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à l’analyse et aux remarques qualitatives

1.

Mise en mots et langage non-verbal

Lors des passations, un élément très étonnant a retenu notre attention : les personnes témoins ne s’exprimaient que très peu sur leurs sens et leurs ressentis quant à l’aliment présenté. Leur oralité verbale était limitée, non pas parce qu’ils ne savaient quoi dire, mais parce qu’ils n’avaient certainement pas besoin d’en rajouter ou de se justifier : tout était dit. Les patients, quant à eux, s’exprimaient beaucoup plus et avaient à cœur de décrire leur oralité alimentaire et leur sensorialité alimentaire de manière très précise, en expliquant les raisons pour lesquelles ils choisissaient un item et pas un autre. Leur mise en mots s’est avérée être très fertile. Tout se passait comme s’ils avaient besoin de cette plage de discussion afin d’expliquer, avec des mots adéquats, tout ce à quoi l’aliment leur faisait penser et tout ce que les qualités organoleptiques des aliments leur évoquait. Cela s’est avéré très prégnant pour la population avec troubles acquis : les deux patients rencontrés se sont beaucoup exprimés sur le sens disparu et finalement un peu fantôme. Absent physiologiquement et chimiquement mais toujours présent dans la mémoire sensorielle, il était comme réactivé au fur et à mesure de la mise en mots et grâce à elle, comme si les patients pouvaient sentir intérieurement l’odeur de l’aliment ou en apprécier encore le goût. La verbalisation très fertile a également été objectivée auprès de la population avec troubles innés, bien qu’elle ait été moins importante.

Les sujets témoins, quant à eux, n’ont presque pas verbalisé et se contentaient, à de nombreuses reprises, de montrer les pictogrammes en guise de réponse, sans dire quoi que ce soit.

Il était, de ce fait, très intéressant et surprenant de remarquer que les personnes lésées s’exprimaient davantage que les autres. Cela a été très perceptible chez un des patients déficients visuels. La vue étant absente, il ne pouvait pas profiter de la caractéristique visuelle des aliments qui lui étaient présentés et devait faire appel à sa représentation mentale de ces derniers. Cela lui a laissé la possibilité de s’exprimer encore plus, de faire appel à sa mémoire sensorielle et de laisser libre cours à ses expériences sensorielles et alimentaires. N’ayant pas de représentation visuelle de l’aliment et n’en ayant qu’une représentation orale, il devait avoir besoin de mettre davantage en mots pour se souvenir.

A de nombreuses reprises, nous avons entendu, de la part des personnes interrogées : « Vous me donnez faim ! », durant ou après la passation. Ce sont exclusivement les sujets avec troubles acquis qui ont formulé cette confidence. La faim de la vue a donc coïncidé avec la faim physiologique, puisque l’heure de passation correspondait approximativement avec celle du repas. De la même manière, le fait de penser et de considérer toutes les qualités organoleptiques des aliments a stimulé les papilles ainsi que les estomacs : l’appétit est venu en pensant aux denrées. M. F., le patient souffrant de difficultés alimentaires, est celui pour lequel cette faim sensorielle a été la plus prégnante : comme il ne pouvait pas, physiologiquement, consommer la majorité des denrées qui lui étaient présentées, cela aiguisait encore plus sa faim et lui donnait encore plus envie de manger. Pour certains aliments en revanche, le trouble alimentaire était tellement présent dans l’esprit que la vue de la photographie le rebutait presque, car il se savait dans l’incapacité de consommer la denrée.

Durant cette étude, nous avons donc pu rendre compte de l’oralité verbale et de la mise en mots de chacun. Le langage verbal a donc constitué le cœur de ces échanges autour des sens et de l’alimentation. Cependant, le langage non verbal était, lui aussi, à l’œuvre, pour les personnes questionnées. Nous avons eu la possibilité d’observer des mimiques faciales se rapportant au ravissement ou, au contraire, au dégoût provoqué par certains aliments. Nous avons observé les sourires déclenchés par la vue ou la pensée d’un aliment fort apprécié ou rappelant de nombreux souvenirs enfantins et familiaux (« quand j’étais petit, ma mère me faisait beaucoup de soupes », « j’aime préparer des gâteaux au chocolat avec mes parents le dimanche »). L’émotion provoquée pouvait même aller au-delà des mots eux-mêmes. Nous avons pu me récolter quelques sentiments de frustration, la découverte visuelle, perceptive et représentative de l’aliment présenté ne débouchant pas sur sa consommation.

Les aliments proposés ont, ainsi, nourri l’affectivité, quelle qu’elle soit, de toutes les personnes interrogées, et particulièrement des patients, puisqu’ils se sont appuyés à la fois sur leur mémoire sensorielle alimentaire, mais aussi sur leur rapport particulier et subjectif aux aliments proposés. Auprès de l’un des patients ancien chef cuisinier, nous avons discuté de bases culinaires et de préparations en tout genre. L’affectivité, la convivialité, le rapport à la famille, aux amis et à l’alimentation en général ont été observés, ou plutôt entendus, lors de leur verbalisation.

2.

Mémoire sensorielle et sensorialité alimentaire

Tous les individus interrogés s’imaginaient, la plupart du temps, la denrée telle qu’elle était connue et emmagasinée dans la mémoire sensorielle. Ils allaient plus loin que la perception visuelle de la photographie présentée, la transformaient mentalement, l’imaginaient telle qu’elle était consommée habituellement, et donnaient souvent les réponses en fonction de cela. En effet, afin de répondre le plus justement possible aux questions concernant une denrée particulière, les sujets en ont même parfois modifié mentalement les caractéristiques sensorielles, et notamment la texture, dans le but se représenter l’aliment tels qu’ils le connaissaient et l’appréciaient. Certains exemples peuvent être cités : une enfant déficiente auditive donne la réponse odorat pour le chocolat, car elle pense immédiatement au chocolat fondu, alors

que ce n’est pas ce que représente la photographie ; un jeune homme déficient auditif parle des pâtes qu’il consomme chez lui, qui ne sont pas celles qui lui étaient présentées, et pense tout de suite à leur goût ; tandis qu’un des patients avec troubles acquis et difficultés alimentaires répond le toucher pour le petit pain car il imagine celui qu’il mange le matin trempé dans le lait et car il sait que c’est un aliment qui, ramolli de la sorte, pourra être plus facilement consommable pour lui.

La mémoire sensorielle et la mémoire procédurale ont ainsi été sollicitées chez chaque patient et une nette différence a été remarquée, en ce qui concerne les évocations, entre ceux qui ont créé et exercé leur sensorialité alimentaire autour de leurs troubles et de leurs sens résiduels, et ceux qui l’ont connue puis perdue en partie. Chez les personnes souffrant de déficiences visuelles ou auditives innées, aucun regret n’a été objectivé quant aux sens manquants car la modalité sensorielle alimentaire y correspondant est totalement inconnue. Cela ne leur manque donc pas, d’un point de vue qualitatif, et elles ne l’évoquent pas car se sont totalement accommodées de cette perception sensorielle à quatre facettes. Ces sujets, ayant un sens déficitaire, ont donc mis en place des moyens compensatoires qui leur permettent d’apprécier à leur juste valeur, bien que différemment, les aliments consommés. Un seul patient (déficient auditif) a, au début de sa passation, montré le pictogramme ouïe en souriant et en disant : « ça, ça ne me correspond pas puisque je ne peux pas bien entendre » mais ce n’était, pour lui, qu’une simple constatation car aucune once de regret n’était perceptible. Sans surprise, l’approche des sujets avec troubles acquis était tout à fait diverse, puisque les aliments ont été connus, à un moment de la vie, selon l’entièreté de leurs modalités sensorielles. Le fait de faire appel à la mémoire sensorielle a permis à ces patients de compenser la perte, de faire renaître le souvenir jusqu’à presque avoir de nouveau des sensations olfactives ou gustatives dans le nez ou en bouche. Pour ces patients ayant perdu l’usage de l’un de leurs sens alors que tous étaient actifs auparavant, nous avons entendu leurs regrets face à une alimentation ordinaire, sans embûches et offrant la possibilité d’exalter tous les sens, qu’ils aimeraient retrouver (« Envie de manger ? J’aimerais pouvoir le faire … », « Facile à manger ? Avant, oui » (M. F.)).

De ce fait, les sens qui manquent complètement ou qui sont déficients (pour la population innée) ne paraissent pas primordiaux dans la considération des aliments présentés. Les patients interrogés semblent très bien s’accommoder de cette perte sensorielle, qui n’en est pas vraiment une pour eux et qui ne les gêne en rien. Le manque ou la perte des patients avec déficit acquis est plus handicapante et gênante, car ils ont apprivoisé les aspects sensoriels de ces aliments, qu’ils ne peuvent à présent plus apprécier de la même manière. Cela est perceptible dans leur oralité verbale : « L’odorat, c’est bien ça le problème » (M. D.) ; « Je ne peux plus ‘goûter’ comme je le voudrais », « Agréable à partager ? Non, car je sais que je n’aurai pas le même plaisir qu’avant », « le cola, c’est agréable parce que c’est liquide et que je sais que je vais pouvoir le consommer ». (M. F.).

Chez les patients avec troubles acquis, nous avons observé la mécanique de la mémoire sensorielle et les bonds constants entre cette dernière, ayant conservé intactes toutes les caractéristiques sensorielles des aliments, et la perception actuelle, avec le sens manquant ou les difficultés alimentaires. M.D., ayant perdu l’odorat, nous confie penser à l’odeur pour bon nombre des aliments présentés, mais s’empêchera de donner ce sens en première intention car il l’a perdu. En guise d’exemple, nous pouvons citer ses dires lors de la présentation de la photographie du petit pain : « En temps ordinaire, c’est l’odeur. Mais, mon odorat est absent donc je pense au toucher ». Parfois, les réminiscences de la mémoire sensorielle se sont avérées plus fortes et plus importantes que les troubles : « Pour le croissant, je pense à l’odorat tout de suite et aux odeurs de boulangerie, même plus qu’au goût ».

3.

Autres remarques qualitatives

Comme il était possible de l’imaginer, les enfants et adolescents se sont montrés plus attirés par les photographies ou les évocations liées à des aliments rassasiants, gras ou sucrés (comme les pâtes, le poisson pané ou le chocolat). Les goûts de chacun, et surtout les goûts enfantins, ont donc été mis au jour et des

réponses très intéressantes ont justement été données, concernant le goût. Les sujets pouvaient donner le goût, soit en considérant le goût qu’ils aiment particulièrement, soit en considérant le goût qu’ils n’aiment pas du tout. En général, ils pensaient au goût qu’ils n’aimaient pas et le signifiaient d’emblée. Pour des aliments appréciés, ils pouvaient donner un tout autre sens. Cela nous indique donc qu’il est possible d’apprécier un aliment pour d’autres caractéristiques sensorielles que son goût mais, en général, ce qui fait que nous ne l’aimons pas, c’est son goût. L’aliment est donc bien considéré comme palatable en fonction de ses caractéristiques sensorielles et surtout gustatives. De plus, nous pouvons remarquer que, plus les plats proposés contiennent des aliments aux qualités organoleptiques variées, et plus les évocations sensorielles sont diverses entre chaque groupe.

Les plats déclinés et présentés de diverses manières (la pomme et la demi-pomme, le poisson pané et le poisson blanc bouilli, le verre de lait chaud et le verre de lait froid, le plat mixé et le même plat non mixé) ont surpris et dérouté les patients, qui se demandaient pourquoi deux aliments quasiment identiques étaient présentés à des moments différents. Dans la majorité des cas, les perceptions sensorielles diffèrent, sauf pour quelques patients pour lesquels le sens stimulé était le même, bien que l’aliment soit quelque peu modifié (c’est le cas pour la pomme et la demi-pomme). Cela est certainement dû au fait que certaines caractéristiques organoleptiques spécifiques (la chaleur du lait, la panure du poisson ou la texture du plat mixé) font forcément écho à des sens en particulier et pas à d’autres. Si l’aspect de l’aliment change, alors sa représentation sensorielle aussi. La présentation, la vision ou la pensée des textures modifie considérablement la perception sensorielle d’un plat et agit également de l’envie de le manger : cela est objectivé par le plat mixé. De ce fait, la modification des qualités organoleptiques habituelles de nos aliments est bel et bien en mesure de dérouter.