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3- Des représentations de l’insertion sociale

3.1 L’impression de pouvoir sur sa vie

3.1.4 Les étudiants

Chez les étudiants, la représentation de l’impression de pouvoir sur sa vie nous est apparue comme étant la plus ambiguë parmi tous les statuts professionnels observés. Alors que certains adoptent des attitudes et des comportements qui ressemblent à ceux des travailleurs, d’autres se rapprochent davantage des chômeurs. Quelques-uns des étudiants que nous avons rencontrés étaient d’ailleurs des prestataires de l’assurance-emploi. Ce qui semble caractéristique des étudiants, c’est la forte impression de pouvoir sur le présent. Ils considèrent la période de fréquentation scolaire comme une étape importante dans leur vie et ils mettent tout en œuvre pour réussir sur le plan académique. Une étudiante de 24-25 ans explique de façon assez caractéristique l’importance qu’elle accorde à ses études.

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R : Bien j'irais porter mon CV. J'aimerais mieux l'année prochaine. Je vais être à temps plein à l'école, alors j'aime mieux terminer mes études pour l'instant. Ça donne une meilleure chance dans la vie.

Les études peuvent ainsi constituer une occasion de reprise en charge personnelle, un façon de reprendre l’initiative, d’exercer un pouvoir sur sa vie. Aussi, notre informatrice ajoute-t-elle plus loin en présentant son cheminement : « J'étais écoeurée de poigner des petites jobines. J'ai décidé d'aller à l'école. J'ai été un petit peu délinquante quand j'étais plus jeune, alors là, je me plante les pieds. Avant j'étais un peu fo-folle. » De façon générale, les étudiants considèrent l’obtention d’un diplôme comme un élément fondamental de leur processus d’intégration professionnelle. On pourrait même comparer l’application qu’ils manifestent dans la poursuite de leurs études à une forme d’éthique du travail. De plus, s’ils vivent une situation financière difficile durant cette période de fréquentation scolaire, ils sont persuadés que c’est temporaire. La plupart font des concessions en espérant l'arrivée de jours meilleurs. Un étudiant de 24-25 ans précise même : « Pour moi ça devrait aller d’ici un an ou deux. Je devrais être placé et être correct. »

Cela dit, certains étudiants hésitent parfois à se projeter dans l’avenir. Certes ils croient en leurs chances de pouvoir travailler un jour, mais ils misent surtout sur l’obtention d’un diplôme pour intégrer le marché du travail. Plusieurs semblent méconnaître les modalités par lesquelles passe l’intégration professionnelle ou même les réalités du monde de l’emploi. À ce titre, plusieurs souhaitent la mise en place, par une collaboration étroite entre les entreprises et le système scolaire, de

stages de formation en milieu de travail. Il semble que ce soit le cas de cet étudiant de 28-29 ans qui est retourné sur les bancs d’école suite à un accident de travail.

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Q : Est-ce que ton orientation scolaire a été influencée par les perspectives d'emploi? R : Bien oui, selon mes limitations. Je crois bien que je ne le lâcherai pas. J'espère que je vais avoir de l'ouvrage là-dedans. C'est supposé que tu as des bons débouchés. Mais j'ai hâte d'avoir fini mon diplôme d'études professionnelles pour aller voir si c'est vrai.

Q : Tu aimais ça un peu j'imagine?

R : Oui, la mécanique puis l'électronique, je vais savoir plus qu'est-ce que c'est, je ne l'ai pas suivi encore. Mais j'ai hâte de savoir quand je vais être rendu au Centre Polymétier à Rouyn, je vais en savoir plus. Je me suis informé pour les débouchés; il y avait des bons débouchés.

Même s’ils démontrent beaucoup de détermination, peu d’étudiants entretiennent des liens directs avec le milieu de travail qu’ils souhaitent intégrer. Leurs démarches d’intégration professionnelle − les attitudes et les comportements qui s’y rattachent -- sont ainsi retardées de manière à favoriser l’obtention du fameux diplôme. Ceux qui bénéficient d’un bon réseau de relations sociales semblent attendre d’avoir complété leur formation avant de les faire intervenir. C’est vraisemblablement une bonne stratégie puisque comme le font remarquer le Conseil supérieur de l’Éducation (Québec 1997) et Gauthier (1994), les jeunes qui n’ont pas complété leurs études ou qui n’ont pas obtenu un diplôme se retrouvent souvent en situation de précarité sur le marché de l’emploi. Toutefois, les étudiants doivent reconnaître que le diplôme n’est pas l’unique garantie de succès pour leur avenir. Il doit généralement être accompagné d’un réseau de relations sociales établies avec des adultes œuvrant idéalement dans le milieu de travail que l’étudiant souhaite intégrer.

Tableau 14 : Un éventail de représentations de l’impression de pouvoir sur sa vie Forte impression de pouvoir sur sa vie chez un entrepreneur

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Q : Comment as-tu créé ta propre entreprise ?

R : J'avais sept, huit ans, je disais à mes parents : " Bien, je vais être notaire ou avocat quand je vais être plus vieux. " Mon père était bûcheron, ma mère était sur l'entretien ménager, je n'avais pas personne dans mon milieu qui était avocat ou notaire. C'était une ambition. J'ai toujours eu l'esprit fonceur, " leader ", entrepreneur. C'est difficile de travailler pour quelqu'un d'autre. Je l'ai fait au départ parce que c'est nécessairement utile puis tu acquiers de nouvelles connaissances, ce n'était pas mon intention de rester bien longtemps à l'emploi de quelqu'un d'autre. À La Sarre, il n'y avait pas tant d'avocats par rapport au reste de l'Abitibi. j'habitais à La Sarre, je voyageais à Amos, j'étais un petit peu tanné de voyager puis c'était mon but dès le départ, donc, j'ai dit : " Vaut mieux tout de suite, que de regretter plus tard. " Puis d'être embarqué dans une roue difficile à sortir là.

Forte impression de pouvoir sur sa vie chez un travailleur

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Q : As-tu l'impression que ton cheminement est représentatif d'une nouvelle tendance des jeunes face au travail?

R : Non. Au niveau des contrats, au niveau des quatre mois de chômage, c'est représentatif. Il y a beaucoup de professionnels, je pense qui vont suivre le même cheminement : des petits contrats puis après ça grossir leur C.V. puis pouvoir rentrer. Pas nécessairement à temps plein parce qu'on va tout le temps être à contrats maintenant. La seule sécurité c'est notre compétence qui nous la donne. Une fois qu'on se sent compétent, qu'on a confiance en nous autres, on le sait que des " job ", on va toujours en avoir.

Faible impression de pouvoir sur sa vie chez un travailleur

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Q : Est-ce que c'était important pour toi d'avoir une sécurité financière avant d'avoir des enfants?

R : Oui parce qu'un enfant, ça coûte cher. Tu as beau avoir la belle-mère, le beau-père, et même s'ils fournissent bien des affaires, ça coûte quand même cher. Si on avait été sur le chômage ou pas sûr de notre sécurité d'emploi, ça aurait été plus dur à passer. (…) Disons que si je tombais sur le chômage demain, ce serait bizarre. Ce serait dur. Quand tu t'en vas faire l'épicerie, ça ne te coûte pas rien que 20$ ! Quand tu n'as pas un salaire régulier, ce doit être dur. Il y a des "secousses" où j'ai eu peur de ça. Il faut que tu t'y fasses. (…)

Forte impression de pouvoir sur sa vie chez un chez un chômeur

*CHO-H-24-25-MR-ROUYN-NORANDA, Q : Comment entrevois-tu ton avenir?

R : Côté travail, l'avenir ne me fait pas peur. Je me suis toujours débrouillé et je vais toujours m'en trouver. Cela ne m'énerve pas du tout. (…)

Q : Est-ce que tu penses que c'est aux jeunes de faire leur place dans la société?

R : Oui, absolument. Beaucoup de jeunes se disent qu'il n'y a pas d'emplois et ils se croient. Ce n'est pas vraiment vrai. C'est sûr qu'il faut que tu commences en bas de

l'échelle et certains ne veulent pas le faire. Il y a des emplois et de la place pour tout le monde, il s'agit de la prendre tout simplement. Que ce soit au travail ou dans les activités sociales et sportives, si tu veux une place, tu la prends.

Faible impression de pouvoir sur sa vie chez une chômeuse

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Q : Comment entrevois-tu ton avenir?

R : C'est un gros trou noir! Non... Pour l'instant, je suis en période de réflexion et je crois malgré tout que ce sera positif. Cela ne peut pas changer pour le pire après un moment de réflexion. Je suis assez positive et ça ne m'inquiète pas.

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L’analyse de l’impression de pouvoir sur sa vie a surtout montré qu’il existe un éventail de situations chez les jeunes. Alors que certains, des entrepreneurs et plusieurs travailleurs, ont une forte impression de pouvoir sur leur vie et identifient les actions concrètes qu’ils ont entreprises pour s’insérer, d’autres, principalement des chômeurs et des étudiants, semblent avoir peu d’emprise sur leur vie. Du moins, ils ne manifestent pas une forte capacité de s’investir personnellement de manière à faire bouger les choses. Les entrepreneurs et plusieurs travailleurs se situent au cœur du processus de leur intégration professionnelle, alors que les étudiants et les chômeurs attribuent souvent à des éléments extérieurs les causes de leur situation actuelle. Ainsi, s’opposent deux conceptions de l’insertion sociale et de l’intégration professionnelle : l’une plus intrinsèque, qui se traduit par une mobilisation continue des individus, et une autre, plus extrinsèque, qui témoigne souvent d’une période d’attente où le jeu des circonstances extérieures vient parfois influencer le processus d’intégration. À l’intérieur de ces deux pôles, on retrouve une zone intermédiaire où les informateurs se déplacent en fonction de l’évolution de leur statut professionnel.

En effet, il est raisonnable de penser qu’un changement de statut professionnel modifie indubitablement la capacité de se projeter dans l’avenir et de faire intervenir divers éléments de son environnement. Il est aussi vrai qu’une modification de l’impression de pouvoir sur sa vie peut entraîner une volonté de changer d’emploi ou de réorienter sa carrière. Ainsi, sans pouvoir identifier le sens de la relation de causalité qui unit le statut professionnel à l’impression de pouvoir sur sa vie, il semble clair que ces deux éléments sont complémentaires.

L’ambiguïté entourant l’impression de pouvoir sur sa vie chez les étudiants renvoie à un questionnement du rôle de l’École. Certes, les étudiants considèrent la période de fréquentation scolaire comme une étape importante, l’obtention d’un diplôme apparaissant comme un élément fondamental de leur processus d’intégration. Toutefois, peu d’entre eux entretiennent des liens directs avec des employeurs potentiels. Aussi, le fait que les étudiants n’identifient pas spontanément les adultes qu’ils fréquentent comme des gens avec qui ils peuvent tisser des relations sociales, soulève des questions sur le rôle d’éducateur qu’on s’attend normalement voir jouer par les enseignants. L’École serait-elle une bulle refermée sur elle-même, une salle d’attente où transitent des individus avant d’entreprendre des démarches d’intégration professionnelle. Si, comme le prétend le Conseil supérieur de l’éducation (1997), « le système éducatif partage (…) la responsabilité de la formation des personnes à des fins d’insertion sociale et professionnelle », des réévaluations devraient être proposées.