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Cinuçen tanrikorur et la tradition du ud turc

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Academic year: 2022

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Cahiers d’ethnomusicologie

Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

2 | 1989

Instrumental

Cinuçen tanrikorur et la tradition du ud turc

Nur Dervis

Traducteur : Nur Dervis

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2349 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 1 janvier 1989 Pagination : 255-262

ISBN : 2-8257-0178-5 ISSN : 1662-372X

Référence électronique

Nur Dervis, « Cinuçen tanrikorur et la tradition du ud turc », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 2 | 1989, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2349

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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CINUÇEN TANRIKORUR et la tradition du ud turc

Cinuçen T a n n k o r u r est né à Istanbul en 1938. Baigné dans l'ambiance de la musique traditionnelle, il se consacre à cet art dès son plus jeune âge. C'est en autodidacte qu'il a b o r d e le chant, le jeu du luth (ud) et la composition. Excep- tion qui confirme la règle, il ne suit pas le long cheminement du contact régulier avec un maître exclusif. Ses dons hors pair lui permettent de décrypter et d'assi- miler les arcanes de l'art — règles de chaque m o d e musical (makam), dynami- que de chaque cycle de composition (usûl) — et surtout de systématiser l'édifice musical classique t u r c .

Après des études secondaires au Lycée italien, il obtient son diplôme d'architecture à l'Académie des beaux-arts. C'est cependant à la construction d'édifices sonores que son talent allait s'exercer. A vingt-deux ans, il devient musicien à Radio Istanbul; il s'attaque ensuite à la rédaction d ' u n e méthode d'enseignement du luth, et devient responsable de la section de musique tradi- tionnelle à Radio A n k a r a . Il est de plus a u j o u r d ' h u i professeur de musicologie à l'Université de Konya.

Compositeur de talent, Cinuçen est l'auteur de plus de cent pièces, tant vocales qu'instrumentales, ainsi que le créateur d ' u n nouveau m o d e , le makam Seddisabâ, qu'il expose dans une suite classique (fasil) en six mouvements. Il est a u j o u r d ' h u i le seul musicien classique ayant renoué avec la tradition des ozan, les t r o u b a d o u r s turcs d'Asie, le seul à interpréter les compositions savan- tes, du X V Ie siècle à nos j o u r s , sur l'unique accompagnement de son luth.

Inspiré par l'héritage ancestral qu'il vitalise, Cinuçen T a n n k o r u r cristallise les transports de son imagination dans les formes traditionnelles de composi- tion (pesrev, semai, beste, etc.) et d'improvisation (taksim). Son style a été décrit c o m m e une sorte de paroxysme de l'art turc savant. Sa voix se caractérise par la variété et la subtilité des intonations et des timbres, et son jeu instrumen- tal par une expression formelle inhabituelle d ' u n fond intégralement tradi- tionnel.

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Nur Dervis : J e crois que vous avez récemment soumis au Ministère turc de l'éducation nationale un projet de modification de l'enseignement musical dans les écoles secondaires. En quoi consiste-t-il ?

Cinuçen T a n n k o r u r : N o u s envisageons une répartition plus équitable de la musique occidentale et de la musique t u r q u e . La p r o p o r t i o n actuelle est de 97,5% de musique occidentale pour 2 , 5 % de musique t u r q u e . Il ne s'agit bien sûr pas de l'inverser, mais de viser à ce qu'elle soit de 5 0 % pour chacune.

C o m p t e tenu de la situation géographique de la T u r q u i e , il est indispensable d'équilibrer la balance. Un musicien turc doit a u j o u r d ' h u i absolument connaî- tre les deux systèmes musicaux p o u r q u ' u n réel renouvellement de notre musi- que puisse avoir lieu. La solution n'est p a s , à m o n avis, d'effectuer des emprunts c o m m e ceux tentés par des compositeurs c o m m e A d n a n Saygun et ses amis avec leur «Quintette t u r c » inspiré du Quintette russe, mais de réaliser une musique t u r q u e contemporaine ayant une base classique et un contenu con- t e m p o r a i n , avec des m a k a m1 (modes mélodiques) turcs, des usul (cycles rythmi- ques) turcs, des instruments de musique fabriqués selon les canons esthétiques et acoustiques turcs.

N . D . : Pensez-vous q u ' u n e telle musique puisse intéresser les Occidentaux?

C . T . : J ' a i personnellement quelques amis occidentaux qui s'intéressent à la musique t u r q u e . Certains sont mes élèves, et je leur dis la même chose : p o u r aborder la musique t u r q u e , il leur faut d ' a b o r d bien connaître leur p r o p r e musique. A priori, l ' h o m m e de la rue occidental ne s'intéresse pas à la musique t u r q u e parce qu'elle ne correspond p o u r lui à aucun vécu, et qu'il ne s'intéresse de toute façon pas de près à sa propre musique. Mais p o u r u n Occidental sensi- ble à la musique et dépourvu de préjugés, la musique t u r q u e est susceptible d'éveiller un grand intérêt.

P a r m i les musiciens turcs, il subsiste a u j o u r d ' h u i une b o n n e dose de com- plexe d'infériorité, et je crains que cela dure encore un certain temps. Ils ont l'impression que les Occidentaux perçoivent la musique t u r q u e c o m m e une curiosité exotique, au même titre que la musique cambodgienne ou malgache.

Ils imaginent par exemple q u e , q u a n d je vais en E u r o p e , je j o u e p o u r les ouvriers turcs émigrés. Ce sentiment est évidemment conditionnel p a r leur environnement. Depuis le tanzimat2 — qui a m o n sens a été un véritable trem- blement de terre — la plupart des Turcs, et en particulier des intellectuels, ont été atteints d ' u n grave t r a u m a t i s m e en ce qui concerne l'opposition «alla turca — alla franco». Ainsi, tout ce qui vient de l'Occident, y compris le pire, leur paraît beau, et toutes nos valeurs leur semblent laides !

1 N o u s avons respecté l'orthographe actuelle des mots turcs. Par contre, la transcription des ter- mes arabes suit l'usage académique courant.

2 Tanzimat est le n o m de la réforme juridique et administrative de l'Empire ottoman, entreprise en 1839 et achevée vers 1890. Cette réforme avait pour but de mettre la Turquie sur la voir de l'occidentalisation.

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N . D . : Ce que vous dites est tout à fait vrai. D'un côté, on idéalise l’Occi- dent et de l'autre, on se dévalorise en se voyant avec un regard d'Occidental.

En réalité, cela est dû à une méconnaissance de l'Occident.

C . T . : Si nous avions la possibilité de mieux le connaître, toutes ces erreurs ne se seraient évidemment pas produites. Nous aurions pu savoir ce qui était bon à prendre et ce qu'il fallait à tout prix éviter. Dans le d o m a i n e musical, la confrontation avec l'Occident permet de mettre en évidence le critère de l'authenticité. En général, les Occidentaux s'intéressent à la musique t u r q u e , ou de quelque autre pays, dans la mesure où elle est authentique et tradition- nelle. Plus d ' u n musicien traditionnel oriental est ainsi adulé en E u r o p e et tota- lement ignoré dans son propre pays.

N . D . : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le passé de la musique tur- que?

C . T . : Ses premières traces connues remontent aux H u n s , qui utilisaient la musique n o t a m m e n t à des fins militaires. O n pense toujours que le mehter (l'orchestre des janissaires de l'armée ottomane) est né sous les O t t o m a n s . Or ils l'ont hérité des H u n s , et il était aussi connu des G ö t z ü r k , des Uygur, des Karahanl et des Selçuk (Seldjoukides). Le mehter était à l'origine constitué de cinq instruments, dont deux instruments à vent et trois percussions, que les H u n s appelaient yurag, borguy, tümrük, küvrük et çang. Après l'islamisation des Turcs, le yurag est devenu le zurna (surnay en persan), le borguy s'est appelé boru, « t u y a u » (nevchir en persan), le küvrük est a u j o u r d ' h u i connu sous le n o m de kös ; le n o m de çang est une o n o m a t o p é e , alors que le tùmrùk est devenu le t a m b o u r que nous appelons a u j o u r d ' h u i davul. Ce n o m vient de l'arabe al- tabl, qui dérive lui-même soit du latin tavola, soit du sanscrit tap.

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Cet ensemble musical c o m p o r t e encore le bâton que tient le chef du g r o u p e p o u r marquer le rythme en marchant devant les autres musiciens ; en langue hun, il s'appelle çokan ou çöven, ce qui a d o n n é en persan çevgan. Les Anglais l'ont par la suite emprunté et lui ont d o n n é le n o m de joanna, puis de jingling johnny, qu'ils désignent c o m m e un «croissant t u r c » (Turkish crescent). Cet ins- trument est orné de clochettes, de rubans et de certains signes symboliques qui attestent encore son origine c h a m a n i q u e . Le chamane était à la fois prêtre, sor- cier, guérisseur, dentiste, barbier, musicien, poète, et il utilisait cet instrument c o m m e b â t o n de rythme dans la pratique de certains rites.

Un autre instrument ancien, qui n ' a rien à voir avec la musique militaire, est le luth kopuz. Le Dedekorkut, une saga t u r k m è n e d'Asie centrale, le men- tionne sous le n o m de kolca kopuz, kopuz « à b r a s » . Le n o m du colascione ita- lien dérive de kolca kopuz. Q u a n t à l'instrument, il est probablement un ancêtre de l'actuel saz, le luth à long m a n c h e de la musique populaire que les ouvriers turcs émigrés en Allemagne emportent souvent avec eux, et qui est p o u r eux l'emblème de leur rattachement à la patrie.

P a r m i les luths à long m a n c h e , il faut aussi mentionner le tanbur, que les Arabes appellent parfois tanbūr al­kabīr al-turqï, le « g r a n d tanbūr t u r c » , qui a joué un rôle important dans la théorie de la musique t u r q u e . La disposition des frettes sur son manche permet en effet de comprendre le système mélodique turc. Vous n'avez pas la même chose sur le ud, qui n ' a pas de frettes. Le tanbur  a huit cordes réparties en quatre c h œ u r s , et ses mélodies se jouent «verticale- m e n t » sur le premier c h œ u r , en déplaçant la main gauche de haut en bas du m a n c h e . P a r contre, le jeu du ud est essentiellement « latéral », c'est-à-dire que les mélodies sont produites en passant d ' u n c h œ u r à l'autre.

N . D . : De tout ce que vous dites, il ressort que la musique turque s'est consi- dérablement modifiée avec le temps. Quelles sont les tendances marquantes de ces transformations?

C . T . : Il me faut commencer par rappeler deux caractéristiques fondamen- tales de la musique classique turque : c'est une musique de c h a m b r e , et qui est essentiellement vocale. C'est pourquoi le fait de la chanter avec des c h œ u r s de q u a r a n t e à cinquante personnes, comme cela se fait souvent à la radio, est ridi- cule. C'est un emprunt aux grands c h œ u r s de la musique symphonique occi- dentale, eux-mêmes dérivés de ceux de la Grèce antique. Dans les longes suites classiques (fasil), l'introduction du c h œ u r et le grossissement de l'orchestre ont complètement dénaturé cette musique. Sous l'influence occidentale, l'aspect quantitatif des choses a pris plus d ' i m p o r t a n c e , et on a cru bien faire en appli- quant ce principe à la musique. Après avoir été un art de c h a m b r e , elle est deve- nue un art de salon, puis de scène, avec l'introduction de cette dimension symphonique. Et p o u r t a n t , dans le passé de la musique t u r q u e , le c h œ u r est inexistant. T o u t y est basé sur une voix soliste, éventuellement accompagnée d ' u n ou deux instruments. C'est dans cette grande simplicité que l'expression musicale turque a atteint ses sommets.

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N . D . : En va-t-il de même en ce qui concerne la musique populaire?

C . T . : Jadis, la poésie populaire était interprétée p a r les bardes q u ' o n appe- lait les ozan. L o r s q u ' u n ozan arrivait dans un village et se mettait à chanter, tout le m o n d e arrêtait son travail et se taisait p o u r l'écouter. Dès le X Ve siècle, la tradition des ozan a été perpétuée par les asik (litt.: « a m o u r e u x » , t r o u b a - dours), et nous avons encore a u j o u r d ' h u i d'excellents asik. U n des grands chanteurs et j o u e u r s actuels de baglama (variété de saz) est O r h a n Gencebay.

C'est un musicien extraordinaire, dont la musique peut vous faire frisonner;

cela dépasse la compréhension. A m o n avis, il est le plus grand musicien turc c o n t e m p o r a i n , bien qu'il soit souvent critiqué jusque dans les milieux cultivés sous prétexte qu'il abuse de l'arabesque. O n raconte qu'il est alcoolique, toxi- c o m a n e , ou je ne sais q u o i . . . Le p a u v r e , alors qu'il ne boit que de l'eau et qu'il ne fume même pas de cigarettes ! C'est aussi u n r e m a r q u a b l e poète, qui s'ins- pire de chef-d'œuvres, tels que le Mesnevî de R û m î ou le Gùlistan de Sâdi. C'est un être lumineux, plein de talent et qui connaît bien sûr parfaitement la musi- que. Q u e Dieu le garde !

N . D . : Et p o u r t a n t , il introduit des éléments électroniques dans sa musique.

Cela ne vous gêne p a s ?

C . T . : Je trouve cela tout à fait n o r m a l . O r h a n n'est pas u n musicien classi- q u e ; il fait de la musique populaire actuelle, et c'est un d o m a i n e dans lequel il n ' y a pas de contraintes, pas de limitations. La seule question qui se pose est de savoir si ce qu'il fait est beau, s'il a un but, un message à transmettre, et si sa musique touche le public. Il est clair q u e , selon nos critères d'intellectuels, ce n'est pas cela qui entre en ligne de c o m p t e . Mais il est t r o p facile de le rejeter sous prétexte q u ' i l représente par exemple une tendance décadente. A m o n avis, dans ce d o m a i n e , ce sont les goûts du peuple qui sont déterminants. Les Turcs sont t r o p musiciens p o u r se laisser séduire par n ' i m p o r t e quoi.

N . D . : J ' a i m e r a i s maintenant que vous parliez de votre instrument, le ud, et de son r a p p o r t avec la culture et la spiritualité islamiques. On sait p a r exem- ple q u e , en parlant du ney (flûte de roseau), Mevlâna Celaleddin-i R û m î dit que le son de cet instrument évoque les soupirs et les lamentations du roseau coupé de ses racines, séché, vidé et percé de t r o u s . Trouve-t-on une telle vision mysti- que de l'instrument à p r o p o s du ud?

C . T . : Personnellement, je ne connais pas d'interprétation semblable con- cernant le ud. Ce que je peux vous dire serait limité à des considérations histori- ques. Le ud est généralement considéré c o m m e un instrument arabe implanté dans la culture musicale t u r q u e . La plupart des Turcs répugnent à le voir c o m m e un instrument turc à part entière, ce qui est absurde, car on connaît son ancienneté dans n o t r e musique.

L'islamisation de la Turquie remonte au V I I Ie siècle et elle s'est stabilisée deux siècles plus t a r d , du temps de Sari Saltuk. C'est à cette é p o q u e que des émigrés du K h o r a s a n venus de Baghdad ont a p p o r t é le ud, dont le n o m vient de

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l ' a r a b e al­’ūd, c o m m e d'ailleurs les n o m s européens du luth — liuto en italien, laud en espagnol, alaud en portugais, lute en anglais, Laute en allemand, etc.

Mais au début, les Turcs appelaient cet instrument kopuz, puis son nouveau n o m s'est imposé parce qu'il était fait en bois d'aloès, al­'ūd en a r a b e . Il avait alors chez nous des cordes en soie, dont les Turcs avaient appris la facture des Chinois. Les annales chinoises attestent en effet que, n o t a m m e n t sous la dynas- tie des T c h o u , les maîtres de musique de la cour impériale étaient des H u n s . Ce n'est que l'impérialisme culturel européen qui a représenté les H u n s c o m m e des barbares rustres et sanguinaires. Mais c'était un peuple très raffiné: p o u r eux c o m m e p o u r les O t t o m a n s , il n ' a u r a i t pas été possible de fonder et de main- tenir un tel empire uniquement par le sabre.

O n pourrait faire des remarques semblables sur la cithare kanun. Ce m o t vient de l ' a r a b e qanūn, lui-même dérivé du grec kanon, «règle». Les H u n s , qui connaissaient cet instrument, l'appelaient yatuk ou yatagan, de la racine Y A T , « c o u c h e r » , parce q u ' o n le « c o u c h e » sur ses genoux. U n autre dérivé du yatuk est le santūr, un des principaux instruments de la musique d ' I r a n et du Cachemire. Sa principale différence avec le kanun réside dans le fait que ses cordes sont frappées à l'aide de baguettes, et non pincées par des onglets c o m m e celles du kanun.

P o u r en revenir au ud, cet instrument a connu une période de déclin dans le sérail o t t o m a n j u s q u ' a u X V I I Ie, X I Xe siècle. A cette époque, le violoncel- liste Sakir P a s a a réintroduit le ud, suivi par son élève Serif Muhiddin et ses contemporains Udî Nevres Bey, Serif Içli et Yorgo Bacanos, qui furent tous de véritables maîtres du ud.

N . D . : Quelles sont les circonstances qui vous ont poussé à aborder le ud plutôt qu'un autre instrument?

C . T . : M a mère j o u a i t déjà du ud depuis t o u t e j e u n e . J ' a i d o n c été bercé au son du ud, mais dans m o n enfance, je n'étais pas particulièrement attiré par cet instrument. P a r contre, je chantais, j e battais les mesures du fasil dans mes mains, et dès l'âge de huit a n s , j ' a i commencé à a p p r e n d r e à lire la m u s i q u e ; m o n père avait acheté un petit recueil de chansons d ' I s k a n d e r K u t m a n i , où la musique était notée avec les paroles. C o m m e j e connaissais les c h a n s o n s , j ' a i ainsi pu en déchiffrer la notation musicale.

Lorsque j ' a i perdu m a mère en 1956, j ' a i eu son ud entre les mains p o u r la première fois de m a vie. Ce n'était pas un choix délibéré, et si m a mère avait j o u é du kanun ou du tanbur, j ' a u r a i s j o u é de cet instrument.

N . D . : Vous avez donc appris la musique sans maître?

C . T . : Oui, Dieu merci ! J e crois d'ailleurs que la présence d ' u n maître ne m ' a u r a i t pas convenu. Cela ne veut évidemment pas dire que j e n ' a i rien appris de qui que ce soit; au contraire, j ' é c o u t a i s très attentivement t o u s les musiciens qu'il m'était d o n n é d ' e n t e n d r e . A cette é p o q u e , m o n idole était le g r a n d udiste Yorgo Bacanos. Dès que j ' e n t e n d a i s un de ses taksim à la r a d i o , je m ' e m p r e s - sais de l'imiter. Je pouvais presque visualiser son doigté. J e fermais les yeux

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et m'efforçais d'imaginer c o m m e n t il réalisait telle ou telle mélodie. J'essayais ensuite de la reproduire sur m o n ud j u s q u e dans ses moindres détails.

En 1960, quatre ans après mes débuts, je me suis présenté au concours de musique de Radio Istanbul. J'étais inscrit p o u r le chant et le ud; et, bien que je me sois senti plus sûr de m a voix que de mes qualités instrumentales, j ' a i gagné le concours de ud. Mais m a technique était loin d'être parfaite. Cinq ans plus tard, j ' a i entendu p o u r la première fois le grand j o u e u r de tanbur T a n b u r î Cemil, et son jeu m ' a bouleversé. J ' a i par la suite été à ses côtés les cinq derniè- res années de sa vie. J'étais complètement fasciné par son style et sa technique de tanbur, que je me suis efforcé d ' a d a p t e r au ud. Mais il serait présomptueux de prétendre que j ' y suis arrivé. Certains de mes collègues c o m m e Necdet Yasar et Ihsan Özgen ont aussi été très proches de Cemil. Et bien qu'il soit avant tout connu c o m m e un virtuose du kemençe, Ihsan est à m o n avis avant tout un grand j o u e u r de tanbur.

P o u r moi, le grand enseignement de Cemil, sur le plan technique, a été celui du jeu «vertical» dont je parlais tout à l'heure. Cette manière de jouer présente le grand intérêt d'être plus proche des inflexions de la voix. J e l'ai intégré à tel point que certaines personnes m'appellent a u j o u r d ' h u i udburî! Mais cela m ' a aussi valu des critiques, O n prétend q u ' e n m ' é c o u t a n t , il est impossible de savoir si je j o u e de la guitare, du baglama ou du bouzouki. D ' a u t r e s disent que, grâce à cette a d a p t a t i o n , j ' a i permis de hisser le ud turc au niveau des ins- truments de récital, que je lui aurais rendu sa noblesse. Mais tous ces c o m m e n - taires ne me préoccupent pas b e a u c o u p .

N . D . : Vous avez longtemps travaillé p o u r la radio-télévision t u r q u e . Que retirez-vous de cette expérience?

C . T . : U n souvenir très pénible! Travailler à la radio-télévision t u r q u e c o m m e musicien est pire que d'être c o n d a m n é à quarante ans de prison! En vingt-cinq ans de service, j ' a i bien failli être dégoûté à jamais de la musique.

J'étais entouré de gens ayant une mentalité de fonctionnaire et d o n t l'intérêt p o u r la musique cessait dès l'instant où ils sortaient du studio d'enregistrement.

Il m ' a été bien difficile d'y préserver m o n esprit d ' a m a t e u r passionné. U n e fois mes obligations quotidiennes terminées, je restais fréquemment des heures seul en studio à travailler m o n ud, car je savais que, dès q u ' o n écarte l'instrument de son corps, il se refroidit et, de ce fait, perd son accord, il ne répond plus.

N . D . : L ' i n s t r u m e n t est d o n c c o m m e un être vivant?

C . T . : Bien sûr, il est p o u r moi le meilleur des amis, un c o m p a g n o n insépa- rable. D'ailleurs, vous avez vu : je le tiens entre mes bras c o m m e un bébé, et lorsque j ' a r r ê t e de j o u e r , je le pose face à mes genoux, p o u r préserver sa tempé- rature. Le r a p p o r t à un instrument de musique est c o m m e une relation humaine, qui se développe ou décline en fonction de l'attention q u ' o n y p o r t e . Dieu merci, nous nous a i m o n s , m o n ud et moi !

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N . D . : Le ud est-il a u j o u r d ' h u i un instrument populaire en T u r q u i e ? C . T . : Il est curieux de constater q u e , depuis une dizaine d ' a n n é e s , le ud semble être l'instrument le plus vendu en T u r q u i e , au point que les luthiers n'arrivent pas à répondre à la d e m a n d e . Le point positif est que cela crée de nouveaux emplois dans cette branche, et je serais très h o n o r é de penser que j ' y suis peut-être p o u r quelque chose. Il existe bien sûr une très grande différence qualitative entre les grands ud des anciens luthiers et la plus grande partie de la p r o d u c t i o n actuelle. Mais le fait que de jeunes apprentis toujours plus n o m - breux se tournent vers cet artisanat est très encourageant p o u r l'avenir du ud, inch'Allâhl!

P r o p o s recueillis et traduits du t u r c * p a r

Nur Dervis

Discographie de Cinuçen T a n r i k o r u r

H o r m i s d ' i n n o m b r a b l e s enregistrements réalisés p o u r la r a d i o t u r q u e , d o n t certains o n t fait l ' o b j e t d e cassettes pirates vendues en T u r q u i e , la discographie «officielle», accessible en O c c i d e n t , d e C i n u ç e n T a n n k o r u r se r é s u m e actuellement a u x deux disques s u i v a n t s :

1971 Musique traditionnelle turque. P a r i s : O C O R A O C R 56.

A 2 : Solo de ud (Jaksim — makam Segâh)

A 3 : E n s e m b l e i n s t r u m e n t a l (pesrev — makam Segâh) B l : E n s e m b l e i n s t r u m e n t a l (sazkâr semai — makam Sazkâr) B 2 : G e r d a n i y e Peshrev (makam Gerdaniye)

B3 : A k s a k Semaï (makam Gerdaniye)

1986 Turquie. C i n u ç e n T a n n k o r u r . P a r i s : O C O R A O C R 558574.

A l : B a y a t î a r a b a n Ayîn-î Serîfi B l : T a k s i m Bestenigâr

B 2 : Elégie à A k a g ü n d ü z K u t b a y ( m a k a m Bestenigâr) B3 : T a k s i m H ü s e y n i

B 4 : Le r e t o u r des c h a m p s (aksak semaï, yürük semaï— makam Hüseyni).

* La t r a d u c t i o n a été partiellement r e m a n i é e p a r L a u r e n t A u b e r t .

Références

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Frank Kouwenhoven, « Redonner vie aux mélodies de la chine ancienne », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 5 | 1992, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 19 avril 2019.

Marianne Mesnil, « Une flûte de Pan peu bucolique », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 21 avril 2019. URL

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Alain Desjacques, « La dimension orphique de la musique mongole », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 3 | 1990, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 19 avril 2019.. URL

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Archéologie de la France - Informations [En ligne], Espace Caraïbes, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 28 juillet 2021.. URL