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Un accès direct au flux de conscience sans experience sampling ?

Dans le document EDP Open (Page 103-107)

Quelles données subjectives pour l’étude

3. Un accès direct au flux de conscience sans experience sampling ?

Avec Charlotte Van den Driessche8, nous nous sommes dit : « Ce qu’il faut faire, c’est trouver des tâches où à chaque instant l’exécution de la tâche par le sujet nous renseigne sur son état mental ». On ne va plus avoir besoin de sonder le sujet de l’extérieur, on va prendre une tâche qui par sa nature nous dit quelque chose de l’état mental dans lequel le sujet se trouve à chaque sondage. Pour ça, on a pris à nouveau des enfants de 8-9 ans, une soixantaine d’enfants parce qu’il y a de grandes variabilités d’attention chez les enfants à cet âge-là, et on leur a fait faire deux tâches, une tâche essentiellement visuelle, de

« barrages de cloches » parmi un ensemble de dessins, et une tâche verbale dite de « fluence sémantique », en l’occurrence nommer le plus grand nombre d’animaux. Par ailleurs, avec l’aide de leurs parents et leurs enseignants, les enfants ont été notés sur leur capacité attentionnelle. On a ainsi les enfants dont on sait qu’ils sont très bons pour se concentrer et d’autres enfants qui ont des problèmes de concentration. On utilise la même échelle que celle utilisée pour étudier l’ADHD. On dispose donc d’une sorte de gradation de la capacité attentionnelle de tous ces enfants ; l’idée sous-jacente est que ces capacités vont corréler avec le style de recherche que les enfants vont déployer dans le domaine visuel comme dans le domaine sémantique.

3.1 Expériences sur une tâche visuelle de « barrage de cloches »

Dans ces expériences, on présente aux enfants une feuille comme celle de la figure 8, où des cloches sont réparties parmi d’autres dessins. On demande aux enfants de barrer toutes les cloches. C’est là une des tâches classiques en neuropsychologie. Mais, ce qui n’est pas classique, c’est qu’on a enregistré l’ordre dans lequel les enfants ont barré les cloches. La figure 9 donne des exemples de « barrage de cloches » pour six enfants, avec des parcours très différents les uns des autres : on constate que certains enfants font une exploration

8Cf Lower Attentional Skills predict increased exploratory foraging patterns. C. Van de Driessche et al.

www.nature.com/scientificreports, Scientific Reports 9:10948, Jun.2019

systématique du voisinage d’une cloche donnée, d’autres font parfois des « sauts » importants. Ces différences s’avèrent liées aux différences de capacité attentionnelle.

Figure 8 : trouver les dessins de cloches dans cet ensemble de petits dessins ! (Van den Driessche et al, 2019 ; figure fournie par J. Sackur, co-auteur.)

3.2 Expériences sur une tâche verbale de « fluence sémantique »

Dans ces expériences, on demande aux enfants de nommer en deux minutes autant d’animaux qu’ils ou elles le peuvent. Les enfants connaissent beaucoup d’animaux et sont très contents d’effectuer cette tâche. On a ensuite pris les productions de ces enfants (c’est-à-dire les listes des noms d’animaux) en les traduisant chacune en anglais et en appliquant sur ces traductions des modèles sémantiques tel que le modèle Word2vec de Google.

Chaque nom d’animal devient un point dans un espace de 350 dimensions (dans lequel tous les noms d’animaux courants sont déjà placés) ; chaque liste donnée par un enfant devient ainsi un parcours dans cet espace. Ce parcours une fois obtenu, on peut calculer la distance entre deux noms d’animaux successifs dans la liste (par exemple, la distance entre les deux points de l’espace respectivement associé à chien et chat est assez faible, comparativement avec celle entre chien et alligator). On a ensuite vérifié que ce modèle était cohérent, correspondant bien à une réalité sous-jacente de ces explorations : pour ce faire, nous avons regardé s’il existait une corrélation entre l’intervalle de temps séparant la production de deux noms successifs, que nous appellerons temps de réponse (RT), et la proximité sémantique (semantic similarity) de ces deux noms ; cette proximité sémantique est un score compris entre 0 (les deux noms sont très éloignés sémantiquement) et 1 (les deux noms donnés sont identiques, ou désignent le même animal)9. On s’attend à ce que plus le temps de réponse est long, plus la proximité sémantique des deux noms concernés sera proche de zéro. Et, à l’inverse, plus le temps est court, plus cette proximité sémantique sera proche de 1. Et c’est bien ce qui se passe, comme le montre la figure 10. La droite de régression du nuage descend de gauche à droite : plus les noms sont proches sémantiquement, plus les enfants ont été rapides pour passer de l’un à l’autre.

Pour illustrer les parcours sémantiques ainsi produits par les enfants, on ne peut faire autrement que de projeter ces parcours sur un espace réduit à deux dimensions. C’est ce qui est fait sur la figure 11, qui représente deux exemples de parcours : le parcours rouge est celui d’un enfant disposant d’une plus faible capacité attentionnelle, et le parcours bleu celui d’un enfant ayant plus de ressources attentionnelles.

Il ne s’agit ci-dessus que de deux exemples. Dans les deux types d’expériences que nous venons d’évoquer (visuelles et sémantiques), nous avons effectué des analyses statistiques en séparant en deux le groupe des 60 enfants – ceux qui savent bien se concentrer d’une part, et ceux qui ont plus de difficulté à le faire. La figure 12 donne les histogrammes des distances entre deux cloches successives, dans l’approche visuelle et les histogrammes des proximités entre deux noms successifs, dans l’approche sémantique ; dans les deux cas les

9Le calcul de la proximité sémantique est techniquement lié à la métrique de l’espace où les noms sont projetés par Word2vec : il s’agit en fait d’un espace vectoriel, et la distance entre deux noms est l’angle séparant les deux vecteurs qui les représentent respectivement : la proximité se calcule alors par le cosinus de cet angle.

Elle est nulle lorsque les vecteurs sont orthogonaux, et égale à 1 lorsque ces vecteurs se superposent exactement.

histogrammes noirs sont ceux relatifs aux enfants du premier sous-groupe (bonne capacité de concentration) et les histogrammes rouges sont ceux relatifs au second sous-groupe.

Figure 10 : corrélation entre temps de réponses (en ordonnées logarithmiques) et proximité sémantique (en abscisse), pour trois catégories d’enfants classés selon leur capacité attentionnelle L’analyse de ces résultats est complexe car chez les enfants ne disposant que d’une faible capacité de concentration, deux tendances inverses se manifestent10 : d’une part ils ont tendance à faire des sauts plus importants (saut vers une cloche éloignée, saut vers un animal vraiment différent) d’autre part – et c’est particulièrement visible dans l’approche

10Les enfants explore le voisinage d’une façon assez précise et de temps en temps, ils manifeste une indécision, introduisent de plus grands sauts, que ce soit dans l’espace visuel ou sémantique. Les parcours dans les deux approches évoquent ce qu’on appelle, dans la théorie des processus aléatoires dans l’espace, des processus ou vols de Lévy, manifestant en pratique une combinaison de sauts dont la distribution en amplitude est contrôlée par trois paramètres. Les parcours des enfants pourraient se rapprocher de tels modèles théoriques, qui pourraient ainsi aider à en caractériser les différences.

sémantique, ils ont tendance à se répéter, ou bien à effectuer de « petits » sauts demandant peu d’efforts cognitifs, par exemple sauts du type chien-chat.

Figure 11 : Illustration en deux dimensions du parcours sémantique de deux enfants dont l’un (à gauche) est affecté d’un degré d’ADHD élevé (Van den Driessche et al, 2019)

3.3 En brève conclusion de ces expériences

Les stratégies d’explorations sont peut-être un moyen d’accéder directement à la structure du flux mental. Aussi les dernières expériences présentées nous semblent intéressantes : elles nous paraissent suivre le flux de conscience de manière plus proche, plus précise que lors des expériences précédentes – même si ce n’est pas encore aussi exact qu’on le souhaiterait. Le moment en effet où l’enfant fait ce grand saut dans une exploration est précisément un moment de transition, un moment transitif au sens de James, une syncope du flux mental ; ce qu’on arrive à montrer, c’est que les capacités attentionnelles, telles qu’elles transparaissent dans plusieurs des tâches psychologiques, sont liées à la fréquence des moments de longue transition à l’intérieur du flux de conscience : plus ces capacités sont faibles, plus cette fréquence est élevée.

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