, spécialiste en droit antidiscriminatoire).

Les syndicats et les avocats des salariés s’appuient aussi sur la jurisprudence qui résulte des cas portés devant la justice par le Défenseur des droits ou de cas pour lesquels l’institution s’est prononcée en reconnaissant l’existence d’une discrimination en matière de handicap. D'après une avocate, le Défenseur des Droits (anciennement la HALDE) a joué un rôle important dans la diffusion du droit antidiscriminatoire, ce qui a permis à des travailleurs de prendre conscience et de dénoncer des injustices qu'ils vivaient quotidiennement. Toutefois, les référents handicap et avocats se tournent rarement vers cette institution. Selon eux, l’approche stratégique du contentieux du Défenseur des droits implique que seuls les dossiers où la discrimination est clairement établie par les agents sont pris en compte (Lejeune & Orianne, 2014). Dans ce contexte, les militants syndicaux et avocats estiment qu’il est difficile de s’appuyer sur l’expertise de cette institution pour défendre leurs adhérents ou clients parce que le Défenseur des droits ne soutient qu’un petit nombre de dossiers et néglige les réclamations où la discrimination n’est pas clairement identifiée.

L’analyse des tentatives de production d’une approche syndicale de la défense des personnes handicapées montre, comme dans le cas des législations et des mobilisations nord-américaines pour l’égalité salariale étudiées par Michael McCann (McCann, 1994), que les politiques en matière de handicap et la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées produisent des effets diffus sur l’action des syndicats. Le handicap est désormais une catégorie qui permet de regrouper tout un ensemble de salariés qui sont la cible de l’activité des référents et des délégués en charge du handicap, sans pour autant que les contours de ce groupe ne soient définis de façon commune parmi les acteurs syndicaux140

. L’action des référents a permis de rendre ce public visible en s’appuyant sur les législations qui définissent les droits et obligations des employeurs et travailleurs avec un handicap. Ce processus de visibilisation a conduit à la production d’un double cadrage syndical du handicap : l’un

140 Ceci renvoie au constat de Pierre-Yves Baudot à propos des politiques du handicap en France.

Selon lui, ce sont les instruments à destination des personnes en situation de handicap qui permettent de tracer les limites de cette population, plus que des caractéristiques explicites, objectives et communément admises (Baudot, 2016).

orienté vers le respect des quotas et le maintien dans l’emploi des travailleurs ; l’autre fondé sur un cadre de la non-discrimination et la pleine participation des travailleurs en situation de handicap au milieu de travail ordinaire. Plutôt que deux modèles antagonistes, ces deux approches sont articulées de façon complexe au sein d’une action syndicale très hétérogène et éclatée.

2. Le handicap dans les syndicats belges, perdu entre diversité et travail

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