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Géographie Économie Société : Article pp.143-156 du Vol.20 n°1 (2018)

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Géographie, Économie, Société 20 (2018) 143-156

Comptes Rendus

Pierre-Edouard Weill, 2017, Sans toit ni Loi ? Genèse et conditions de mise en œuvre de la loi DALO, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 279 pages. Préfacé par Vincent Dubois.

Le titre Sans toi ni loi ? résume de manière provocante et accrocheuse l’interrogation qui nourrit la recherche de Pierre-Edouard Weill. Le travail de 279 pages questionne et analyse ce qu’est le dispositif DALO (Droit Au Logement Opposable) depuis sa création sous la forme d’une loi en 2007 jusqu’à aujourd’hui, en se penchant sur sa mise en œuvre, ses acteurs et son public. Cependant, ce travail ne se résume pas à porter un regard sur une genèse et une application. L’ouvrage se veut complet dans la compréhension du processus de création, d’application, de demande du DALO et décortique ses effets et ses limites tant du côté des acteurs que des demandeurs, en s’interrogeant sur son effectivité.

La recherche interroge une thématique des plus intéressantes notamment dans un contexte contemporain de « crise » dite du logement et de paupérisation d’une partie de la population française. L’ouvrage s’intéresse à la question d’un « droit à l’habitat », droit fondamental et en même temps d’une diffi culté à assurer celui-ci pour tous, notamment les plus démunis, en France. Il met en perspective que ce droit à l’habitat adopte une approche catégorielle (p. 18). Il n’existe pas de couverture logement universelle comme il existe une couverture maladie universelle. Le droit au logement ne garantit pas un logement aux plus pauvres même sous justifi cation de ressources. « La loi DALO permet aux personnes sans- domicile ou mal-logées d’exprimer leur demande de logement en droit » (p. 20). Il faut tou- tefois en faire la demande, aller au bout des démarches et répondre aux conditions d’attri- butions. Il faut répondre à une conformité, être « un bon défavorisé » pour avoir de bonnes chances d’effectivité. L’application de loi DALO dans les faits entraîne une forme de tri des personnes susceptibles de bénéfi cier de ce droit. Autrement dit se dessine une sélection des demandeurs les plus méritants selon des critères normatifs, subjectifs et juridiques.

L’ouvrage, composé de cinq parties, découpe le processus du DALO et propose une ana- lyse que l’auteur a voulu la plus transversale possible. Chaque partie, densément composée, représente un niveau d’action : de la création à l’instrumentalisation puis à l’évaluation du DALO ; le public requérant le DALO ; le parcours administratif des requérants et leur rapport aux institutions ; le jugement des requêtes ; et l’application de la loi avec ses limites et ses effets.

L’auteur nous retrace, en première partie, les conditions d’apparition du DALO et les ambitions premières revendiquées jusqu’à leur appropriation et leur transformation en texte de loi. Il revient ensuite sur l’inertie de la mise en application de cette loi et sur ses premières évaluations une fois celle-ci fi nalement mise en œuvre.

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En deuxième partie, l’auteur s’attarde sur le profil des requérants : d’où ils viennent, qui ils sont et quelle est leur posture et/ou appropriation face au droit et au recours à la jus- tice. Il tente de situer à la fois spatialement et socialement la population requérant ce droit sur le territoire français. Il s’agit donc de déconstruire l’étiquette « ménage DALO » qui gomme et masque une diversité de situations et de parcours (p. 84). Il montre par ailleurs les inégalités des ayants droit face aux traitements des institutions. L’auteur distingue trois profils de requérants qu’il nomme « classe ». La première « classe », à l’effectif le plus réduit, rassemble les personnes les plus démunies (p. 100) cumulant difficultés sociales, marginalisation et qui sont parfois sans domicile. C’est cette catégorie qui affronte le plus de difficulté pour l’attribution d’un logement ou face à « l’encadrement institutionnel ».

La deuxième est le groupe le plus représenté et rassemble principalement des familles nombreuses, dont les adultes exercent un métier peu qualifié, et qui sont issues de l’immi- gration. Ce profil de ménage bien qu’instable voire précaire se situe au-dessus du seuil de pauvreté. Dans leur cas, c’est souvent le caractère insalubre ou sur-occupé du loge- ment, majoritairement en secteur privé, qui est invoqué (p. 102). Le troisième profil ras- semble les personnes qui ont vécu des situations de déclassement ou sont freinées dans leur ascension vers un style de vie des « classes moyennes ». Ce profil peine à accéder à un logement adapté bien que leur situation soit « plus confortable ». L’augmentation des recours au DALO serait ainsi plus liée aux tensions du marché immobilier (p. 104) qu’aux « propriétés des requérants ». La mobilisation des requérants dépend du fait qu’ils se considèrent ou non en droit de revendiquer une amélioration de leur condition de loge- ment (et de vie) ainsi que de la relation qu’ils entretiennent face aux institutions.

Dans la suite du processus d’action du DALO, la troisième partie interroge et explicite la fabrique des dossiers, envisagée comme une Chaîne de production (p. 132). L’auteur porte un regard sur les difficultés et les limites rencontrées notamment en termes de ressources tant pour les acteurs institutionnels et associatifs que pour les requérants. Il met le doigt sur l’implication des acteurs en fonction de leurs conditions de travail et sur la production de solidarité en fonction d’une division morale et sociale du travail plus forte dans l’asso- ciatif que dans l’administratif. Il met en lumière les relations entre requérants et travailleur sociaux, le bon déroulement du dossier étant influencé par leur bonne ou mauvaise relation.

La quatrième partie porte sur « l’espace du jugement » qui renvoie à toutes les ten- sions entre les intérêts des différents acteurs institutionnels, des représentants de l’État, des élus, des bailleurs et des associatifs. L’espace du jugement aboutirait à une « reprise en main » de l’État et à un « ciblage » de l’attribution de logements sociaux (p. 225) notamment de la part d’élus et de bailleurs réticents à « loger des ménages indésirables » (p. 187). Malgré un besoin de résultats, cet espace de jugement limite, dans les processus de décision, les bénéficiaires du DALO.

La dernière partie, sous le titre « Qui a le droit… et à quoi ? », résume la grande ques- tion des effets en fin de processus DALO. Malgré un nombre croissant de demandes, les validations se font de moins en moins fréquentes, à cause de jugements sévères et d’un public requérant de plus en plus démuni. La validation d’un dossier ne permet pas néces- sairement le relogement. L’offre peut ne pas être adaptée aux attentes des requérants ou encore aux exigences légales (p. 227). Ainsi, la mise en œuvre du DALO perpétue les stigmates à l’encontre des ménages les plus démunis tout en renforçant la concentration de la pauvreté dans les quartiers dits sensibles.

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Il est démontré par Pierre-Edouard Weill que le DALO n’est pas en lui-même un dis- positif généreux qui permet de loger les plus démunis et autres ménages défavorisés.

Son fonctionnement ne permet pas le relogement de ceux qui en auraient le plus besoin (ou le droit) mais distribue ce droit aux plus méritants, aux meilleurs profils. Ainsi, ce dispositif ne permet pas de répondre aux différentes attentes de la loi et/ou des requérants que ce soit dans l’attribution de logement ou dans l’adaptation de la réponse. Ce recours n’empêche pas les ménages requérants démunis et/ou en difficulté de tomber dans un parc locatif insalubre1 faute de mieux.

L’auteur démontre également que le DALO participe à la concentration de la pauvreté plutôt qu’à sa dispersion (p. 276) ainsi qu’au maintien du stigmate des ménages les plus démunis et à l’entretien de la distinction du « bon » et du « mauvais » pauvre, du bon ou du mauvais sujet qui mérite ou non d’être assisté (p. 273). De façon plus problématique encore, il considère que cette loi ne tend pas à améliorer la situation de personnes vivant dans de mauvaises conditions mais se révèle surtout un moyen de restaurer l’autorité pré- fectorale (p. 274) voire un instrument de mesure ou de connaissance de la demande sociale (p. 77-78), en permettant de mieux connaître l’offre HLM mobilisable (p. 79). L’auteur démontre en effet la rationalisation de l’action publique par le recours à la justice.

Les demandeurs, nombreux, rencontrent ainsi différents obstacles tout le long de la démarche sans pour autant être assurés d’obtenir une issue positive. De plus, comme tout recours judiciaire, un traitement individualisant isole le demandeur dans son parcours et ne facilite pas sa valorisation ou la valorisation de sa démarche. Cet ouvrage, qui dresse un bilan plutôt pessimiste, nous éclaire donc sur certains processus, enjeux tensions dans l’accès aux droits au travers du dispositif DALO dans un contexte de transformations contemporaines de l’État social.

Myriam Lahnite M2 SAEU – Université de Lille

© 2018 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Bonnal Philippe, Chevalier Pascal, Dedeire Marc, Sourisseau Jean-Michel (dir.), 2016, Production et circulation des normes pour l’action territoriale, Montpellier, PULM, 317 pages.

Le lecteur le devinera aisément, avec un tel titre, les chances sont grandes que le contenu de l’ouvrage soit à l’avenant. C’est bien le cas avec la plupart des chapitres, à part les sections se rapportant à des études de terrain en France et ailleurs de par le monde. Il faut donc s’attendre à un style marqué par une pesanteur qui oblige des efforts de concentration à la recherche d’un développement original sur des concepts familiers tel le « local », le territoire, la gouvernance, les réseaux, etc. en déambulant à travers les inévitables et trop nombreux acronymes. Les responsables de cette œuvre, on ne peut plus collective, ont fait appel à pas moins de 37 universitaires, la plupart français. Ces contri- butions semblent être le résultat d’un effort de réseautage des responsables, car contraire-

1 Je renvoie pour cela à l’étude menée au sein du Master 2 SAEU de l’Université de Lille 1, commandée par la Métropole Européenne de Lille (MEL) et intitulée : Enquête sur les trajectoires résidentielles et sociales de personnes en situation d’habitat indigne. Le cas des personnes suivies par le SIAVIC (Service d’Aide aux Victimes) à Roubaix dans les quartiers Alma et Epeule, Février 2017.

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ment à l’usage, en première page, on ne mentionne pas la tenue d’un colloque qui aurait servi d’assise à l’ouvrage. Le tout s’ouvre avec un R.I.P. à la mémoire de P. Bonnal, du CIRAD de Montpellier, décédé peu avant la sortie du volume.

Dans leur intéressante introduction, les responsables affirment vouloir faire le lien entre les approches disciplinaires en sciences sociales, plus spécifiquement en ce qui regarde la géographie sociale, les sciences politiques, l’économie institutionnelle, l’his- toire, etc., pour ce qui touche à l’action publique territoriale. Les géographes y trouveront leur compte avec des allusions d’un couvercle à l’autre aux indications géographiques. Et pour ceux qui aiment l’exotisme, différents auteurs les conduiront en Argentine, au Brésil, en Bulgarie, à Madagascar, au Maroc, en Moldavie, au Mozambique, au Nicaragua, en Nouvelle-Calédonie, en Suisse et en Ukraine.

L’introduction mérite une attention particulière par l’habileté dont nos quatre collègues font preuve en accompagnant la présentation des différentes contributions d’une docu- mentation aussi riche que pertinente. D’entrée de jeu, le territoire se voit défini comme une construction sociale aux multiples fonctions en tant que lieu de représentations, d’ini- tiatives, de débats, de conflits entre des acteurs soucieux de négocier des projets de nature différente sur un espace géographique donné. On évoque la légitimité croissante du concept de territoire au Nord comme au Sud. L’ouvrage ambitionne d’en faire la démons- tration. Mais, comme dans les années 1980 on parlait de développement local, pourquoi la substitution de l’épithète « territoriale » à celle de « locale » s’est imposée ? On répond ici à l’aide d’une définition de P. Estèbe pour qui les politiques territoriales n’ont plus rien de local. Pour ma part, je préfère dire que le territoire est plus facile à définir que le local, tout en reconnaissant que la démarche propre à un développement ascendant caractérise l’un et l’autre. Quant à la gouvernance territoriale, le néo-libéralisme triomphant des années 1980 aurait obligé sa reconfiguration dans un contexte en perpétuel mouvement exigeant le recours à des combinaisons hybrides.

Autant en milieu urbain qu’en milieu rural on évoque ici un concept qui m’est nou- veau : les territoires en creux2. Je comprends qu’il s’agisse de « cas tendus », mais leur description me paraît trop alambiquée pour risquer de la résumer. Le lecteur comprendra qu’il s’agit de territoires en difficulté. Nonobstant certaines abstractions aux allures se voulant savantes, l’introduction conserve son intérêt par ses dernières pages où une bat- terie de questions pertinentes est soulevée. Ces dernières se rapportent à la façon dont s’opère la production des normes au niveau territorial ; aux acteurs impliqués dans un transfert de politique publique ; aux objets de ces transferts. Pour donner au lecteur une idée de ce qui l’attend, on l’informe sur l’existence de trois modèles de transfert. Une lecture très attentive permettrait sûrement de les retrouver dans les deuxième et troisième parties pour autant que l’on porte attention à la courte première partie qui sert d’assise aux cas étudiés : Les référentiels de l’action territoriale en discussion.

Un court premier chapitre dû à A. Faure et P. Muller vise à montrer « Comment décrypter la place du « local » dans les transformations profondes qui affectent les condi- tions d’exercice du gouvernement des sociétés occidentales et, plus généralement, la place de l’État dans un contexte de changement accéléré ». S’ensuit un chapitre plus étayé de C. Bosc qui s’ouvre par un questionnement : les pratiques antérieures qui ont

2 Rien à voir avec les territoires de la… Creuse.

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marqué la gestion et l’essor des territoires sont-elles caduques ? Ou subsumées (!) par un impératif global, avatar ultime d’une gestion transversale des compétences décentralisées et d’une gouvernance « multi-niveaux »? Pratique-t-on un développement territorial ou local ? Pour l’un comme pour l’autre : «…on retrouve une même démarche transversale et ascendante ainsi que l’organisation de scènes d’action qui permettent de caractériser des politiques procédurales dont la définition et la consistance restent imprécises, empreintes d’implicites idéologiques comme de rhétorique consensuelle ». Ouf ! Voilà un bel échan- tillon de ce style annoncé plus haut. Vivement la deuxième partie, malgré son titre peu aguichant : Production et (ré)interprétations des normes.

Le chapitre qui nous conduit dans les jachères partagées du pays de Pancho Villa m’a particulièrement intéressé par son absence totale d’acronyme (oui, vraiment !) et ses…

photos. T. Linck y précise que la norme locale donne tout son sens à l’organisation du travail à l’échelle de la communauté étudiée. Les cadres de l’organisation tout comme l’espace et les activités productives se voient définis par l’agriculture locale. Il en va de même pour les fêtes religieuses et autres. On apprend que l’accaparement des jachères oriente l’organisation du travail et monopolise les fonctions d’accumulation (au profit, on imagine, des péones). Le chapitre suivant va enrichir le vocabulaire de certains lecteurs à l’instar de l’auteur de ses lignes. On sait gré à N. Lacombe et F. Casabianca de nous transporter dans l’Arganeraie marocaine pour en étudier l’intensification écologique et l’ancrage territorial. Ainsi, on apprend que l’arganier est un arbre endémique dont le savoir-faire des femmes berbères en milieu rural permet de tirer une huile fort appréciée.

Il s’avère que les chèvres auraient développé l’aptitude d’y grimper sans rien endomma- ger. Voilà que cet ancrage territorial favorise la production d’huile d’argan et de chevreau de l’arganeraie que l’on devine délicieux en brochettes vendues dans un souk pour autant que l’on ne soit pas végétarien…

La troisième partie Circulation des normes – bricolage institutionnel – gouvernance territoriale fait presque à lui seul, avec ses sept chapitres, la moitié du volume. Pas moins de cinq auteurs se sont joint les coudes pour traiter du développement durable (on ne peut y échapper) lié aux politiques rurales au Costa Rica et au pays des Sandinistes.

Valait-il la peine de rappeler que le concept de DD tire son origine du Rapport Brundtland Our Common Future ? Comme la notion de DD s’est transformée en norme, les auteurs l’incorporent dans les politiques publiques en l’associant aux questionnements des policy transfer studies comme on les désigne dans la langue de Shakespeare. L’association se justifie par la pertinence de s’interroger sur la manière dont les idées, les normes et autres modèles politiques et administratifs circulent dans l’espace international. Plus loin, on trouve un chapitre, écrit cette fois à huit mains, qui nous transporte en Argentine, en oubliant le monde rural, pour centrer l’attention sur les municipalités vues comme des acteurs (ou actrices) du développement territorial. Le tout débute par l’évocation du sem- piternel problème de la décentralisation sur lequel j’ai été abondamment questionné lors de mon seul séjour aux pays des gauchos3. Il est donc question ici des pouvoirs dévolus aux municipios. On évoque la difficulté qu’a une forte proportion des municipalités à jouer le rôle d’agent de développement territorial étant donné la faiblesse des finances

3 À l’époque, à défaut de réaliser l’indépendance du Québec, les Québécois avaient encore l’espoir de béné- ficier d’une décentralisation suite à une réforme de la constitution canadienne.

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municipales. Un problème toujours évoqué au Québec où les municipalités, dépendantes du pouvoir provincial, n’ont, trop souvent, rien d’autre que l’impôt foncier pour répondre aux besoins des résidants. Les auteurs soulignent un autre cas de figure où les munici- palités osent tenter le débordement du cadre des actions habituelles liées aux secteurs relevant du social et autres actions publiques. Il s’agit pour ces municipios de tentative d’engagements dans un type d’actions de nature offensive en vue de mettre de l’avant une véritable stratégie de développement territorial. Quitte à ce que l’on mette les instances supérieures, comme on le voit parfois en France et au Québec, devant le fait accompli et ainsi forcer l’ouverture des goussets de la bourse.

Enfin, en faisant un grand bond dans l’espace, R. Plugaru nous conduit en Ukraine et en Moldavie avec le cas de la modernisation des hôpitaux. Il est question également dans le titre du chapitre d’acteurs internationaux et de transferts de normes. Comme pour rappeler au lecteur l’objet de l’ouvrage, on trouve en début du chapitre une justification de la pertinence de son thème principal par une allusion à l’importante littérature autour de l’étude des mouvements d’idées, des normes ou d’institutions entre les systèmes poli- tiques. L’intérêt principal consiste à expliquer comment la circulation d’idées, de normes, de modèles d’action publique, influence la décision politique en sachant que les concepts utilisés sont nombreux et surtout, pas toujours évidents.

La trop courte conclusion des responsables n’apporte rien de vraiment utile. Si on peut déplorer l’absence de trois ou quatre pages pour définir tous les acronymes, par ailleurs, la bibliographie de 26 pages répondra aux attentes de plusieurs. Je pense aux étudiants des niveaux supérieurs qui veulent approfondir ou évaluer la pertinence des concepts qui se rattachent à la discipline territoriale.

André Joyal, Centre de recherche en développement territorial Université du Québec

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Gwiazdzinski Luc (dir.), 2016, L’hybridation des mondes, Elya Éditions, Grenoble, Collection « L’innovation autrement », 344 pages.

Hybridation, hybridité, créolisation, métissage, mixage… : c’est ce large ensemble sémantique que « L’hybridation des mondes » - dirigé par Luc Gwiazdzinski et publié par la jeune maison d’édition grenobloise ELYA - nous invite à penser. Ce foisonnant ouvrage, proposant trente-sept contributions articulées en trois parties, se présente comme une intro- duction à cette thématique en nous invitant par l’exemple à en embrasser la richesse à travers la diversité des situations et questionnements présentés. Entre croisement et excès, Alain Rey nous rappelle dès le début de l’ouvrage toute l’ambiguité du qualificatif “hybride”, assemblant lui-même des racines étymologiques grecque et latine. Car croiser, c’est dépas- ser les limites de l’existant, créer du nouveau, souvent instable, tantôt consciemment dans l’idée qu’il saura mieux que le préexistant répondre aux attentes ayant présidé à sa création, tantôt accidentellement, ouvrant la voie à la sérendipité mais aussi aux monstres.

L’ouvrage propose de nombreuses contributions traitant de cas pratiques d’hybridations.

Le géographe, berger et consultant Olivier Turquin suggère ainsi l’émergence d’espaces

« naturbains », remplaçant un rural qui se dilue entre des villes et des réserves naturelles qui

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s’étalent. L’artiste lumière Yann Kersalé évoque quant à lui son expérience personnelle, entre son œuvre plastique, le design, et l’architecture. Il raconte ainsi toute la difficulté de trouver sa place entre les lignes, « le cul entre cinq chaises ». Marie-Christine Bordeaux, enseignante en sciences de l’information et de la communication, explore les productions issues de « la convergence arts-sciences-technologies », à travers notamment la multiplication des exposi- tions, résidences et ateliers associant chercheurs et artistes. Soulignons enfin la contribution de la géographe Nadine Cattan, qui aborde les pratiques hybridantes des femmes sri-lankaises employées de maison à Beyrouth. Celles-ci, en se rencontrant dans les restaurants et les plages où elles accompagnent leurs employeurs ou encore dans les halls des immeubles, hybrident le territoire. Cette hybridation de la ville au contact de la diaspora sri-lankaise est aussi le produit de l’émergence d’une offre commerciale à destination de cette dernière sur les marchés de la ville. Nadine Cattan propose ainsi la notion de « trans-territoire » pour qualifier cette réalité :

« un espace qui associe les caractéristiques propres du lieu lui-même aux spécificités des liens qui le relient avec l’extérieur déclinés à toutes les échelles ».

L’ouvrage propose également des questionnements plus théoriques et méthodolo- giques. Le statisticien Christophe Terrier remarque ainsi la nécessité d’inventer de nou- velles catégories pour améliorer l’étude statistique des mobilités actuelles. Le politologue Guy Saez nous invite quant à lui à « dénationaliser les sciences sociales », à dépasser les traditions scientifiques nationales, pour mieux saisir les enjeux de l’hybridation culturelle aujourd’hui à l’œuvre. Il nous met également en garde, tout comme le philosophe et architecte Chris Younès et l’anthropologue Jean-Loup Amselle, par rapport à la notion de métissage. Ce dernier décrit ainsi le paradoxe d’une telle notion, pouvant attiser les replis et enfermements identitaires en évoquant l’idée d’un monde en train de s’unifor- miser : alors « qu’aucune culture n’était pure et qu’en réalité tout ensemble culturel était constitué au départ de pièces et de morceaux, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté ori- ginaire », le métissage ne peut être pensé que comme un mélange « [d’] entités pures ».

Évoquons enfin la préface de l’historien, sociologue et philosophe Théodore Zeldin qui nous invite à dépasser la « peur de l’hybride » et à tisser des liens entre les disciplines afin de pouvoir adopter « un regard libre, un regard qui refuse les limites ».

Alors que nous habitons un monde toujours plus interconnecté, interroger l’hybrida- tion devient crucial, tant les catégories passées s’avèrent insuffisantes afin de saisir les enjeux actuels. Pensons ainsi par exemple aux questionnements contemporains autour de l’Anthropocène, ne faisant sens qu’au croisement des sciences humaines et des sciences de l’environnement. L’hybridation des mondes nous donne en ce sens un aperçu des potentialités de démarches scientifiques et artistiques syncrétiques ou aux interstices, tout autant qu’il nous expose une multiplicité de réalités hybrides, parfois inattendues.

Cependant, l’ouvrage oscille, à l’image de son thème central, entre croisement et excès.

Si la multiplicité et la diversité des contributions satisferont les esprits curieux, il n’est pas aisé pour le lecteur d’en saisir toute la portée, tant les cadres de réflexion mobilisés sont divers, ce qui peut s’avérer déroutant. Néanmoins, c’est aussi là une stimulante et aujourd’hui plus que jamais nécessaire invitation à sortir des sentiers battus.

Marina L.A. Soubirou UMR PACTE, LabEx ITEM Université Grenoble Alpes

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Mundler Patrick et Rouchier Juliette (dir.), 2016, Alimentation et proximités : Jeux d’acteurs et territoires, Dijon, Educagri ed., 462 p.

Cet imposant ouvrage auquel ont contribué pas moins de 32 chercheurs, en grande majorité français, a pour origine une rencontre tenue à Tours au printemps 2015 sous le thème Journées de la proximité. En fait, pour être fidèles aux travaux de l’école française de la proximité, ce sont plusieurs proximités qu’offrent aux lecteurs les différents auteurs, dont certains sont québécois et italiens. Ce bel aréopage fut placé sous la coordination du Québécois d’adoption Patrick Mundler et de Juliette Rochier. Le premier, après avoir occupé un poste de direction à l’ISARA-Lyon, a rejoint en 2013 le département d’éco- nomie agroalimentaire et des sciences de la consommation de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval à Québec. Quant à sa collabora- trice, intéressée par les circuits courts alimentaires depuis plusieurs années, elle dirige des recherches au CNRS en économie au sein d’un laboratoire de Paris-Dauphine. En intro- duction, ils présentent de façon sommaire cette école dont les principaux porte-étendards sont familiers aux lecteurs de GES tels les Torre, Pecqueur, Gilly et autres Rallet dont les travaux, pour certains, remontent au milieu des années 1990.

Le titre de l’ouvrage réfère, dans une certaine mesure, à la situation bien familière à tous ceux qui, en France, habitent un des villages à la périphérie d’une ville d’impor- tance moyenne où ils trouvent leur gagne-pain. À la fin de la journée, une bretelle d’autoroute leur fait éviter l’épicerie ou le boucher où ils avaient autrefois l’habitude de faire leurs courses lors de leur retour à domicile. Plus facile de s’arrêter au Leclerc ou autres Mammouth à la sortie de la ville avant de s’engager sur la voie rapide. Ceci, à moins de recourir aux nouvelles proximités comme le leur propose cet ouvrage qui comprend quatre parties.

La première, Gouvernance territoriale et évaluation des circuits alimentaires de proxi- mité, débute par un chapitre sous la responsabilité de P. Mundler et de S. Laugrea, cette dernière étant professionnelle de recherche au même département que son co-auteur.

D’entrée de jeu, on trouve une définition, dite ouverte, des circuits alimentaires. En ren- dant à César ce qu’il lui revient, on précise qu’ils mobilisent les proximités géographique et organisée entre [différents] acteurs. Ces proximités, on le comprendra, visent un rap- prochement entre consommateurs et producteurs. Oui, on cherche à éviter les commerces de grande ou petite surface en allant à la source. La viande bovine en Limousin sert d’exemple de circuits courts offrant aux producteurs un revenu supérieur de 44 % à celui des éleveurs qui favorisent la commercialisation en filières longues. Preuve qu’il vaut la peine d’annoncer son produit le long de la route pour autant que le consommateur n’y roule pas à 140 km/h. Ainsi, France oblige (!), les auteurs évoquent la possibilité de sau- ver des food miles en allant directement chez le producteur, évitant ainsi de contribuer à l’accumulation des GES4. Le chapitre se voulant une revue critique de la littérature sur les bénéfices des circuits alimentaires de proximité, les auteurs soulèvent en conclusion des éléments qui devraient dans le futur donner lieu à des approfondissements. Ils conseillent donc, entre autres choses, aux chercheurs intéressés de se pencher sur les alternative food networks, ou encore sur les local food systems sans négliger, il va sans dire, le mou- vement Slow Food.

4 Gaz à effet de serre… faut-il préciser.

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S’ensuit un chapitre, ayant pour terrain d’étude les anciennes régions Nord-Pas-de- Calais et Poitou-Charentes. Il porte sur la soutenabilité des circuits courts agricoles (CCA). Toujours fondé sur les proximités, il est dû à O. Boutry et M. Ferru respective- ment maîtres de conférences en économie à Lille 1 et à Poitiers. Avec raison, on signale que les CCA ne forment pas un phénomène nouveau puisque la vente à la ferme ou via le camion du producteur - qui parcoure les villages jouant d’un klaxon familier à ses clients -, s’avère bel et bien une caractéristique du monde rural français. « Regardez comme elle est belle cette langue de bœuf, les enfants adorent… » disait, une fois, ce boucher dans mon village au nord de Dijon en 1972. Une typologie des formes de proximité inspirée d’un schéma de Bouba-Olga et Grossetti aide à comprendre cette forme de convivialité que risquent de perdre des villages en se transformant en cités-dortoirs.

La deuxième partie, La proximité géographique en débat, comprend un chapitre de J.

Essers dans lequel ce doctorant en géographie à Paris-Ouest-Nanterre-La Défense aborde la question à partir des représentations des ménages de l’Ouest francilien à nouveau en se référant à la terminologie de Bouba-Olga et Grossetti. À partir d’entretiens semi-struc- turés, l’auteur a cherché à examiner comment des représentations variées produisent des usages différenciés de la proximité alimentaire vue sous l’angle spatial. Entre autres choses, une attention fut consacrée aux individus faisant partie d’une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) que ne renierait pas José Bové. Soyons rassurés, dans sa conclusion l’auteur dégage que le périurbain de l’Ouest francilien se trouve avantagé par un tissu de communes convenablement desservies. Ainsi, les diffé- rents lieux offrent en matière d’approvisionnement alimentaire un maillage satisfaisant sur l’ensemble du territoire.

C’est avec le titre, pour le moins peu attirant, Jeux d’acteurs et constructions insti- tutionnelles multi-niveaux que s’ouvre la troisième partie. D’entrée de jeu, on retrouve P. Mundler et S. Laughrea auxquels s’ajoute A. Royer. Comme on est entre Québécois, pourquoi ne pas en profiter pour aborder la viabilité des collectifs de producteurs de la belle province ? Aux intéressés d’évaluer la transférabilité des expériences, au nombre de cinq, vécues dans la plaine du Saint-Laurent. Les amateurs d’acronymes en profite- ront pour ajouter à leur lexique celui des ateliers de transformation collectifs (ATC). S’y regroupent des producteurs motivés à maintenir leur engagement grâce à une implication militante non dissimulée. Il faut dire que ces collectifs sont de création récente, alors il est trop tôt pour voir apparaître le temps des désillusions susceptible de conduire au repli sur soi. Tout en ne souhaitant pas un tel dénouement, les auteurs affirment avoir vérifié un paradoxe, mis en évidence par certains adeptes de l’économie de la proximité, à savoir que la proximité géographique peut être à la fois recherchée et subie. Or, quand une situation s’impose à certains, le danger de les voir quitter le bateau à la première occasion empêche la consolidation du collectif. Le problème s’explique par une faible population répartie sur un vaste territoire, ce qui oblige les producteurs québécois à faire face à des défis que n’ont pas à affronter leurs homologues d’outre-mer.

En guise de quatrième partie, avec Acteurs intermédiaires et distributeurs, les respon- sables de l’ouvrage ont opportunément opté pour un titre moins abstrait afin de mieux toucher le commun du mortel (pour autant que l’ouvrage lui soit destiné, ce dont je doute…). L’allusion au début de cette recension à l’arrêt au Leclerc ou au Mammouth lors du retour dans son village après le travail, correspondrait à un modèle qui se serait

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essoufflé. C’est ce que soutiennent C. Blanquart directrice, entre autres responsabilités, de recherche à l’Institut français des sciences et technologies de transports, de l’aména- gement et des réseaux, et O. Chanut professeure des universités à l’IAE de Saint-Étienne et également directrice de recherche. Il y est fait allusion ici à des magasins de proximité qui ont proliféré dans les centres-villes ces quelque vingt ou trente dernières années. Les auteures ignorent de toute évidence l’existence des fameux « dépanneurs » québécois Couche-tard en train de dévorer littéralement aux États-Unis tout ce qui se fait en conve- nience stores, comme elles écrivent. L’ami Mundler aurait pu les en informer. N’insistons pas, car l’objet du chapitre consiste à vérifier si la proximité nouvellement affichée en France au sein de canaux de distribution ne serait que géographique. Pour ce faire, les auteures ont appuyé leur travail sur une revue de la littérature, surtout en sciences de gestion, portant sur les stratégies des distributeurs et leurs enjeux. Un encadré présente une description de la distribution alimentaire en France ce qui offre au lecteur deux nou- veaux acronymes GDA (grande distribution alimentaire) et GMS (grandes et moyennes surfaces). Une figure met en évidence les accords de coopération conclus en 2014 : on y trouve, entre autres, Carrefour, Groupe Casino, Intermarché, Leader Price, et tout le système U. À l’aide de plusieurs encadrés et tableaux dont certains font plus d’une page, les auteures ont, d’une part, ambitionné d’identifier la nature des proximités associées aux acteurs de la distribution alimentaire et, d’autre part, de souligner les liens entre les tra- vaux relatifs au management des canaux de distribution et la littérature sur les proximités.

Dans une conclusion globale, G. Allaire directeur de recherche honoraire à l’INRA de Toulouse, rappelle (après 400 pages ce n’est pas inutile) ce que l’on a pu lire en introduc- tion. S’en suit un questionnement sur la façon de parler de l’objet de l’ouvrage où il est beaucoup question d’alternatives. Ce qui justifierait l’évocation à un paradigme alternatif défini comme une approche territoriale intégrée de l’alimentation conduisant, il va sans dire, à l’incontournable développement (régional) durable. Le tout se termine par une sec- tion sur les crises agricoles que le Salon de l’Agriculture ignore aussi longtemps que les politiciens ne se sentent pas obligés de s’y faire voir en pleine période électorale. Les cris de certains exposants rappellent l’existence de crises. Pour l’auteur, il s’agit des crises de qualité, de durabilité, des collectifs et enfin, d’identité. Comme on dit au Québec : On n’est pas sortis du bois (ou des champs).

Cet ouvrage que l’on aurait souhaité moins volumineux, se destine, d’après ce que l’on lit en 4e de couverture, aux chercheurs et enseignants en technique agricole, aux agents de développement et professionnels œuvrant dans le domaine des circuits alimentaires, aux agriculteurs (on me permettra d’en douter) et autres responsables professionnels agri- coles. Avis aux intéressés.

André Joyal Centre de recherche en développement territorial Université du Québec

© 2018 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

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Luc Gwiazdzinski, 2016, La Nuit, dernière frontière de la ville, Paris, Rhuthmos, 248 pages.

Les premières pages de l’ouvrage pourraient désarçonner : car si la couverture annonce un travail universitaire fort sérieux de géographie urbaine, c’est avec un petit récit très personnel que l’on entre en matière. L’auteur y romance la fascination de son regard d’enfant pour la nuit, jalousement gardée par les adultes, bientôt suivie de ses premiers pas dans l’obscurité, puis de ses expériences interdites et initiatiques, et enfin de la crois- sance d’un goût bien affirmé pour elle, qui deviendra finalement un intérêt de recherche.

Ces expériences feront sourire le lecteur, qui n’aura aucun mal à s’y identifier. Car bien entendu, et c’est là tout l’intérêt de cette introduction autobiographique, la nuit est une expérience collective, on ne se la représente et on ne la fréquente que dans le social et son rapport à elle ; nos aventures nocturnes individuelles ont donc de fortes chances d’avoir été vécues par d’autres. Et c’est ainsi que le problème auquel on aura affaire pour le reste de l’ouvrage apparaît : si la nuit est bien évidemment un temps social, si la société ne disparaît pas sous l’horizon avec le soleil, elle a pourtant jusqu’ici été curieusement dénigrée par les sciences sociales - et nous partageons la position de l’auteur : c’est à tort ! Pour étudier le social, comment faire abstraction du rythme cosmique fondamental, celui de l’alternance du jour et de la nuit, qui structure les différents types de vie collective depuis les premières religions agraires du mésolithique ? La nuit est une donnée anthro- pologique, et donc sociale, fondamentale, sans laquelle certaines des structures sociales et symboliques des plus persistantes dans l’histoire restent inintelligibles.

L’auteur nous propose donc une visite guidée de la nuit ; et plus précisément, de la nuit urbaine. En 5 chapitres, il prend d’abord le temps de nous immerger dans les mys- tères de la nuit, que les sciences sociales ont à peine commencé à dissiper, pour mieux faire ensuite la lumière sur ses aspects urbains : conquête progressive de la nuit urbaine à travers l’histoire, caractéristiques des activités de la ville nocturne, typologies des noc- tambules, schémas des trafics de nuit, contraintes spécifiques qui pèsent sur ce temps de liberté etc. Ces considérations descriptives, copieusement documentées sur une base plu- ridisciplinaire, laissent leur place à une perspective normative dans le dernier chapitre, où l’auteur propose d’étendre à la nuit cette évidence diurne du « droit à la ville ».

L’auteur nous attire tout d’abord dans la confusion symbolique de la nuit : qu’on la vive ou qu’on la fantasme, la nuit est avant tout pour chacun un objet de valorisations contradictoires. Elle est tantôt associée à la peur-panique philosophique du sommeil de la raison, elle est alors l’envers d’un Aufklärung dont on espère la victoire sur les monstres qu’elle engendre ; tantôt à la liberté et à la transgression des anciennes contraintes ; elle se situe à la fois du côté du danger et de l’abîme ; à la fois de celui du plaisir et de la fête.

Vues de loin, les pratiques nocturnes sont tout autant diversifiées et contradictoires que les valeurs qui y sont associées : la nuit urbaine est tout à la fois un lieu d’escapade et de réclusion, d’angoisse de l’agresseur, de prestige social et de luxe, de grande misère et d’exclusion des sans-abris, d’initiation à la transgression policée et consumériste, de travail, de fête… Il y a donc toute une vie sociale luxuriante et complexe qui disparaît le jour et qui mérite toute l’attention du chercheur. Cette vie nocturne multiforme ne se laisse d’ailleurs pas contenir dans des bornes temporelles qui réduisent la nuit au non- jour, telles le temps de sommeil moyen, la nuit juridico-légale ou la nuit économique. Le tableau présenté à cette étape a de quoi mettre le lecteur dans les meilleures dispositions

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envers les charmes et les mystères de la nuit, et susciter la curiosité des profanes envers les activités des initiés ; ce sentiment lui fera vraisemblablement approuver l’étonnement dont l’auteur nous fait part dans le second chapitre pour le caractère « peu exploré » du territoire nocturne.

Pourquoi, si la nuit fascine la peinture, le cinéma, la photographie, la poésie, la musique, reste-t-elle alors presque absente des investigations en sciences humaines, hor- mis quelques exceptions ? Même les recherches liées à l’aménagement du territoire sont exagérément centrées sur le jour, et ignorent la pluralité des temporalités des villes, si ce n’est à propos de la question de l’éclairage. De façon provocante, l’auteur avance pour interpréter cet oubli l’hypothèse de la place du sommeil, de la consommation élevée de somnifères et de télévision en France, mais aussi de l’incapacité des travaux cartogra- phiques à intégrer une représentation du temps : l’on aurait affaire à un sommeil de la raison des sciences sociales.

S’ensuit l’élaboration d’une vaste frise chronologique qui démarre auprès du feu pré- historique et qui s’achève aux panneaux publicitaires lumineux en passant par le déve- loppement laborieux de l’éclairage des villes ; cette victoire progressive de la lumière sur les ténèbres se redouble de la conquête difficile de la sécurité sur le désordre, depuis le couvre-feu médiéval jusqu’aux dispositifs de vidéosurveillance et d’agences de sécurité privées. Ce récit de la conquête de la nuit urbaine, et de la victoire sur le danger et l’incer- titude qui la caractérisent (c’est presque une conquête technique qui est présentée, et on passera sur l’idée persistante d’un progrès dans l’histoire qui la sous-tend), est en même temps celui du développement du divertissement nocturne qu’elle rend possible, et de sa massification progressive : la nuit est d’abord un temps de distinction, de mise en scène de l’oisiveté ; le rythme de la société tout entière tend alors progressivement vers le tard, suivant le modèle donné par la bourgeoisie (cette description est focalisée sur la ville de Paris). Ces transitions aboutissent à la fin du XXe sur le peuplement de la nuit par les mou- vements contestataires, suivis par les jeunes et les adolescents, dans le cadre de sorties tantôt consuméristes (boîtes de nuit) tantôt déviantes (soundsystems, free-parties), qui dans tous les cas font l’objet d’une panique médiatico-morale sur le thème du désordre nocturne troublant le repos des honnêtes gens. L’auteur, après un démarrage enthousiaste à propos du « progrès » technique, conclut sur un ton nostalgique : si le « by-night est devenu une dimension propre de la vie urbaine », c’est au prix d’une logique consumé- riste et homogénéisante, qui a fini par substituer à la profondeur des mystères de la nuit, un vulgaire « parc d’attraction global » sans saveur.

Cette idée d’une colonisation de la nuit par le jour, qui risque de la priver de ses charmes envoûtants, est explicitée dans le troisième chapitre. Car cette colonisation est essentiellement économique, au détriment d’autres aspects possibles de la vie sociale.

L’auteur a recours à une large documentation statistique pour montrer que c’est bien le travail, la production, la circulation des marchandises, l’information, les services, qui aujourd’hui font fi de l’alternance du jour et de la nuit. Conjointement, la vie urbaine se dote d’une culture nocturne, avec son esthétique et ses rites, qui est majoritairement organisée par le haut, sous la forme d’un marketing territorial intensifié et hautement concurrentiel, par l’incitation à un tourisme nocturne, la mise en lumière systématique du patrimoine officiel, ou encore un ensemble de politiques normatives qui incitent les noctambules aux bons comportements. Le droit lui-même (commerces, travail, perquisi-

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tions etc.) perd sa spécificité nocturne. Les individus sont de mieux en mieux disposés à étendre leurs agendas dans la nuit, soutenus par la consommation d’excitants.

Ces transformations sociales, qui correspondent avant tout, l’auteur insiste, à une emprise croissante de la société de consommation sur le rapport des individus au temps et à l’espace, s’observent déjà sur l’évolution des rythmes biologiques et la diminution du temps de som- meil moyen. Et là où l’activité sociale diurne déborde sur la nuit, elle y transpose ses conflits (entre la ville qui dort, la ville qui travaille, celle qui s’amuse, celle qui transporte des mar- chandises…) - mais aussi ses contraintes, c’est l’objet du quatrième chapitre.

L’auteur y expose d’abord différents éléments de géographie urbaine nocturne ; suivant plusieurs indicateurs, un cœur de la nuit se dessine en tant que baisse d’activité généra- lisée, de 1h30 à 4h30. La nuit urbaine connaît un rythme spécifique, avec ses activités et sa géographie propres : l’intérêt est ici de penser la géographie urbaine dans le temps, car la nuit met en évidence son caractère dynamique plutôt que stable et atemporel. Se des- sine, dans cette perspective, un archipel de plusieurs pôles d’activités isolés, que l’auteur illustre par plusieurs cartes schématiques (parsemées dans tout l’ouvrage, elles ne sont pas toujours claires, et pas toujours utiles en surcroît des descriptions) - tout cela laisse apparaître une inégalité exacerbée entre les territoires, en termes d’offre urbaine continue.

Cette géographie urbaine nocturne, dont l’auteur offre une description détaillée, présente des espaces qui en outre sont occupés par des groupes spécifiques, dont il élabore une typologie : il compte des reclus devant leurs téléviseurs, des citoyens aux nuits politiques, des jouisseurs, des travailleurs, et les sans-abris qui réinvestissent certains lieux d’où ils sont chassés le jour. Quant à la question de l’insécurité, il est intéressant d’apprendre qu’elle n’est pas plus importante la nuit que le jour, sauf en ce qui concerne les « inci- vilités » et des violences urbaines qui ont lieu davantage en début de nuit ; mais nous ne suivrons pas l’auteur et son interprétation de sens commun sur les « jeunes livrés à eux-mêmes ». Ainsi, la nuit n’est pas plus un temps d’insécurité que de liberté : parce que l’espace-temps nocturne est manipulé par les pouvoirs économiques et politiques qui saturent nos perceptions de publicité mais occultent des pans entiers de la ville ; parce que l’offre urbaine se résorbe dans des espaces de moins en moins larges et de plus en plus contrôlés et socialement sélectifs à mesure que la nuit s’avance ; parce que les activités de nuit sont plus coûteuses, que le mobilier urbain est souvent de qualité médiocre, que les transports en commun sont à l’arrêt et que les îlots d’activités sont isolés entre eux.

Le nuiteux voit donc son panel d’options se résorber, la nuit est bel et bien un système sous contrainte. La démarche de ce chapitre n’est pas ethnographique, mais on y ressent tout l’intérêt qu’il y aurait à entreprendre une ethnographie des noctambules et de leur investissement de l’espace.

L’auteur achève son travail par une critique de ce constat : il plaide pour une poli- tique publique qui remédierait à la désertion nocturne des fonctions urbaines qui le jour garantissent un « droit à la ville » : en se référant à la charte urbaine européenne, l’auteur affirme que tout le monde ne peut pas jouir pleinement de son statut de citoyen une fois la nuit tombée sur la ville. Mais ici l’on pourrait retourner contre l’auteur, en la reformulant, la question qu’il posait en amont : faut-il abolir la nuit au nom des droits de l’homme ? Que l’on partage ou non la position de l’auteur, la question de la citoyenneté de nuit est posée, et nous sommes invités à l’intégrer à nos questionnements politiques et citoyens.

Car, suivant la métaphore du « front pionnier », l’auteur affirme que la conquête de la

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nuit est un processus de conflit et de discontinuité : tout reste à construire, et le débat est ouvert, ainsi que les rapports de force. La réflexion est d’ailleurs conduite jusqu’au registre de l’anticipation : sont imaginés plusieurs futurs possibles pour la nuit urbaine, qui varient entre la perte de l’alternance entre la nuit et le jour, et leur conciliation par une citoyenneté continue. Pour finir, l’auteur dresse en un programme détaillé les prémisses d’une nouvelle urbanité, qui consisterait à intégrer la nuit dans la république et à en amé- liorer la qualité, à la ré-enchanter et la réanimer artificiellement ; pour notre part, ces prin- cipes annoncent une dangereuse normalisation de la nuit, une désagréable perspective de gouvernementalité « biopolitique » de la nuit qui en chassera pour de bon les charmes et les mystères : que deviendrait alors l’attrait du nuiteux pour ce temps moins fonctionnel, moins aménagé, ce temps où la société ne lui suggère pas (ou moins) de bonnes conduites ou d’activités organisées particulières ? À chacun de jauger les suggestions de l’auteur, de réfléchir avec lui (mais pas pour autant en accord avec lui) au devenir de nos nuits.

Un autre débat, cette fois épistémologique, émerge de cette traversée de la nuit car il semblerait que les concepts ordinaires en géographie (les différents types de territoires selon leurs usages ; notions de pouvoir et d’espace) soient insuffisants pour en rendre compte : pour superposer le temps à l’espace et faire apparaître la nuit, l’auteur propose provisoirement d’appréhender la nuit urbaine « en termes d’espace vécu, éphémère, et cyclique ».

Tel était l’enjeu principal de l’ouvrage : ouvrir les yeux des sciences sociales sur les transformations imposées de nos nuits, notamment par la sphère économique, pour penser collectivement un aménagement urbain davantage égalitaire et citoyen. Finalement, on ne saurait que recommander ces 220 pages, au ton jovial, et à la lecture desquelles l’enthou- siasme de l’auteur pour la nuit est franchement communicatif. Un lecteur sociologue y trouvera aussi bien son compte, car il y retrouvera ses problématiques privilégiées : individualisme, « désencastrement », salariat, distinction, désenchantement, rapport du citoyen au politique, classes sociales dans leur dimension socio-spatiale, et enfin « bio- pouvoir » se déclinent de façon originale au cœur de la nuit.

Arthur Bouteiller Master Philosophie - Paris 1

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