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Une évaluation révélatrice du flou du travail prescrit : entre rentabilité, technicité et savoir-

Chapitre 1 : Du terrain ethnographique au cadre de la sociologie

2. La traduction inaboutie de « l’approche globale » dans les épreuves de la « logique de

2.3. Une évaluation révélatrice du flou du travail prescrit : entre rentabilité, technicité et savoir-

Selon C. Paradeise et Y. Lichtenberger95, la difficulté de l’évaluation dans le modèle de la compétence

amène à observer une diversité de situations contrastées dans les entreprises : modèle de la compétence et modèle de la qualification se complètent davantage qu’ils ne s’opposent. En effet, même s’il est certain qu’aujourd’hui l’émergence de la notion de compétence a « [déplacé] les 94 Echange informel du 10 juin 2016 (notes de terrain).

95 Catherine Paradeise et Yves Lichtenberger, « Compétence, compétences », Sociologie du travail, 2001, vol. 43, no 1, p. 33‑48.

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conditions, les lieux, les formes, les alliances de l’action collective possible »96, les salariés n’ont pas

complètement perdu tout pouvoir de négociation collective ou tout pouvoir face au management. Ils identifient deux modèles « extrêmes » plus précis de l’évaluation des salariés dans le cadre de l’arrivée de la logique de compétence. Je propose de montrer ici comment le dispositif d’évaluation de Gamma s’appuie sur des caractéristiques provenant de ces deux modèles à la fois.

Dans le premier modèle d’évaluation de la compétence conceptualisé par ces deux sociologues, le management évalue les résultats économiques du salarié, grâce à des indicateurs. Ils reprennent la distinction d’A. Smith pour indiquer que c’est la valeur d’échange qui est jugée, traduction sur le marché de la valeur d’usage du travail. Le salarié est donc jugé à l’aune des résultats économiques qu’il rapporte. Je montrerai dans la partie suivante l’importance des indicateurs de rentabilité dans le cadre de la réorganisation de Gamma. En ce qui concerne plus spécifiquement l’épreuve de l’évaluation, il faut noter la place importante que jouent les indicateurs de rentabilité (l’indicateur « alpha ») dans l’évaluation individuelle des salariés par leur manager, notamment celle des chefs de projet. Hormis les nombreuses critiques de la part des salariés envers la pression sur la rentabilité qu’ils ressentent (cf. chapitre 3), j’ai pu consulter un document interne décrivant les indicateurs transmis deux fois par an à tous les managers concernant les salariés qu’ils doivent évaluer97. Ces indicateurs quantitatifs

estampillés « pertinents » se résument à une valeur économique du travail : rentabilité, rentabilité prévue, rentabilité par période, en cours de facturation, etc. L’importance de ces indicateurs (ressentie par les salariés et revendiquée par les services ressources humaines) révèle que la réorganisation inscrit Gamma dans ce modèle d’évaluation sur la valeur d’échange, au moins dans une certaine mesure. Il correspond à un dispositif ancré dans la grandeur marchande (valeur économique) et industrielle (performance) et ne semble faire que peu de place à la grandeur connexionniste : les compétences relationnelles sont supposées permettre directement la rentabilité à l’échelle de chaque individu, de chaque période sans qu’on évalue la mise en place des connexions qui l’ont permise. Le second modèle d’évaluation avancé par les auteurs juge les compétences mobilisées effectivement par le salarié dans ses situations de travail, en les considérant comme une totalité qui peut cependant s’appuyer sur des grilles et des coefficients. C’est la valeur d’usage du travail qui va compter. On juge de la mobilisation des compétences qui sont obligatoires au regard d’un poste. En établissant des grilles de compétences désignant les aptitudes sur lesquelles évaluer les salariés, Gamma se dote également des catégories permettant de mener une évaluation dans ce modèle-ci. Mais j’ai montré qu’il manque les dispositifs de mesure permettant d’objectiver les pratiques pouvant être qualifiés par ces catégories. L’épreuve n’est pas complète ce qui engendre les critiques des salariés et leurs résistances. Dans ce modèle, le management vérifie aussi si les compétences mobilisées dépassent les attentes. L’entreprise s’engage alors à faire évoluer le salarié. On retrouve donc ici une évaluation de l’initiative chère à la cité par projets. Les grilles d’entretien annuel élaborées prévoient ce cas : les compétences sont notées sur une échelle de 1 à 4 sous forme d’étoile. Une 5e étoile (étoile filante)

peut être attribuée en cas de dépassement, comme le montre l’extrait de la Figure 13. Ceci correspond à l’injonction faite à « sortir de sa zone de confort » (cf. chapitre 3).

96 Ibid., p. 48.

97 Diaporama récapitulant « indicateurs chiffrés pertinents qui aideront les managers lors de l'évaluation des collaborateurs » du 18 mai 2018 et issu des services ressources humaines.

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Figure 13 : Extrait des grilles d'entretien annuel (2018)

En contrepartie, c’est dans ce modèle que l’entreprise favorise l’employabilité en assurant les progressions de poste (plus un salarié progresse et multiplie les expériences variées, plus il sera employable sur le marché du travail interne et externe). Les auteurs expliquent qu’alors, les entreprises ont tendance à préférer les contrats CDI que CDD puisque les salariés deviennent non substituables du fait de la personnalisation de leur profil et de leur poste. La politique revendiquée de Gamma est résolument tournée vers les CDI qui représentent effectivement la majorité des contrats d’embauche98. Ces dispositifs d’évaluation semblent toutefois insuffisants, puisque lors de l’atelier de

management participatif mené en interne dans l’activité « Énergie et bâtiment » (atelier « BE 2.0 »), plusieurs chefs de projet ont critiqué le manque de « reconnaissance de l’investissement et de la prise

de risque »99 tout en demandant une structuration plus grande de la formation pour capitaliser les

compétences en interne.

Que peut-on déduire de cette analyse de la structuration de la filière chef de projet et son évaluation subséquente sur un modèle de la compétence ? Tout d’abord, la complémentarité avec « l’approche globale » concentre l’attention sur les compétences relationnelles au-delà des compétences techniques. Ces dernières semblent davantage un prérequis, validé par les diplômes, la différenciation des salariés s’effectuant sur les compétences dites de « savoirs-être ». La diminution de l’égard donné aux diplômes, expériences et qualifications dans l’évaluation fait que les salariés sont de plus en plus mis à l’épreuve, sur leur capacité à se vendre, avoir un projet, être force d’initiative et communiquer. Cette mise à l’épreuve multiple engendre une insécurité permanente100.

Dans cette logique, les épreuves d’évaluation se régulent donc à l’échelle locale entre chaque salarié et son manager. Pour ce faire, des dispositifs organisant l’épreuve d’évaluation grâce à des appuis conventionnels sont nécessaires. Dans le cas présent, ces dispositifs (fiche emploi, catégories de compétences, fiche pour les EPI, niveaux de filières, etc.) semblent insuffisamment élaborés pour permettre une évaluation en justice selon la grandeur connexionniste revendiquée par les responsables. Autrement dit, l’évaluation n’apparaît pas juste aux salariés, qui se trouvent jugés au sein de leur organisation sans connaître les règles du jeu et se voient imputer des éléments sur lesquels ils n’ont pas de prise, faute de précisions suffisantes des catégories d’évaluation. Cette incertitude sur les épreuves de reconnaissance du chef de projet participe de surcroit à un flou sur la prescription du travail de ces salariés : qu’attend-on d’eux ? Qu’est-ce qu’être un bon chef de projet ? Ce flou provoque ainsi une critique cristallisée dans la catégorie indigène « d’homme-orchestre » avec laquelle se caractérisent les chefs de projet. Je développerai plus loin (cf. chapitre 3) l’analyse de cette catégorie. Par ailleurs, la logique de compétence favorise la mise à l’index de chefs de projet jugés « inaptes » à l’approche globale, en attribuant ce défaut à des caractéristiques personnelles. De plus, elle rend les

98 Fin 2015, 96,13% des salariés étaient en CDI selon le bilan social 2015.

99 Atelier de management participatif « Bureau d’études 2.0 » avec l’équipe du pôle, le 21 septembre 2016. 100 François Eymard-Duvernay et Emmanuelle Marchal, Façons de recruter : le jugement des compétences sur le marché du travail, Paris, Métailié, 1997, 239 p.

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catégorisations professionnelles inopérantes : les logiques métiers ne permettent plus la sécurisation des expertises qu’elle permettait par le passé101. Ces catégorisations, liées à un métier ou, mieux, une

profession, sont basées sur un savoir technique attribué à un expert. En se focalisant sur les compétences relationnelles, « l’approche globale » participe à la dévalorisation des salariés qui se réclament d’un modèle expert. C’est ainsi que dans l’atelier de management participatif évoqué, un salarié s’est plaint de n’avoir pas une fiche de poste avec des tâches précises leur permettant de mettre en œuvre leur expertise. À la suite de cette critique, les managers ont disqualifié de manière informelle la critique en l’attribuant au modèle trop ancien auquel se référait le salarié (qui subit également le flou des prescriptions)102. Preuve en est également le relatif désintérêt des salariés pour la progression

dans la filière « expert » pourtant prévue dans la réorganisation. Je reviendrai sur le relatif déclin de la logique experte dans le chapitre suivant. Dans tous les cas, l’incarnation de « l’approche globale » dans un dispositif de compétence participe donc du passage d’un modèle expert de l’ingénierie urbaine à un nouveau modèle connexionniste, que je qualifie de « conseil ».

101 É. Dugué, « La gestion des compétences », art cit.

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3. Le compromis par la comptabilité analytique :