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La société française et les enfants réfugiés de la guerre civile d'Espagne (1936-1950)

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La société française et les enfants réfugiés de la guerre civile d’Espagne (1936-1950) : accueil, méfiance, intégration

Yves Denéchère

Professeur d’histoire contemporaine Université d’Angers, HIRES-CERHIO

Introduction

Depuis quinze ans tant en France qu’en Espagne, les historiens s’intéressent aux problématiques relatives aux enfants réfugiés de la guerre civile d’Espagne. En Espagne, après quelques travaux pionniers dans les années 1980, notamment ceux de Gregorio Arrien1, à la UNED, Alicia Alted Vigil a été une des premiers à s’intéresser à ces questions2. En 1998 à l’Université de Salamanque, Jesús Alonso Carballés – aujourd’hui maître de conférences à l’Université de Limoges –, a soutenu une thèse sur les enfants basques réfugiés en France et en Belgique3. En France, c’est un autodidacte, qui fut lui-même enfant réfugié, Pierre Marquès, qui s’est attaché à sortir de l’oubli l’exil dramatique des enfants espagnols et a souligné la nécessité de recherches systématiques dans le cadre des départements, afin de savoir où et comment ces petits réfugiés ont été hébergés en France4. Le Centre d’Etudes et de Recherches sur les Migrations Ibériques (CERMI – Université de Paris VII) a publié régulièrement dans la revue Exils et Migrations Ibériques au XXe siècle, des contributions sur les enfants réfugiés. En 1997, le Centre d’Histoire de l’Europe du Vingtième siècle (CHEVs) de l’Institut des Sciences Politiques de Paris a organisé un colloque sur ce thème, dont les actes ont été publiés en 19995. La même année, des historiens espagnols et français ont fait

1 Par exemples : « El gobierno vasco y las evacuaciones de niños (1936-1937) », Muga, n°56, julio-agosto 1986, pp.62-73 ; Niños evacuados a Gran Bretaña, 1937-1940, Bilbao, Asociación de Niños evacuados el 37, 1991.

2 A. Alted, J. Cuesta, M.-A. Villanueva, El exilio español en la guerra civil : los niños de la guerra, Madrid, ministerio de la Cultura, 1995.

3 Thèse publiée : Jesús Alonso Carballes, Los niños evacuados a Francia y Belgica (1937), Bilbao, Asociación de Niños evacuados el 37, 1998, 774 p. Voir également une réflexion bibliographique et historiographique sur la question : Jesús Alonso Carballés, « La historiografía sobre “los niños del exilio” : la historiografía olvidada », Exils et migrations ibériques au XXe siècle, n°3/4, 1997, CERIC/CERMI, p. 168-185.

4 Pierre Marqués, Les enfants espagnols réfugiés en France (1936-1939), Paris, 1993.

5 CHEVs, Enfants de la guerre civile espagnole, Paris, L’Harmattan, 1999, 223 p.

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paraître un ouvrage collectif sur les exilés de la guerre civile d’Espagne à Toulouse, dans lequel les enfants n’étaient pas oubliés6.

En marge de l’histoire, la mémoire est restée vive dans le Sud-Ouest de la France où il existe des associations de descendants de réfugiés qui sont très actives, notamment l’association FFREEE (Fils et Filles de Républicains Espagnols et Enfants de l’Exode).

Celles-ci suscitent des recherches, organisent des expositions, par exemple de dessins d’enfants de la guerre civile7. Plusieurs sites Internet consacrés à la guerre civile d’Espagne n’oublient pas d’évoquer les questions relatives à l’exil des enfants8. En visite officielle en France en mars 2006, le roi Juan Carlos a salué l’action de ces associations en rencontrant la communauté espagnole de Toulouse9. Si bien qu’au moment où elle commence à disparaître, il n’y a jamais eu autant d’attention portée à cette « génération de la guerre civile » née entre 1925 et 193910 : une « génération oubliée », une « génération intermédiaire ». Comme le souligne Geneviève Dreyfus-Armand, selon leur âge, les processus d’intégration dans la société française des enfants ou adolescents exilés ont été divers11.

Après avoir évoqué les modalités de l’accueil temporaire d’enfants réfugiés pendant la guerre civile d’Espagne, nous porterons notre attention sur la manière dont la société française appréhende comme une enfance ou plutôt une adolescence « à problèmes » les plus âgés de ces petits réfugiés. Et puis nous préciserons les voies de l’intégration des enfants réfugiés qui ne retournent pas en Espagne mais restent en France ou y arrivent en masse à la fin de la

6 Lucienne Domergue (dir.), L’exil républicain espagnol à Toulouse, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1999, 309 p. Notamment les chapitres 13 et 14 portant sur la problématique de l’intégration et des témoignages.

7 L’Accent Catalan (Journal du Conseil général des Pyrénées Orientales), n°23, février 2005, annonçant l’exposition « Enfance d’exil ou la retirada vécue par les enfants » ; la première journée d’études du CERib (Centro de Estudios Ribagorzanos) de janvier 2006 s’intitulait : « Los niños y los olvidados de la guerra ».

8 Notamment http://oliba.uoc.es avec d’excellentes pages intitulées « Memorias de nuestra infancia : los niños de la guerra ».

9 Le Monde, 30 et 31 mars 2006.

10 Pierre Milza, « La notion de génération », in CHEVs, Enfants de la guerre… op. cit., pp.9-14. L’auteur fait référence à plusieurs définitions de la « génération », notamment celles de José Ortega y Gasset, Wilhelm Dilthey ou Annie Kriegel.

11 Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel, 1999, pp.335-337.

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guerre civile. Parmi ces chemins de l’intégration, celui de l’école, en tant que formation intellectuelle, citoyenne et sociale, est le plus décisif.

Les sources existantes pour traiter notre question sont très variées : archives nationales12, archives diplomatiques (notamment le fonds de l’ambassade de France à Madrid qui suit de près le dossier des enfants réfugiés)13, archives préfectorales : les archives départementales de Maine-et-Loire conservent des fonds riches qui permettent de saisir l’ensemble de la politique d’assistance vis-à-vis des enfants espagnols, que ce soit à l’échelon préfectoral ou dans les diverses municipalités concernées, notamment Angers, Cholet et Saumur. Les archives de différentes institutions et organisations nationales et internationales peuvent être mises à contribution avec profit : OCRE (Office Central des Réfugiés Espagnols – France), OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), UISE (Union Internationale du Secours aux Enfants), CICR (Comité International de la Croix-Rouge), etc. Signalons également la collection Brauner qui rassemble de nombreux dessins d’enfants de la guerre civile réfugiés chez Françoise et Alfred Brauner, qui ont déjà été exploités, et tout récemment par Yannick Ripa14. Les presses nationales et régionales se font l’écho de la situation des enfants réfugiés, des problèmes que leur accueil ou leur intégration pose en France. Les témoignages édités sont désormais plus nombreux15, ce qui ne doit pas empêcher le chercheur, bien au contraire, de se constituer son propre corpus de témoignages oraux auprès de personnes ayant comme enfants ou adultes, espagnols ou français, connu cette période.

12 Voir un guide récent : Les étrangers en France. Guide des sources d’archives publiques et privées XIXe-XXe siècles, tome IV consacré aux archives nationales, Paris, Génériques – Direction des Archives de France, 2005, 938 p.

13 Ce fonds est consultable au Centre des Archives Diplomatiques de Nantes qui conserve, après leur rapatriement, les archives des postes diplomatiques et consulaires français à l’étranger.

14 Alfred et Françoise Brauner, L’accueil des enfants survivants, Paris, Cahiers du Groupement de Recherches pratiques pour l’Enfance, 1994, 1ère partie « Avec les enfants de la guerre d’Espagne » ; Yannick Ripa,

« Naissance du dessin de guerre : les époux Brauner et les enfants de la guerre civile espagnole », Vingtième Siècle Revue d’Histoire, n° spécial 89, janvier-mars 2006, Enfances en guerre, coordonné par Stéphane Audoin- Rouzeau, pp. 29-46.

15 Par exemple, parmi les livraisons les plus récentes : Emilia Labajos-Perez, L’exil des enfants de la guerre d’Espagne (1936-1939). La maison aux géraniums, Paris, L’Harmattan, 2005, 188 p.

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L’Ouest de la France retient plus particulièrement notre attention pour plusieurs raisons. Depuis le XIXe siècle, les réfugiés politiques espagnols, quelle que soit leur appartenance politique, sont cantonnés au nord de la Loire afin d’éviter toute pression sur la frontière espagnole. Ainsi en est-il des républicains avant 1931, des monarchistes pendant la Deuxième République (1931-1936)16. Les départements ruraux de l’Ouest de la France semblent également appropriés à l’accueil des réfugiés de la guerre civile. Eloigné de la frontière espagnole et bien desservi par le chemin de fer, le Maine-et-Loire est un département qui présente tous les critères requis pour recevoir les réfugiés espagnols. Ce département présente l’intérêt d’avoir accueilli une grande proportion d’enfants : plus de 2 000 enfants pris en charge par l’Etat sur un total d’environ 3 500 réfugiés. De plus, les foyers d’hébergement étant peu nombreux, les enfants espagnols sont assez facilement repérables. Ces caractéristiques ne se retrouvent pas dans le département voisin de la Mayenne qui accueille surtout des familles et où les foyers d’hébergement sont particulièrement nombreux17. Enfin, les archives préfectorales sont particulièrement complètes en ce qui concerne la politique menée par la préfecture à l’égard des réfugiés espagnols. Il est aisé de suivre, presque au jour le jour, l’évolution de la prise en charge des enfants espagnols. La consultation de travaux de recherche réalisés sur d’autres régions et départements français, du Sud-Ouest et du Centre notamment, donne des points de comparaison intéressants et invite à la prudence face à toute généralisation hasardeuse.

1 - L’accueil humanitaire « d’orphelins de guerre » dans l’Ouest de la France

16 Yves Denéchère, « Les réfugiés politiques espagnols en France avant 1936 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 108, 2001, n°3, pp. 117-134.

17Los olvidados : 4 000 réfugiés espagnols en Mayenne (1937-1945), n° 41 spécial de L’Oribus, avril 1996, 120 p.

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D’après diverses estimations, entre 30 000 et 70 000 enfants réfugiés de la guerre civile d’Espagne ont trouvé asile en France entre 1936 et 1939. Au cours des grandes vagues d’exode, ils ont quitté leur pays, en famille ou seuls, plus ou moins égarés par les tourments de la guerre et les aléas de l’exil. Dès septembre 1936, ce sont surtout des petits basques qui fuient des villes assiégées, puis en 1937 et 1938, l’avancée des troupes franquistes entraîne d’autres arrivées massives d’enfants en France. La gran retirada de 1939 jette à travers les Pyrénées des familles entières, des combattants abandonnant les armes, des vieillards comme des enfants, etc. D’où l’extrême diversité des situations des enfants réfugiés de la guerre civile d’Espagne : une fratrie mise à l’abri des combats par des parents restés au pays, des orphelins de guerre, des enfants arrivés en France avec leurs parents, souvent avec seulement leur mère, des enfants perdus… Les modalités de l’accueil en France sont également très diverses : certains enfants se retrouvent hébergés isolément dans des familles d’accueil qui reçoivent pour ce faire des subsides de l’Etat français, d’autres sont abrités collectivement dans des colonies de vacances, des sanatoriums, des hôpitaux. Des municipalités, des départements sont plus enclins à organiser correctement l’accueil des petits réfugiés que d’autres qui se sentent moins concernés car moins proches politiquement ou religieusement des arrivants…

Tous les cas de figures se rencontrent donc à l’échelle de l’hexagone !

Le 18 août 1936, tous les départements situés entre la Loire et la Garonne reçoivent du ministère de l’Intérieur la consigne « de recenser et de trouver des locaux qui seraient susceptibles de recevoir des réfugiés indigents, et d’envisager, temporairement du moins, les moyens propres à assurer leurs subsistances ». Suivent d’autres instructions et le 9 septembre, la préfecture de Maine-et-Loire est avertie qu’elle doit s’attendre à une arrivée prochaine de réfugiés18. Dans aucune de ces correspondances, il n’est question d’arrivées massives d’enfants. Le 10 septembre 1936, alors que le jour naît à peine, environ 430 réfugiés

18 Archives départementales de Maine-et-Loire (ADML), 13 α 3, circulaire n° 1441 du ministre de l’Intérieur aux préfets du 18 août et ordonnance n° 1320 du 9 septembre 1936.

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espagnols arrivent en gare d’Angers. Même si à cette heure matinale peu nombreux sont les curieux, la nouvelle se répand très vite dans la ville. Parmi les réfugiés espagnols, il y a plus de 300 enfants (70 %) dont les plus nombreux sont seuls, sans leurs parents. Parmi eux, on compte plus de 200 enfants venus de Saint-Sébastien dans des conditions très difficiles19. D’où, l’idée que ces enfants sont orphelins. Ils sont hébergés en plusieurs endroits. Le plus grand nombre - 120 à la mi-septembre - est hébergé dans des locaux de colonies de vacances de la ville de Saumur, à la campagne (Champigny). Une cinquantaine d’enfants est logée à l’hôpital d’Angers. Les autres sont placés dans des familles, surtout françaises, les familles espagnoles installées en Maine-et-Loire depuis la Grande Guerre ayant moins de possibilités matérielles de prendre en charge des enfants. Seuls quelques enfants réellement orphelins sont confiés à l’orphelinat.

Les archives relatives à l’accueil des réfugiés espagnols à Angers montrent que les autorités font leur possible pour atténuer les malheurs de ceux qui ont du quitter leur pays et leurs parents. La préfecture mobilise toutes les administrations et autorités civiles et militaires. La police est chargée du maintien de l’ordre et n’a d’ailleurs pas à intervenir car tout se déroule très bien. Les autobus de la Compagnie des Tramways sont réquisitionnés pour le transport de la gare à l’hôpital. L’inspecteur de l’Assistance publique chapeaute toutes les opérations sanitaires et les vaccinations. Les Petites Sœurs des Pauvres se chargent de porter dans les différents hébergements provisoires la nourriture préparée à l’hôpital. Le 1er régiment de Hussards aménage les salles d’une école en dortoirs. Le 6e régiment du Génie livre des couchages pour un centre d’hébergement destiné aux enfants dans des locaux prêtés, par une entreprise... Dans la presse, le Comité angevin de Coordination des Secours aux Réfugiés Espagnols remercie la population pour les dons envoyés car la charité individuelle n’est pas

19 cf. la carte de leur périple en fin e contribution. Un récit de ce « voyage » existe, il s’agit du témoignage de Paco Arraiza (15 ans en 1936) dans Mémoires de migrations à Trélazé de la fin du siècle dernier à aujourd’hui, Angers, APTIRA, 1996, p.43 et APTIRA/ ADML, entretien de Paco Arraiza du 29 septembre 1994. Il insiste particulièrement sur les conditions très pénibles des 24 heures de mer, dans la cale : « tous souffraient du mal de mer, criaient et vomissaient ».

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absente20. Dans un article intitulé « Pour les petits Espagnols réfugiés à Angers », la presse locale rapporte le geste d’un Angevin, « aussi modeste que généreux », qui a fait remettre par ses propres enfants des friandises et quelques jouets aux enfants réfugiés. Devant la joie suscitée parmi eux, plusieurs habitants d’Angers l’imitent aussitôt tandis que des commerçants espagnols installés à Angers apportent des légumes et autres nourritures à leurs compatriotes. Le Rassemblement Populaire (de la gauche) se joint au journal pour en appeler au « devoir de solidarité de toute la population »21.

Tous ces éléments montrent que l’incurie et le manque d’attention dont font preuve certaines autorités françaises à l’égard des enfants espagnols, mis en lumière dans les départements du centre de la France22 ou au centre du Val-d’Or à Saint-Cloud, (Seine-et- Oise)23, n’ont pas cours en Anjou24. Il resterait à multiplier les monographies pour avoir une vue d’ensemble moins parcellaire de l’attitude globale de la France, mais on se doute que les initiatives et les engagements individuels des agents de l’Etat ont pu considérablement faire varier la donne d’un département à un autre. D’autres intervenants sont également à prendre en compte, notamment au niveau international. Par exemple, des listes des enfants espagnols réfugiés sont régulièrement transmises à l’Union Internationale pour le Secours aux Enfants (UISE) dont le siège est à Genève, afin que leurs familles soient recherchées en Espagne. Tout cela prend du temps et le prolongement du séjour en France des petits Espagnols semble poser des problèmes.

2 - La nécessité de traiter une « enfance à problèmes »

20 ADML, 13 α 16 et 13 α 20, notes et correspondances de la préfecture de Maine-et-Loire et coupures de presse datées du 10 au 28 septembre 1936.

21 L’Ouest, 12 et 13 septembre 1936.

22 Jeanine Sodigné-Loustau, L’immigration politique espagnole en région Centre : Cher, Eure-et-Loir, Indre, Loir-et-Cher, Loiret, de 1936 à 1939, thèse microfichée, 1996, chapitre 9 : les enfants, pp. 420-421.

23 Pierre Marquès, Les enfants espagnols réfugiés en France, op. cit., pp.86-88.

24 Yves Denéchère, « Les enfants espagnols réfugiés en Maine-et-Loire pendant la guerre civile d’Espagne (1936-1939) », Archives d’Anjou, n °5, 2001, p. 147-163.

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Les hospices d’Angers se plaignent de « ces gamins, véritables galopins [qui] lancent des pierres un peu partout dans l’établissement et dans les rues avoisinantes, saccagent les arbres et les vignes, se montrent grossiers vis-à-vis du personnel qui leur fait des observations ». Plus encore, confiés à un surveillant, « ils se sont échappés du service et depuis, s’enfuient en ville, en franchissant les murs pour ne rentrer qu’à leur convenance et venir coucher où il leur plaît ». Les administrateurs de l’hôpital demandent donc la dispersion de ces adolescents difficiles à contrôler.

Deux petits Espagnols de 10 et 14 ans sont pris en flagrant délit de vol de chaussures.

Le plus jeune dénonce son camarade. Pour le commissaire de police d’Angers qui l’entend, cela « dénote chez ce gamin de 10 ans, un état de perversité très avancé ». Sa conclusion est sans ambages : « Les jeunes réfugiés espagnols sont indésirables (sic) à tous les points de vue.

Leur surveillance est difficile, sinon impossible à exercer. Ils se battent fréquemment entre eux à coups de pierres […] et vont en ville où ils se rendent coupables de méfaits ».

L’« affaire » remonte jusqu’au ministère de l’Intérieur auquel le préfet demande des consignes. Ce dernier a déjà fait revenir à Angers des enfants qui ont provoqué des incidents dans les familles rurales où ils étaient reçus. Ayant d’autres questions plus importantes à traiter – on le conçoit aisément – le ministère renvoie le préfet vers l’UISE25. L’épisode est intéressant car il montre que certaines autorités locales sont promptes à généraliser à l’ensemble des enfants réfugiés les écarts de conduite de quelques-uns.

L’afflux de réfugiés de juillet 1937 entraîne les mêmes problèmes que précédemment.

L’hôpital d’Angers se plaint de la présence de jeunes réfugiés espagnols âgés de plus de 14 ans. Ainsi, un garçon de 16 ans arrivé le 7 juillet « s’est toujours montré indiscipliné, frondeur, mauvaise tête, grossier envers tous ». Une jeune fille de 17 ans a frappé ses

25 ADML, 13 α 13, correspondance des 28, 29 et 30 septembre et 3 octobre 1936.

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compagnes et « tient envers elles les plus mauvais propos ». Cependant, « sur un ensemble aussi considérable de réfugiés, il n’y a guère que ces deux sujets qui soient vraiment indésirables » et l’hôpital ne réclame que le refoulement des grands adolescents incorrigibles vers un camp d’adultes ; ce qui est fait par la suite26.

Les nouvelles vagues de réfugiés de 1938 accentuent les difficultés. A la compassion et à la mobilisation manifestées lors de l’accueil des enfants en septembre 1936, succède une certaine lassitude. Avec la continuation d’un état de fait qui s’éternise, avec le passage à l’adolescence de certains enfants, avec l’évanouissement de l’espoir d’un retour rapide au pays, les problèmes posés par les petits réfugiés deviennent plus aigus. A Saumur, on souhaite se débarrasser des garçons qui ont grandi : « La majeure partie de ces garçons ayant plus de 15 ans se figure dispensée de toute obéissance ». De grosses réparations des bâtiments sont nécessaires du fait de dégradations qu’ils ont commises : « ils deviennent indésirables ». En revanche, les filles et les plus jeunes garçons pourront rester. Le préfet de Maine-et-Loire prend acte de cette décision et 16 garçons sont dirigés le 8 octobre sur Angers… où ils viennent renforcer le contingent d’adolescents qui pose des difficultés à l’hôpital27.

La cause principale de tous ces problèmes est bien cernée par les autorités locales : ces enfants sont « désœuvrés », en l’absence d’une vraie scolarisation. A Saumur, « une jeune fille fait autant qu’elle le peut la classe aux filles, mais nous n’avons personne pour instruire les garçons », se plaint le maire. Aussi, réclame-t-il un instituteur parlant français et espagnol

« de manière à éduquer intellectuellement les enfants réfugiés »28. Mais cette éventualité est constamment retardée malgré une loi du 9 août 1936 qui impose la scolarisation des enfants étrangers avec pour objectif d’une meilleure assimilation de ceux-ci. Mais le cas des enfants

26 ADML., 13 α 16, lettre de l’économe de l’hôpital d’Angers du 14 août 1937, lettre du ministère de l’Intérieur au préfet de Maine-et-Loire du 6 septembre 1937.

27 ADML, 13 α 10, lettre de Robert Amy, maire de Saumur à Ancel, préfet de Maine-et-Loire, du 6 septembre 1938 ; lettre de Ancel à Amy du 5 octobre 1938.

28 ADML, 13 α 10, lettre de Mme Poirier, assistante sociale, à l’inspecteur de l’Assistance publique du 16 novembre 1936 ; lettre du maire de Saumur au ministre de l’Intérieur du 27 novembre 1936.

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espagnols réfugiés est tout à fait particulier puisque dès l’automne 1936 des responsables politiques, des diplomates, des associations estiment que le retour en Espagne des enfants réfugiés doit être la norme. Alors, à quoi bon apprendre le français aux petits Espagnols qui rentreront bientôt chez eux !

Cependant le rapatriement est très compliqué à mettre en œuvre car il soulève de nombreuses difficultés. La première est de pouvoir compter exactement les enfants et de cerner avec précision leur situation de famille. Les chiffres que l’on trouve dans les archives sont parfois assez déroutants. En effet, certaines listes indiquent comme enfants les garçons et les filles jusqu’à 16 ans, d’autres jusqu’à 18 ans, et les plus nombreuses ne précisent pas d’âge limite ! L’état des réfugiés espagnols en Maine-et-Loire établi le 28 septembre 1936 par la préfecture recense 460 réfugiés qui se répartissent ainsi : 18 hommes, 111 femmes et « 331 enfants âgés de 15 ans au plus »29. Le dénombrement est donc difficile. Par ailleurs, les fonctionnaires ont bien du mal à écrire correctement les patronymes castillans, catalans et basques30. D’autre part, depuis les premières arrivées de septembre, le nombre des réfugiés varie au jour le jour au gré de départs individuels, d’arrivées isolées et de regroupements familiaux.

Au pays basque la situation est très confuse. Les délégués de l’UISE retrouvent les adresses d’enfants hébergés en France, mais leurs « familles appartenant, soit aux nationalistes basques, soit aux partis politiques de gauche », elles ont toutes quitté Saint- Sébastien lors de la prise de la ville par les rebelles. Beaucoup d’entre elles seraient à Bilbao.

L’UISE considère qu’il est impensable d’y rapatrier des enfants puisque cette ville est à son tour assiégée par les troupes franquistes. De plus, de nombreux petits réfugiés embarqués en toute hâte en septembre 1936 sont les enfants de miliciens qui se battent pour la défense de la

29 ADML, 13 α 16, états nominatifs des réfugiés espagnols en Maine-et-Loire envoyés au ministère de l’Intérieur les 28 septembre, 3 et 21 octobre 1936.

30 APTIRA/ ADML, entretien n° 2 avec Mme Repulles-Clapera du 29 septembre 1995.

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République espagnole31. On comprend ainsi que très peu de familles ont jusqu’alors réclamé le retour de leurs enfants et que ceux-ci, à Angers et à Saumur notamment, se présentent si volontiers comme des opposants aux militaires putschistes. Lors de leurs sorties, ils lèvent fièrement leur poing fermé et vendent des insignes communistes. Certains habitants, bien que non communistes, leur en achètent parfois32, même si la presse locale, relayant l’opinion publique ou vice-versa - comme celle du pays tout entier en général -, craint plus que jamais l’activité politique des réfugiés33.

D’autres protagonistes s’intéressent au sort des enfants espagnols hébergés en Maine- et-Loire. L’ambassadeur de France en Espagne, Jean Herbette, insiste pour que les rapatriements soient nombreux et rapides. Mais le consul d’Espagne à Hendaye se déclare opposé à ces retours. L’ambassadeur de France, qui ne fait plus mystère de son parti pris pour le camp franquiste34, soupçonne le consul (républicain) d’Espagne de vouloir « atteindre dans leurs affections les plus chères, des familles dont le seul tort est d’être restées sur place lors de l’occupation de Saint-Sébastien par les troupes du général Franco ». Les enfants réfugiés en France se retrouvent donc être un enjeu de politique internationale. L’ambassadeur français voudrait les voir rentrer au plus vite dans les zones désormais contrôlées par les franquistes, ce qui montrerait aux militaires les bonnes dispositions de la France à leur égard ; le gouvernement légal espagnol ne veut pas « rendre » aux franquistes les enfants qui ont fui devant eux…35

Pour échapper aux convois de rapatriement qui se multiplient, des adolescents isolés proposent toutes sortes d’arrangements aux autorités françaises. Un jeune Espagnol de 14 ans

31 ADML, 13 α 13, lettre de Mme Small au préfet de Maine-et-Loire du 20 octobre 1936.

32 Témoignage de M. Hardouin, habitant de Champigny (Saumur), recueilli par l’auteur le 12 avril 2001.

33 Frédéric Frémy, L’opinion publique du Maine-et-Loire face à la guerre d’Espagne, mémoire de maîtrise d’histoire, p. 107 et suivantes.

34 Voir la biographie de ce personnage : Yves Denéchère, Jean Herbette (1878-1960), journaliste et ambassadeur, Paris, Direction des Archives du ministère des Affaires étrangères, Peter Lang, 2003, 300 p.

35 Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (CADN), fonds de l’ambassade de France à Madrid, fonds C, 2 mi 1106, dépêche d’Herbette à Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères n° 1265 du 26 décembre 1936.

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réfugié en Anjou et n’ayant « plus personne au monde » demande au préfet le droit de rester en France. Il souhaite travailler et devenir soldat français dès ses 21 ans. Les autorités préfectorales sont d’accord pour envisager son placement dans « une famille de cultivateurs présentant toutes garanties ». Mais c’est le maire de la commune où il est hébergé qui, sans motiver son refus, s’oppose à ce cas de figure36.

Plus le temps passe et plus les exactions des jeunes réfugiés sont stigmatisées, et même davantage. En 1939, dans le département du Cher, on trouve le souci de « dresser » les délinquants espagnols : des enfants de 13 à 16 ans « les plus malfaisants » qui perpétuent des actes de vandalisme agricole : arbres abattus, vols de récoltes, démontage de matériel… Mis en accusation, ils insultent les propriétaires, ce qui constitue sinon une preuve de culpabilité, du moins une circonstance aggravante. Certains de ces adolescents sont même déférés au Parquet. Le maire de Lamotte-Beuvron demande au procureur de requérir une peine d’emprisonnement « pour quelques-uns de ces mauvais garçons » accusés d’avoir brisé des vitres, d’avoir jeté des détritus dans un puits et d’avoir arraché des gouttières et des clôtures.

En Loire-et-Cher, d’autres sont jugés pour destruction de nombreux isolateurs électriques, ce qui a entraîné des dépôts de plaintes de la part des Postes et de l’Union électrique.

Considérant qu’un adolescent de 14 ans a « agi sans discernement » et a été entraîné par un jeune de 25 ans, le tribunal l’acquitte. Mais un autre Espagnol de 16 ans est condamné à une amende de 16 francs37. Dans ces cas pas si rares dans certains départements mais complètement absents dans d’autres, c’est une réponse judiciaire que la société française apporte aux difficultés engendrées par une adolescence considérée comme « à problèmes ».

Resterait à savoir si ces différences de traitement d’un département à un autre se retrouvent également pour l’ensemble des adolescents (français) délinquants ou s’il s’agit là d’une spécificité relative aux Espagnols et/ou aux autres étrangers.

36 ADML, 13 α 14, correspondance sur cette affaire, mai 1939.

37 Faits rapportés par Jeanine Sodigné-Loustau, L’immigration politique espagnole en région Centre… op. cit., pp.436-437.

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3 - Le chemin de l’intégration : l’école

Dès avant la fin de l’année 1936, des Français demandent à adopter des enfants espagnols. A propos de la demande d’un instituteur du département du Nord qui veut adopter un orphelin réfugié en Maine-et-Loire, le ministère de l’Intérieur écrit au préfet qu’il ne peut être pris que bonne note de cette demande, « dans l’ignorance où nous sommes encore de la situation de famille de la plupart des enfants hébergés »38. Comme nous l’avons écrit, l’UISE préconise de rapatrier au plus vite les enfants réclamés par leurs parents restés en Espagne ; pour les orphelins ou pour ceux qui ne seraient pas réclamés, « il est évident qu’ils ne pourront rentrer que lorsque la situation sera tout à fait normale en Espagne », mais jamais l’adoption n’est envisagée comme une solution39. L’extrême prudence des autorités françaises et des organisations internationales s’expliquent non seulement par la grande incertitude qui règne sur les exactes situations familiales des enfants réfugiés mais aussi par la difficulté de saisir les motivations réelles des demandeurs. Selon les autorités de police du département du Cher, il faut notamment éviter que des couples de cultivateurs n’obtiennent la garde d’un enfant « qui leur servirait de domestique »40.

Et puis, le rapatriement demeure la règle. Après la déclaration de guerre de septembre 1939 – il reste alors environ 650 réfugiés espagnols en Maine-et-Loire – les autorités françaises accélèrent encore les procédures de rapatriement. Le 10 octobre, 39 « enfants orphelins ou dont les parents sont domiciliés en Espagne » hébergés dans l’ensemble du département sont rapatriés. Pilar Repulles-Clapera, qui s’est dépensée sans compter pour accueillir, encadrer et soulager ses petits compatriotes réfugiés à Angers, raconte : « je les ai

38 ADML, 13 α 16, lettre du ministre au préfet de Maine-et-Loire du 24 décembre 1936.

39 ADML, 13 α 13, lettre de W. A. Mac Kenzie, secrétaire général de l’Union Internationale de Secours aux Enfants, au préfet de Maine-et-Loire du 17 septembre 1936.

40 Cité par Jeanine Sodigné-Loustau, L’immigration politique espagnole en région Centre… op. cit., p.443.

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conduits à la frontière […], ça a été un déchirement horrible, horrible ». Selon ce témoignage, ces « enfants avaient été heureux dans les familles françaises », ce qui expliquerait leur peine de les quitter. Mais bien plus, « beaucoup ne savaient plus l’espagnol41 ». On comprend que les enfants les plus jeunes arrivés en septembre 1936 et placés aussitôt isolément dans des familles et sans avoir de contact avec d’autres Espagnols aient perdu ou presque l’usage de leur langue maternelle. Cette situation ne se retrouve pas chez les enfants hébergés en groupe.

En février 1940, alors que les menaces d’attaque allemande se font plus précises, le ministre de l’Intérieur indique aux préfets qu’il faut « apporter au problème des réfugiés espagnols une solution définitive en faisant entrer ceux qui séjournent encore sur notre sol sous le régime normal des étrangers résidents en France ». Pour les mineurs, doivent rentrer au pays « les enfants dont les parents sont en Espagne », en respectant les règles strictes imposées depuis mai 1937, et les orphelins. Cependant, certains de ces derniers peuvent être confiés à l’Assistance publique, les préfets étant laissés juge des solutions les mieux adaptées42. En mars 1940, le ministre de l’Agriculture envisage la possibilité de donner aux orphelins une formation agricole qui leur permettrait de devenir vachers43. Déjà, certains enfants espagnols étaient occupés à ces tâches depuis 1936. Un témoin se souvient qu’étant enfant, un petit réfugié espagnol habitait chez eux et gardait les vaches44.

Pour des milliers d’enfants espagnols arrivés en France lors de la retirada de 1939 et qui y sont restés45, avec leurs parents, l’école est le premier lieu de l’intégration. Mais son seul accès est souvent problématique : des familles françaises, des fonctionnaires de l’Instruction

41 APTIRA/ ADML, entretien n° 2 avec Mme Repulles-Clapera du 29 septembre 1995.

42 ADML, 13 α 3, circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets, n°515 du 7 février 1940 ; 13 α 16, lettre du préfet Ancel au ministre de l’Intérieur du 15 février 1940.

43 ADML, 13 α 16, circulaire du ministre de l’Agriculture aux préfets, 9 mars 1940.

44 Témoignage de M. Hardouin, habitant de Champigny (Saumur), recueilli par l’auteur le 12 avril 2001.

45 Sur les 470 000 réfugiés de la gran retirada (estimation la plus souvent admise) beaucoup retournèrent en Espagne dans les mois suivants, un petit nombre ré-émigra vers des pays tiers (Amérique latine, Europe du Nord, etc.)

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publique, des élus avancent le manque de places ou des raisons d’hygiène pour s’opposer à la scolarisation des enfants de nationalité espagnole46. Ces pratiques discriminatoires s’appuient sur des stéréotypes très défavorables à la population espagnole qui ont cours dans la société française. Dans un ouvrage de Georges Mauco très lu dans les années 1930, on peut lire :

« l’Espagnol est malpropre », « il apporte parfois en France des maladies comme la variole ou même la lèpre », les Espagnoles sont également « moins propres que les françaises »47. Autant de « raisons » qui permettent de contourner les lois du 9 août 1936 (déjà évoquée) et du 17 février 1939 sur la prolongation de la scolarité.

La romancière d’origine espagnole Michèle Gazier fait parler Julien, un adolescent réfugié en France, sur son passage à l’école :

« Je m’y étais beaucoup battu, non pas comme mon frère pour être le premier de la classe, mais simplement pour exister […] J’ai défendu mon identité française à coups de poings, de pieds, de dents »48.

Sont résumées ici en deux phrases les deux attitudes les plus fréquentes des enfants espagnols à l’école de la République. Mario, né en 1934, arrivé avec ses parents en France à l’âge de 15 ans en févier 1939, se souvient :

« A l’école, ce n’était pas mon école, j’étais obligé de faire attention… Je n’ai jamais eu le sentiment – en tout cas pendant très longtemps, jusqu’à l’âge de vingt ans… – d’être un enfant comme les autres. J’avais bien des amis français, mais j’ai changé souvent d’école, et c’était souvent très "castagne", il fallait que je me défende vraiment parce qu’on ne m’aimait pas nécessairement beaucoup et que je n’étais pas… J’étais violent, je n’aimais pas qu’on ne m’aime pas ».

46 Jeanine Sodigné-Loustau, L’immigration politique espagnole en région Centre… op. cit., pp. 427-428. Nous n’avons trouvé aucune trace de telles attitudes dans le département de Maine-et-Loire.

47 Georges Mauco, Les étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique, Paris, Armand Colin, 1932, 550 p., pp. 385-388. Pour une analyse, voir Yves Denéchère, La politique espagnole de la France de 1931 à 1936. Une pratique française de rapports inégaux, Paris, L’Harmattan , 1999, chapitre V.

48 Michèle Gazier, Un cercle de famille, Paris, Le Seuil, 1996, p.113.

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Selon ce témoin, la France qui sort meurtrie du désastre de 1940, la France du régime de Vichy qui se recroqueville sur elle-même, qui rejette plus davantage qu’auparavant l’étranger, est encore moins accueillante que la Troisième République finissante :

« Dans les écoles, j’ai eu une espèce de vision totalement subjective du monde, du fait que certains villages étaient hostiles et d’autres plus… disons indifférents. Cela dépendait beaucoup de l’instituteur ou de l’institutrice. Je crois pouvoir établir une corrélation entre le zèle avec lequel elle nous faisait chanter "Maréchal nous voilà" et la manière dont elle me traitait. Enfin, c’est peut-être dans ma tête ! »

Mario insiste également sur l’interactivité qui explique bien des difficultés comportementales et d’intégration :

« Les autres élèves ? Il y a des choses qui viennent spontanément à l’enfance, mais je suppose que ça venait en grande partie de ce qu’ils entendaient chez eux. Et puis il y a des caractères de cochon, des gens désagréables partout. Ce n’était pas dû seulement à l’époque, mais à mon âge, bien entendu. J’ai commencé seulement à me "normaliser"

quand j’ai passé le certificat d’études, vers 13-14 ans [donc vers 1947-48] »49.

Pour la génération des enfants de la guerre civile (née entre 1925 et 1939), l’école est la matrice obligée de leur intégration dans la société française. Tous les témoignages évoquent l’école, à la fois comme un moment difficile et comme une bataille dont la victoire est synonyme d’intégration à l’instar de Maria et Sarah. Toutes les deux, avec leur mère Catalina, ont quitté la province de Huesca et passé les Pyrénées enneigées en 1938. Elles sont alors âgées respectivement de deux ans et deux mois. Le père, Miguel, se bat alors dans les rangs républicains au Maroc. Accueillies à Saumur où Catalina s’occupe des enfants réfugiés espagnols, elles y demeurent après 1939 et Miguel les y rejoint après avoir été libéré du camp d’Argelès grâce à un certificat de travail fourni par un habitant de la commune. Les deux filles

49 Témoignages de fils de réfugiés édités dans Lucienne Domergue (dir.), L’exil républicain… op. cit. p.282.

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suivent une scolarité normale au milieu des enfants français. Elles obtiennent souvent les premiers prix, ce que Maria considère un peu comme une revanche50.

L’apprentissage du français qui s’accompagne de la socialisation scolaire est une ardente obligation pour les réfugiés espagnols de la « génération intermédiaire ». Pour les plus âgés, spécialement les filles, la tâche est encore plus ardue. Maria Casarès (née ne 1922) écrit :

« Il nous fallait mériter de vivre ; et pour cela, tout refaire, tout recommencer, jusqu’à l’alphabet, qu’il nous fallait réapprendre à épeler […] Même ma langue, je devais m’efforcer le plus possible de l’oublier. Il fallait en apprendre une autre, la perfectionner, la faire mienne »51.

Le témoignage de R., née en 1924 en Catalogne, et de sa fille Placer (Plaisir) née en 1947 en France, est éclairant sur les vécus très différents de deux générations. En 1941, R.

rejoint sa famille réfugiée en France depuis 1939. Alors qu’à la maison on ne parle que catalan, elle prend vite conscience de la nécessité de maîtriser le français. Elle cherche donc à

« apprendre » le français toute seule, notamment en lisant Marie-Claire et en suivant les devoirs de sa jeune sœur scolarisée. Devenue mère, R. suit de près la scolarité de sa fille Placer. Elle veut en faire une professeur de français, pour le jour où la famille rentrera en Espagne… La famille ne retournera jamais s’installer au pays. Sa scolarité, Placer la raconte sans difficulté particulière, « peut-être parce qu’à l’école pour nous tous, ça se passait bien.

On avait donc une sorte de "supériorité"… Si on avait été les cancres de la classe, on aurait dit : "Ce n’est pas étonnant…" mais on arrivait peut-être à inspirer un certain respect aux autres ». Placer est naturalisée à l’âge de 10 ans avant d’entrer en sixième52.

50 Témoignage de Mme Maria Charreaudeau-Bitrian recueilli par l’auteur le 19 avril 2001.

51 Maria Casarès, Résidente privilégiée, Paris, Fayard, 1980, pp ; 136-138.

52 Témoignages de filles et fils de réfugiés édités dans Lucienne Domergue (dir.), L’exil républicain… op. cit.

pp.290-291.

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La naturalisation intervient plus ou moins tôt en fonction des circonstances : pour obtenir une bourse pour poursuivre des études secondaires (c’est le cas de Placer) ou supérieures, pour pouvoir se rendre à l’étranger – notamment en Espagne franquiste – avec un passeport français permettant d’éviter tout désagrément, etc. Pour les petits frères et sœurs de la génération 1925-1939, la naturalisation est évidente s’ils sont nés en France puisque le principe du jus soli s’applique53. La naturalisation met fin au statut de réfugié obtenu en 1945 comme une reconnaissance de la France de l’engagement dans la résistance et aux côtés des alliés des réfugiés espagnols. Or, beaucoup d’Espagnols demeurent attachés au statut de réfugiés qui rappelle leur engagement politique et les distingue des migrants économiques installés en nombre dans les années 1950.

A partir de 1945 les Espagnols ayant le statut de réfugiés sont gérés par l’OCRE, l’Office Central des Réfugiés Espagnols. A partir de 1952, l’OFPRA, Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides, prend le relais pour l’application du statut sur les réfugiés de 1951. Mais les archives de cet organisme sont difficilement utilisables puisque les enfants de moins de 16 ans ne sont pas pris en compte54. Cependant, d’après les travaux d’Aline Angoustures qui a travaillé sur ces sources, parmi les réfugiés espagnols, la génération née entre 1925 et 1939 est celle qui contracte le plus de mariages mixtes avec des Français-es : les couples mixtes sont le plus souvent composés d’un homme espagnol et d’une femme française. En ce qui concerne la mobilité sociale, elle est ascensionnelle à près de 60 % pour la génération des enfants réfugiés (1925-1939)55, ce qui est globalement conforme à l’évolution de l’ensemble de la société française pendant la période des Trente Glorieuses.

53 D’autres exemples dans Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols en France… op. cit., p.335

54 Aline Angoustures, « Les réfugiés espagnols en France de 1945 à 1981 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 44-3, juillet-septembre 1997, pp.457-483, p.458.

55 58,5 % de progression par rapport aux catégories socioprofessionnelles des parents, 29,3 % de reproduction et seulement 12,3 %. Calculs faits par Aline Angoustures, « Les réfugiés espagnols… », op. cit. p.477.

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En 1979, tenant compte de la démocratisation en cours depuis la mort de Franco et d’une Espagne en movida, l’OFPRA met officiellement fin au statut de réfugié pour les Espagnols. Il devient très difficile ensuite de faire des distinctions entre anciens réfugiés et migrants économiques. Il semble admis que la « génération intermédiaire » des réfugiés de la guerre civile a eu une meilleure intégration dans la société française que les migrants économiques56, mais c’est une autre question que nous n’avions pas à traiter.

Si pour les réfugiés adultes de la guerre civile d’Espagne, on peut parler d’une intégration par défaut dans la société française, l’intégration de leurs enfants nés en Espagne entre 1925 et 1939 a été facilitée par l’école, l’apprentissage et la pratique du français. Ces éléments ont permis une ascension sociale de cette communauté à l’instar de l’ensemble de la génération des Français. La naturalisation, les mariages mixtes et l’investissement professionnel n’ont été que la suite logique de ce processus initial. Les réfugiés espagnols de la guerre civile sont aujourd’hui considérés comme l’exemple type d’une intégration réussie dans la société française. Pourtant, les difficultés initiales étaient nombreuses, dues au traumatisme de l’exil dans l’enfance : changements fréquents de lieu d’hébergement, conditions d’accueil très diverses d’un endroit à un autre, méfiance d’une société française dont les stéréotypes sur les Espagnols sont très péjoratifs, méfiance accentuée dans une large partie de la population par l’opposition aux idées politiques des réfugiés, difficultés économiques du pays d’accueil dans les années 1930 puis effondrement en 1940… Après 1945, la période des Trente Glorieuses est un moment bien plus favorable à l’intégration mais aucun d’entre eux, à l’instar de Jorge Semprun n’oubliera « cet âge grave qu’ont les enfants d’après guerre »57.

56 Voir Lucienne Domergue (dir.), L’exil républicain… op. cit. et Aline Angoustures, « Les réfugiés espagnols en France de 1945 à 1981 », op. cit.

57 Jorge Semprun, Le grand voyage, Paris, Gallimard, 1969, p.162.

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Carte

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Bibliographie sélective :

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- Aline Angoustures, « Les réfugiés espagnols en France de 1945 à 1981 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 44-3, juillet-septembre 1997, 457-483.

- Geneviève Armand-Dreyfus, « Les réfugiés républicains au cœur des relations franco- espagnoles 1945-1962 », Relations Internationales, n°74, été 1993, pp.153-169.

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- Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel, 1999, 475 p.

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