ACécile
Avantpropos vii
1 Lesorigines du langage 1
2 Le code de la parole 13
2.1 Lesinstrumentsdelaparole . . . 14
2.2 Laphonologiearticulatoire . . . 16
2.3 L'organisationducodedelaparole:universaux . . . 22
2.3.1 Lecodedelaparoleestdigitalet compositionnel . . . 22
2.3.2 Lecodedelaparoleestunsystèmedecatégorisationpar- tagépartouslesmembresd'unecommunautélinguistique 25 2.3.3 Les régularités statistiques des répertoires de phonèmes dansleslangues humaines . . . 29
2.4 Ladiversitédescodesdelaparole . . . 31
2.5 Origine,formationetformes. . . 32
3 Auto-organisation etévolution 37 3.1 L'auto-organisation. . . 37
3.2 Auto-organisationetsélectionnaturelle . . . 46
4 Les théories existantes 67
4.1 L'approcheréductionniste . . . 67
4.2 L'approchefonctionnaliste . . . 71
4.3 Lesscénariosopérationnels . . . 75
4.4 Allerplusloin . . . 85
5 La méthodede l'articiel 89 5.1 Quelleest lalogiquescientique? . . . 90
5.2 L'utilitédessystèmesarticiels . . . 92
6 Le systèmearticiel 99 6.1 Lemécanisme . . . 99
6.1.1 Pré-supposition 1:Unitésnerveuses . . . 101
6.1.2 Pré-supposition 2: Traduction entre l'espace perceptuel etl'espacedesrelationsentreorganes,ettraductionentre l'espacedesrelationsentreorganesetl'espacedesactiva- tionsmusculaires.. . . 103
6.1.3 Pré-supposition 3:Perceptionet plasticité. . . 107
6.1.4 Pré-supposition 4:Production . . . 108
6.1.5 Pré-supposition5:Distributioninitialedesvecteurspréférés111 6.1.6 Pré-supposition 6:Pasd'intéractionscoordonnées . . . . 113
6.1.7 Cequ'onnepré-supposepas . . . 114
6.2 Ladynamique. . . 114
6.2.1 Casoùladistributioninitialeest uniforme. . . 114
6.2.2 Casoùladistributioninitialeest non-uniforme . . . 124
6.3 Catégorisationet illusionsacoustiques . . . 128
7 Extensions 141
9.2 L'apportàlaréexionsurl'originedelaparole . . . 191
9.2.1 Scénario1:uneorigineeectivementliéeàlafonctionde
communication . . . 192
9.2.2 Scénario2:uneorigineliéeaudéveloppementdelacapa-
citéd'imitationengénéral . . . 195
9.2.3 Scénario 3: une origine exaptationiste liée à un eet de
bordarchitectural . . . 197
10 Conclusion 201
Réferences 211
Publications 221
Cettethèseestl'aboutissementdedeuxpassions:lessciencesdelacognition
et l'informatique.J'aitrès tôtétéfasciné parlescapacitésformidables ducer-
veau,etenparticulierdeceluideshumains.C'estsansdoutelesystèmeleplus
complexequenousconnaissons.D'autrepart,lalecturedeslivresdespèresfon-
dateursdel'intelligencearticielle(VonNeumann,Turing,Minskyentreautres)
m'a fait prendreconscienceque lesordinateurs pouvaientêtre d'uneaidecru-
ciale dans cette quête de la compréhension du cerveau. Ces machines ont la
potentialitéde jouerpourlessciences delacognition lemême rôlequeles ac-
célérateurs de particules jouent en physique: elles permettent de recréer dans
unenvironnementcontrôlédesversionsplussimplesducerveauouparexemple
dunoyausolairetoutengardantunniveaudecomplexitéintéressant.Ellesont
d'ailleurs étédès leurinventionutiliséesdans ce but: Pascalautilisé sacalcu-
lettepoursimulerlecomportementdesuitesmathématiques,Lorenzautiliséles
premiersordinateurspourétudierlecomportementdemodèlesclimatologiques,
Fermipoursimuler l'interaction entre des particulesmagnétisées,Turingpour
imaginer comment les processus de morphogenèse pouvaient s'auto-organiser,
VonNeumannpourétudierl'auto-réplication.
Plus tard,larencontre avec LucSteels,qui m'ainvité àtravaillerdansson
particulièrementutile pourlessciencescognitives:lelangage, et enparticulier
sonorigine. En outre,depuis quelquesannées,la recherchesur lesorigines du
langage avait opéré un développement spectaculaire et mobilisait les énergies
dechercheursdeculturesscientiquestrèsdiérentes: deslinguistes,desbiolo-
gistes,desphilosophes,desanthropologues,desethnologues,desprimatologues,
deschercheursenneurosciences,deschercheursenintelligencearticielle.L'idée
depouvoirinteragiraveccettediversitébouillonnantede chercheurspours'at-
taquer à des questions à la fois fondamentales et quasiment inexplorées 1
fut
un stimulant qui me décida à entreprendre des recherches dans ce domaine,
évidemment avec l'idée que l'utilisation de l'ordinateur en serait la pierre de
touche.
Lesoriginesdulangageétantunsujetimmensémentvaste,ilafalluchoisir
unthèmeplusmodeste.Alorsquelaplupartdeschercheursseconcentraientsur
l'originedelasyntaxeetdesconventionslexicales,mongoûtpourl'exploration
mepoussaverslechampsbeaucoupmoinsdéfrichédel'originedessystèmesde
sons,véhiculesdulangagequel'onappelleparole.Enoutre,l'étudedel'origine
de la parole, plus primitive que la syntaxe, me semblait potentiellement plus
facilementappréhendableétantdonnél'étatdenosconnaissancessurlelangage,
toutengardantunniveaudegénéralitéélevé:c'estparexemplelestravauxde
Jakobsonsur la phonétique, dans la première moitié du vingtième siècle, qui
ontposé lesbases dustructuralismedontlesinuencesfurentet sonttoujours
considérablesdanstouslesdomainesdelapenséeoccidentale.
C'est le résultat de ces recherches qui est présenté dans cette thèse. Elle
s'adressedemanièregénérale auxchercheursensciencesde lacognition,et en
particulierauxchercheursensciencesdulangage.C'estpourquoielleaétéécrite,
dansunsoucid'interdisciplinarité,avecunstylequejemesuiseorcéderendre
1.On verradans l'introduction qu'eectivementla recherche surles originesdu langage
les informaticiens pourront tirer est plutôt dans l'exemple que cette thèse es-
saied'êtredelamanièredontonpeututiliserlestechniquesinformatiquespour
s'attaqueràdesproblèmesdesciencesdelacognition.En particulier,ils trou-
verontuneréexionépistémologiquesurlerôlequepeuventjouerlessystèmes
articielsdanslarechercheensciencesdelacognition,etenscienceshumaines
engénéral.
JeremercieLucSteelspourm'avoirpermisdetravaillerdanssonéquipedu
Sony Computer Science Laboratory à Paris,ainsi que pour laconance et le
supportqu'ilm'aaccordépourcetravailderecherche.Sespapiersvisionnaires
surl'originedulangagefontpartiedessourcesd'inspirationprincipalesdecette
thèse. Je remercie aussi Frédéric Kaplan pour les discussions stimulantes qui
m'ontpermisdecreuserdenombreuxaspectsdemontravail,ainsiquepourses
commentairescritiquesdutexte.J'aibeaucoupapprisdeluisurlamanièrede
présentermesidées.MerciaussiàNicoleBastienpourletempsqu'elleapasséà
relirecetexteainsiquelesarticlesquil'ontprécédé.Jesuisaussireconnaissantà
MichaelStuddert-KennedyetàBartdeBoerquiontparticipéàl'élaborationde
monargumentationparlesretoursconstructifsdeslecturesattentivesqu'ilsont
pufairedemesarticles.JeremercieaussitoutparticulièrementCécileBourdillat
toutel'écrituredecette thèse.
Les origines du langage: un
champ de recherche orissant
Ilestuneévidencequin'ad'égalequelemystèrequis'endégage:leshumains
parlent. C'est leur principale activité, qui les distingue d'ailleurs de tout le
restedurègneanimal.Lelangagehumainestunoutildecommunicationd'une
complexitéinégalée.C'estuncodeconventionnaliséquipermetàunindividude
fairepartagerauxautressesidées,sesémotions,deparlerdescouleurs duciel
maisaussidespaysageslointains,desévènementspassés,etmêmedelamanière
dontilimaginelefutur,dethéorèmesmathématiques,despropriétésinvisibles
delamatière,etdulangagelui-même.Enoutre,chaquelanguedénituncode
qui estpropreàseslocuteurs,c'est-à-direunemanièreoriginaled'organiserles
sons,lessyllabes,lesmots,lesphrases,etd'articulerlesrapportentrecesphrases
etlesensqu'ellesvéhiculent.Ilyaaujourd'huidesmilliersdelanguesparléespar
les sociétés humaines. En permanence certaines meurent et d'autres naissent.
On évalue àplusd'un demi-million lenombrede languesqui ontexisté. Ona
leshumainsneparlaientpas.
Celaposel'unedesquestionslesplusdicilesquelascienceaitàrésoudre:
commentleshumainsensont-ilsvenusàparler?Unesecondequestionenestle
prolongementnaturel:commentleslanguesévoluent-elles?
Ces deux questions, cellede l'originedulangage et celle de l'évolutiondes
langues,ontétéaucentredesrecherchesdenombreuxpenseursdanslessiècles
passés,etenparticulierau19èmesiècle.Ellesgurentenbonneplaced'ailleurs
dans les réexions de Darwin (Darwin, 1859). De nombreusesthéories furent
développéessansêtre contraintesni parl'observationni parl'expérimentation.
Elless'éloignèrentassezvite desraisonnementset méthodesscientiques,àtel
point quela Sociétéde Linguistique de Parisdéclara queces questions ne de-
vaient plus être abordées dans le cadre de la science. Cela inaugura un siècle
d'arrêtquasi-totaldesrecherchesdanscedomaine.
Les avancées enneurosciences, ensciences de lacognition et en génétique,
verslandu20èmesiècle,ontremiscesquestionsaucentredelascènescienti-
que.D'unepart,lesneurosciencesmodernes,ainsiquelessciencesdelacogni-
tion,ontfaitdesprogrèsimmensesdanslacompréhensiongénéraledufonction-
nementducerveau,etenparticuliersurlamanièredontonacquiertlelangage
etcommentilesttraitéparlecerveau.Celaapermisd'initierunenaturalisation
del'étudedulangage,c'est-à-dired'ancrerlesystèmeabstraitqueleslinguistes
décriventdans lesubstrat biologiquequicomposelesêtreshumainset leuren-
vironnement.En bref,lessciences naturelles sesontappropriées desquestions
qui étaient auparavant dans ledomaine des sciences humaines. Ces nouveaux
éclairagessur le fonctionnement dulangage ontainsi fourni àla recherche de
sesorigines des contraintes dontl'absence avait miné lesrecherches du19ème
siècle.
biologie évolutionniste vigoureuse, fournissant en même temps un corpus im-
pressionnantd'observationset uncadreexplicatif théoriquesolide,laquestion
del'originedel'hommes'estvuedevenirunepré-occupationcentraledelacom-
munautéscientique.Ettoutnaturellement,l'originedulangage,celui-ciétant
undestraitsmarquantsdel'hommemoderne,est redevenue,commeau19ème
siècle, unsujetpharedelarecherche.
Un consensus sedégage de lacommunauté des chercheurs qui aujourd'hui
s'attèlentauxquestionsdel'originedulangageetdel'évolutiondeslangues:la
recherchedoitêtremultidisciplinaire.Eneet,c'estunpuzzleauxramications
immenses qui dépassentlescompétencesde chaquedomaine derecherche pris
indépendamment.C'est d'abordparce que lesdeux grandes questions doivent
être décomposées en sous-questions elles-mêmes déjà fort complexes: Qu'est-
ce que le langage? Qu'est-cequ'une langue? Comment s'articulent entre eux
les sons, les mots, les phrases, les représentations sémantiques? Comment le
cerveau représente-t-il et manipule-t-il ces sons, ces phrases, et les concepts
qu'ellesvéhiculent?Commentapprend-onàparler?Quelleestlapartdel'inné
et de l'acquis? A quoi sert le langage? Quel est son rôle social? Comment
unelangue seforme-t-elleetchangeaucoursdesgénérationssuccessivesdeses
leslanguessonttelsqu'ilssont?Pourquoiy-a-t-ildestendancesuniverselleset
en même temps une grandediversité? Quelleest l'inuencedulangage sur la
perceptionetlaconceptiondumonde?Quesait-onde l'histoirede lacapacité
deparlerchezleshumains?Est-ceplutôtlerésultatd'uneévolutiongénétique,
commel'apparitiondesyeux,ouuneinventionculturelle,commel'écriture?Est-
ceuneadaptationàunenvironnementchangeant?Unemodicationinternede
l'individu qui apermis d'augmenter seschances de reproduction? Est-ce une
exaptation, eetde bord de changementsqui n'étaient pas initialement reliés
aucomportementdecommunication?Quelssontlespré-requisévolutionnaires
quiontpermisl'apparitiondelacapacitédeparler?Commenteux-mêmessont-
ilsapparus?Indépendamment?Genétiquement?Culturellement?
Faceàladiversitédecesquestionssedresseunediversitéencoreplusgrande
de disciplines et de méthodes. Les linguistes, même s'ils continuent à fournir
desdonnéescrucialessurl'histoiredeslanguesainsique surlestendancesuni-
versellesde leurs structures, nesontplus lesacteurs principaux.La psycholo-
gie développementale, lapsychologie cognitiveet la neuropsychologiefont des
étudescomportementalesde l'acquisitiondulangageainsi quedestroublesdu
langage, souventrévélateursdes mécanismescognitifsqui sontimpliqués dans
le traitement dulangage. Les neurosciences,en particulier avec les dispositifs
d'imageriecérébralequipermettentdevisualiserquelleszonesducerveau sont
actives quand on eectue une tâche donnée, essaient de trouver les corrélats
neuronaux des comportementsde parole, pour en découvrir l'organisationcé-
rébrale. Des chercheurs étudient aussi laphysiologiede l'appareil vocal, pour
essayerdecomprendrelamanièredontnousproduisonsdessons.Laphysiolo-
gie del'oreille,capteuressentieldans lachaînededécodagedelaparole (c'est
lavisionquandils'agitdelanguedessignes),estaussiaucentredesrecherches.
panzés et de les comparer aux nôtres. D'une part, les généticiens séquencent
les génomes del'homme et des espèces qui sontsesancêtres potentiels quand
c'estpossiblepourpréciserleursliensphylogénétiques,etd'autrepartutilisent
lesinformations génétiquesdesdiérentspeuplesdelaplanète pouraideràla
reconstruction del'histoiredes langues,qui est souvent corréléeavecl'histoire
desgènesdeslocuteursqui lesparlent.
Lelangageimpliquedoncunemultitudedecomposantesquiinteragissentde
manièrecomplexesurplusieurséchellesdetempsenparallèle:l'échelleontogé-
nétique,quicaractériseledéveloppementdel'individu,l'échelleglosso-génétique
ouculturelle,quicaractérise l'évolutiondescultures,etl'échellegénétique, qui
caractérisel'évolutiondesespèces.Or,s'ilestfondamentald'étudierchacunede
ces composantes indépendamment, an deréduire lacomplexité duproblème,
il est aussi nécessaire d'en étudier les interactions. En eet, lessciences de la
complexité qui sont apparues au 20ème siècle, nous ont appris comment cer-
tainsphénomènesmacroscopiquesdanslanatureétaientlerésultatirréductible
de l'interaction locale de composants dont l'étude individuelle ne permet pas
derévélerlespropriétésglobalesdeleurensemble.Unexempleestlaconstruc-
tion des nids de fourmis: architectures fonctionnelles aux formes complexes,
tions, directement ou par le biais de petites modications de leur environne-
ment, que s'auto-organise la fourmilière. Ainsi, il est presque certain que de
nombreusespropriétésdulangagenesoientcodéesdansaucundescomposants
qu'il implique, mais soient des résultats auto-organisés de l'interaction de ces
composants.Orcesphénomènesd'auto-organisationsontsouventcompliquésà
comprendreouàprévoirintuitivement,etàformulerverbalement.
C'est pourquoi s'ajoute aux activités scientiques déjà citées plus haut,
et dans le cadre de la recherche sur les origines du langage, celle des cher-
cheursen intelligencearticielle,mathématicienset biologistesthéoriciens,qui
construisentdesmodèlesopérationnelsdecesinteractionsentrelescomposants
impliquésdanslelangage.Unmodèleopérationnelestunmodèlequidénitfor-
mellementl'ensembledesespré-suppositionsetsurtoutquipermet decalculer
sesconséquences, c'est-à-direde prouver qu'ilmène àun ensemble de conclu-
sionsdonnées.Ilexistedeuxgrandstypesdemodèlesopérationnels.Lepremier,
celuiutilisé parlesmathématicien et certainbiologistesthéoriciens, consisteà
abstraire duphénomène dulangage uncertain nombre de variables ainsi que
leursloisd'évolutionsouslaforme d'équationsmathématiques.Celaressemble
leplus souventàdessystèmes d'équationsdiérentielles couplées,et bénécie
ducadredelathéoriedessystèmesdynamiques.Lesecondtype,quipermet de
modéliserdesphénomènespluscomplexesquelepremier,estceluiutiliséparles
chercheursenintelligencearticielle:ilconsisteàconstruiredessystèmesarti-
cielsimplantésdansdesordinateursousurdesrobots.Cessystèmesarticiels
sont composés de programmes qui le plussouvent prennentla forme d'agents
articiels, dotés de cerveaux et de corps articiels. Ceux-ci sont alors mis en
interaction dansunenvironnementarticielouréel (dansle casderobots),et
onpeutétudierleurdynamique.
et générerdenouvellesthéories,qui souventapparaissentd'elles-mêmes quand
on essaietout simplementde construireun système articielqui reproduit les
comportementsdeparoledeshumains.Un certainnombrederésultatsdécisifs
ontdéjà étéobtenuet ontpermis d'ouvrirla voie àlarésolution de questions
jusquelàsansréponses: lagénérationdécentraliséedeconventionslexicaleset
sémantiques dans des communautés d'agents (Steels, 1997; Kaplan, 2001), la
formation de répertoirespartagés de voyellesou de syllabesdans des sociétés
d'agents,avec despropriétésde régularitésstructurelles qui ressemblentbeau-
coupàcellesdeslangueshumaines(deBoer,2001;Oudeyer,2001),laformation
destructuressyntaxiquesconventionnalisées(Batali,1998),lesconditionsdans
lesquelles lacompositionalitépeutêtresélectionnée (Kirby,1998).
Le travail que nous allons présenter dans cette thèse s'inscrit dans cette
même veine méthodologique de construction de systèmes articiels. Il va se
concentrer sur l'origine d'un aspect particulier du langage: lessons de la pa-
role. Lessons,commeon vale voirendétaildans lechapitresuivant,forment
uncodeconventionnelquifournit àchaquelangue unrépertoirede formesqui
permet devéhiculerdesinformations.Cecode,quiasapartieacoustiquemais
aussi articulatoire, organise les sons en catégories qui sont propres à chaque
(cesrèglesdesyntaxesonoresontaussilargementdesconventionsculturelles).
Ilest doncdigitalet compositionnel.Sansun telcode, qui peutêtre aussiim-
plémenté par lamodalité gestuellepourles langues dessignes,pas de formes,
doncpasdecontenu,etdoncpasdecommunicationlinguistique.Commentun
telcodea-t-ilpuapparaître?Enparticulier,commentlespremierscodesont-ils
puseformeravantqu'iln'yaitdecommunicationconventionnaliséedetypelin-
guistique,dontilssontdes pré-requis?Pourquoilescodessonoresdelaparole
humainesont-ilstelsqu'ilssont?Tellessontlesquestionsquimotiventletravail
de cette thèse. Elles sont en même temps très ambitieuses, car elles incluent
desaspectsnombreuxetcomplexes,individuelsetsociaux,ettrèsmodestespar
rapport auprogrammegénéraldes recherchessur l'originedulangageet l'évo-
lutiondeslangues.En eet,ellesneconcernentquel'origined'unpré-requisdu
langageparmibeaucoupd'autres(commelacapacitédeformerdesreprésenta-
tionssymboliquesoulacapacitépragmatiqued'inférerlesintentionsdesautres
aumoyend'indicescomportementaux).
Ilfautaussinoterdèsmaintenantquenousn'avonspasl'intentiondepropo-
serdesréponsesdirecteset dénitives.Cettethèse s'inscritplutôtdanslaphi-
losophieexploratoirequi motive laconstructiondessystèmes articiels. Ainsi,
nousallonsconstruireunesociétéd'agentsarticielsdotésdecapacitécérébrales,
vocales et perceptuellesbien dénies, inspirées de prèsmais aussiparfois plus
vaguementdeleurs contrepartieshumaines, et qui vanouspermettred'établir
desconditionssusantes àlaformationdecodesdelaparolesqui ressemblent
à ceux des humains. On montrera que ces conditions susantes sont intéres-
santes en comparantleur généricité et leur simplicité vis-à-vis des structures
qu'ellesgénèrent: lescodes deparole. C'est le phénomèned'auto-organisation
qui permet cette articulation entre des propriétés qualitativement diérentes
s'identientàdesaspectsprécisdumonderéel 1
,maisplutôtqu'ellessontutiles
pourpréciserlescontoursdel'espacedesexplicationspossiblesquiontdéjàété
proposées,voiremême d'en générerde nouveauxtypes.Ainsipourêtreprécis,
l'objectif de cettethèse n'estpasde proposerdesréponsesdirectes commeon
l'adéjà dit,mais plutôtdeparticiperàl'organisationdelaréexion théorique
qu'ellesimpliquent.C'estpourquoilecritèred'évaluationprincipaldecetravail
est de savoir quel impact il aura dans la réexion des chercheurs dans ce do-
maine.Pourrésumer,il nes'agirapasdelirecettethèse ensedemandantsice
qui estécritestvraioufaux, maissic'estutileoupas.
Lechapitre2 vaprésenter lamanièredont fonctionnelecodede laparole,
etpréciserlesquestionsquiseposentquantàsonorigine.Lechapitre3placera
les problématiques de l'origine de la parole dans le cadre général de l'origine
desformes enbiologie:nousexpliqueronslephénomène del'auto-organisation
ainsi que celui de la sélection naturelle, qui sont deux aspects de la création
desformesdumondevivant.Enparticulier,nousprésenteronsunearticulation
entre le concept d'auto-organisation et celui de sélection naturelle, qui nous
amèneraàdiscuterdelastructurequedoitavoirlesargumentationsconcernant
l'explication de l'origine des formes vivantes. Le chapitre 4 fera un parcours
1.Celaquiestd'ailleurslargementinfaisableaujourd'huidufaitdufaibleniveaudeconnais-
détaillédelalittératurepourmontrerquellessontlesréponsesqui ontdéjàété
proposées,et étaieralesgrandeslignesdel'approchequiseraaucentredecette
thèse. Le chapitre 5 détaillera la méthodologie que nous employons, à savoir
la constructionde systèmes articiels, ainsi que lesobjectifs et laphilosophie
scientique qui la motivent. Le chapitre 6 décrira formellement une première
versiondusystème articiel, et présentera sa dynamique,qui concernela for-
mationd'uncodedelaparoledigital,compositionnel,etpartagéparunesociété
d'agentsqui audépart neprononcent que desvocalisationsanalogiqueset in-
organisées,etnesuiventaucunerègled'interactionstructurée.Nousétudierons
en particulier le rôle que joue ou ne joue pas les contraintes morphologiques
de l'appareil vocal et perceptuel dans la formation des codes de laparole. Le
chapitre7présenteraunevariantedusystèmearticieldanslaquelle,contraire-
mentauchapitre6,nous nepré-supposeronsplusquelesagentssontcapables
dèsle départ de retrouverlescongurationsarticulatoires correspondantàun
sonqu'ilsentendent:cettecapacitéseraapprisegrâceàunearchitectureneurale
trèsgénérique.Nousutiliseronsaussiunmodèleduconduitvocalhumainpour
laproductiondevoyelles,quinouspermettradepréciserl'analogieentrelessys-
tèmes articiels et les systèmes humains: nous montrerons que lesrégularités
statistiquesqui caractérisentlessystèmesdevoyellesdessociétésd'agentsarti-
cielssonttrèssimilairesàcellesdessystèmesdevoyellesdeslangueshumaines.
Le chapitre 8 présentera une extension du système articiel duchapitre6, et
montreracommentdesrèglesdesyntaxesonore,c'estàdiredesrèglesphonotac-
tiques,peuventapparaître.Le chapitre9discuteralesrésultats obtenus, et en
particulierl'intérêtdespré-suppositionsdusystèmearticiel enmontrantque,
outrelefaitqu'ellessusentpourqu'uncodedelaparoles'auto-organise,leur
généricité permet d'imaginer que leurs analogueshumaines ont puapparaître
indépendammentdulangage,voiremême delafonctiondecommunication.Le
Le code de la parole
Lelangage,etdemanièreplusgénéralelacommunication,impliquelatrans-
mission d'informations entre desindividus. Celarequiert unsupportmatériel.
Le support le plus couramment utilisé par les humains est le son de la voix,
dontlacapacitédeproductionet laperceptionestcequ'onappellelaparole 1
.
D'autres exemples de supports sont les signes manuels (pour les langues des
signes)oul'écriture.Lessonsqueleshumainsutilisentpourparlersontorgani-
sésenuncode,lecodedelaparole,quifournitunrépertoiredeformesquisont
utilisées comme support physiquede l'information. Ce code est unpré-requis
pourles communicationslinguistiques. Sans formes, qu'ellessoient sonoresou
gestuelles,aucunmoyendetransféreruneinformationentreindividus.Lecode
de la parole est principalement conventionnel, comme on val'illustrer avec la
formidable diversitéquiexisteentreleslangues.Ilrèglelamanièredontlesvo-
calisations sont organisées(digitalement et compositionnellement), lamanière
dontlessonssontcatégorisés,et lamanièredontilspeuventêtrecombinés(en
dénissantdesrèglesdesyntaxesonores).Onvamaintenantdétaillerlamanière
1.Notonsqueletermeparole esticiréservéàlaformesonoreet articulatoireindépen-
dontnousproduisons etpercevonslessons,et l'organisationdececode.
2.1 Les instrumentsde la parole:le conduit vocal
et l'oreille
Nousdisposonspourparlerd'uninstrumentdemusiquecomplexe:leconduit
vocal.Celui-cis'organiseendeuxsous-systèmes(voirgure2.1):l'ungénèreune
ondesonore,lesecondlasculpte.Lepremiersystèmeestsub-glottal:l'ensemble
poumons/diaphragmepermet defairesouer del'airdans latrachée,qui fait
vibrerlelarynx.Lelarynxestunassemblagedecartilagesetdemuscles,quien
vibrantgénèreuneondesonore.Le songénéréestalors constituéd'unemulti-
tudedefréquences.Lesecondsystème,supra-laryngeal,estuntubequis'étend
dularynxjusqu'auboutdeslèvresetdunez,oùilsediviseendeux.Lesorganes
de laglotte, levelum, lalangue (corps et extrémité),et leslèvres permettent
de modier la forme dece tube, en particulier sa longueur et son volume. Ce
changement de forme a pour conséquence d'atténuer ou d'amplier certaines
fréquencesdusignalsonore.Ainsi,laproductiondusonparleconduitvocalest
similaireàlaproductiond'unsonavecuneûte:onsoueàuneextrémité,ce
qui en passantdans le siet, produit unson composé de multitudes de fré-
quences,etquel'onmodieenbouchantlestroussurledessusdel'instrument,
cequimodiesaforme.Ainsi,parlerrevientàfairebougerlesdiérentsorganes
duconduitvocal.
Pour percevoir les sons,nous disposons de l'oreille, et en particulier de la
cochlée(gure2.2).Lacochléeestl'appareilquinouspermetdefaireuncertain
nombre demesures sur le son. Parmi ces mesures, il ya ladécomposition du
son en fréquences, ou harmoniques. En eet, chaque son complexe peut être
Fig.2.1 Leconduitvocalestorganiséendeuxsous-systèmes:lesystèmesub-glottal
quiproduitunesource sonore,etlesystèmesupra-laryngeal,dont laformemodiable
permetdesculpter cetteondesonore.(adapté de(Goldstein,2003b)).
et une amplitudedonnée.C'est ce qu'onappelleladécomposition enséries de
Fourieren mathématiques. La cochlée réalise une approximationde cette dé-
compositiongrâceàlamembranebasilaire.Celle-ciestd'épaisseurcroissante,et
làoùelleestne, ellerépondmieuxauxhautesfréquences,alorsquelàoùelle
estépaisseetlourde,ellerépondplutôtauxstimulationsdebassefréquence,cor-
respondantmieuxàsespropriétésinertielles(gure2.3).Descellulesnerveuses,
lescellulesciliées,sontreliéesàcettemembranepourrecueillirl'informationde
stimulation.Cetteinformationremontealorsparunsystèmedebresjusqu'au
Fig. 2.2 La cochlée, organe de perception de la parole. Sa membrane basilaire
permet defaireunedécompositiondusonen sériedeFourier,c'est-à-dire decalculer
l'amplitudede sesharmoniques.(adapté de (EscudieretSchwartz, 2000)).
2.2 Comment notrecerveau joue des instruments
de la parole: le point de vue de la phonologie
articulatoire
Dequellemanièrelesorganesduconduitvocalcontrôlent-ilsleuxsonore?
Quellessontlesreprésentationsquenotrecerveauutilisepourproduireunson?
Comment le lien entre la production et la perception est-il géré? C'est àces
question que la théorie de la phonologie articulatoire répond (Browman and
Goldstein,1986).Nousadoptonsce pointdevuedanscette thèse.
Leconceptcentraldelaphonologiearticulatoireestlegeste(gesture).Un
geste, unité d'action, est la coordination d'un certain nombre d'organes (e.g.
la langue, les lèvres) pour eectuer une constriction du conduit vocal. Une
constriction est une obstruction du passage de l'onde sonore. C'est un rétré-
cissementdutubevocal. Parexemple,lesmotsbateau, paramètre,mètre
commencent tous par une fermeture des lèvres. Un geste est spécié non pas
Fig.2.3 La membrane basilaireréalisela décomposition du signalenses harmo-
niques: elle est d'épaisseur croissante, et là où elle est ne, elle répond mieux aux
hautesfréquences, alorsquelàoù elleest épaisseetlourde,ellerépondplutôtauxsti-
mulationsdebasse fréquence,correspondantmieuxàsespropriétésinertielles.(adapté
de (EscudieretScwartz, 2000)).
àatteindre déniparune relation entre organes.Parexemple, l'ouverturedes
lèvres est une variable de constrictionqui peut être contrôlée grâce au mou-
vementdetrois organes: lalèvre inférieure, lalèvre supérieure et lamâchoire
(chacun étant contrôlé parun ensemble de muscles). Un objectif articulatoire
(une constrictiondénie parune relationentre organes) peut êtreréaliséepar
plusieurscombinaisonsdemouvementsdesorganes.
Les variables de constriction, ou systèmes constricteurs, qui sont utilisées
pour spécier les gestes sont: la positions du larynx, du velum, du corps de
la langue,de l'extrémité de lalangue,des lèvres. Chacunede sesvariables de
constriction peut être contrôléeparle déplacement de plusieursorganeset de
beaucoup demusclesqui lesactivent. Lagure2.4schématiseles variablesde
Fig.2.4 Lesvariables deconstrictionsontutiliséespourspécier lesgestes. Cha-
cunedesesvariablespeut êtrecontrôléeparledéplacement deplusieursorganesetde
beaucoup demusclesquiles activent.(adapté de(Goldstein,2003b)).
Chaqueconstricteurpeutproduiredes gestesdontlaconstrictionvarie se-
londeuxdimensionscontinues:lelieuetlamanière.Parmileslieux,c'est-à-dire
l'endroitdu conduit vocal où estréalisé le rétrécissement,on peutciter: bila-
bial,dental,alvéolaire,palatal,vélaire,uvulaireouencorepharyngal.Lagure
2.5 donne d'autresexemples. Parmiles manières deréaliser le rétrécissement,
il existelesstops(e.g. [d]),lesfricatives(e.g. [z])ouencorelesapproximants
(e.g.[r]).Onditdesgestesqu'ilssontconsonantiquess'ilsprovoquentunrétré-
cissement étroitoutotal, et qu'ilssont vocaliques, c'est-à-direquece sontdes
voyelles,s'ilsprovoquentunrétrécissementpluslarge.
Fig. 2.5 Les lieux de constriction vont du larynx jusqu'aux lèvres. (adapté de
(Escusdier etScwartz,2000)).
Nosvocalisationssontainsilacombinaisonparallèleet temporelledeplusieurs
gestes.Cettecombinaisonpeutêtrereprésentéegrâceàune partitiongestuelle
(gesturalscore),àl'imagedespartitionsmusicales.Lesgestesdescinqsystèmes
constricteurs(velum,extrémitédelalangue,corps delalangue,lèvres, glotte)
sontreprésentéssurcinqlignesdiérentes.Lesboîtesreprésententlesintervalles
de temps durantlesquels les gestesde chaque constricteursontactifs dans le
conduit vocal. Les étiquettes sur les boîtes indiquent le lieu et la manière de
constriction.Lagure2.6donneunexempledepartition gestuelle.
Certainsphonologistesutilisentleconceptdephonèmepourdécrirelessons
dans les mots. Ils supposent que l'on peut segmenter les mots en séquences
d'unités, appelées segmentsphonologiques (maisceux-ci ne correspondentpas
forcément aux lettres du mot quand on l'écrit). Ces unités sont caractérisées
parlefaitqu'ellespermettentdediérencierdeuxmotscommebaretpar.Il
Fig. 2.6 Un exemple de partition gestuelle: le mot pan en anglais.(adapté de
(Goldstein,2003b)).
unphonème peutêtre vucomme unensemblede gestes(souvent unseul)qui
revient de manière systématique dans de nombreux mots avec un schéma de
coordinationrégulier.Lagure2.7donnel'exempledelacorrespondanceentre
lapartitiongestuelledumotpanenanglaisetdesatranscriptionenphonèmes.
Lathéoriedelaphonologiearticulatoireproposequelesgestesainsiqueleur
coordinationsontreprésentésdanslecerveauàlafoispourcontrôlerlaproduc-
tion maisaussi pour percevoirles sons.Toutd'abord,quand nousproduisons
delaparole,cesontlesgestesquisontspéciés. Descommandessontenvoyées
auxorganesanque ceuxciréalisentlesconstrictionscorrespondantes.Ainsi,
laproductiondelaparoles'organiseendeuxniveaux:leniveaudescommandes
qui dénissent lapartition gestuelle, et leniveau dela réalisation.Le premier
niveau estintrinsèquementdiscret(maispasforcémentdigitalcommenousal-
lons bientôt le voir). Le second niveau est intrinsèquement continu, puisqu'il
Fig.2.7 Lacorrespondanceentreladescriptiondumotpanentermesdepartition
gestuelleetentermesdephonèmes.(adapté de(Goldstein,2003b)).
à ellereliée de manièredéterministemais complexe àcette trajectoire.En ef-
fet,laphysiqueduconduitvocalfaitquedenombreusescongurationsvocales
produisentlemêmeson,ouencorecertainescongurationsprochesdupointde
vuearticulatoiresonttrèsdiérentesdupointdevueacoustique.Lespropriétés
électro-mécaniquesdelacochléecompliquentencorelaformedelafonctionqui
faitcorrespondreuneperceptionàunprogrammemoteur.
Enfait,lesgestessontlesreprésentationsdelaparolequipermettentderelier
la perception et la production. En eet, selon la théorie motrice de la parole
(Liberman et Mattingly, 1985), le cerveau des locuteurs d'une langue, pour
percevoirunson,reconstruitlescongurationsdeconstrictionsquiontproduit
ceson.Ainsi,lecerveauseraitcapabledetranscrirelesreprésentationsauditives
fournies par lacochléeen représentationsgestuelles; il serait aussicapable de
transcrire les représentations gestuelles en représentations musculaires (pour
Fig.2.8 Lecerveau manipuletroisreprésentationsdanslaperceptionetlaproduc-
tionde laparole: lareprésentation acoustique, lareprésentation musculaire etlare-
présentationgestuelle,quiestcellequiestutiliséepourcatégoriserlessons.Lecerveau
est capable de passer d'une représentation àl'autre selon la théorie de laphonologie
articulatoire.(adapté de (Goldstein,2003b)).
organisation.
2.3 L'organisation du code de la parole: univer-
saux
La comparaisondes partitions gestuelles qui forment les mots montre des
régularités frappantes à la fois à l'intérieur d'une même langue et entre les
langues.
2.3.1 Le code de la parole est digital et compositionnel
Les vocalisationscomplexes quenous produisons sontcodéesphonémique-
tèmes d'écriture,toutesleslangues humainesontunrépertoirede gesteset de
combinaisons degestes, les phonèmes, qui est petit par rapport au répertoire
de syllabes et dont les éléments sontsystématiquement ré-utilisés pour fabri-
quer ces syllabes.Dans les langues de labase de données
U P SID 451
(UCLAPhonologicalSegmentInventoryDatabase)élaboréeinitialementparMaddieson
(Maddieson, 1984),et quicontient451langues,lamoyenneest d'unetrentaine
de segmentsphonologiquesparlangue.Plus précisément,22consonneset cinq
voyellessontles tailles les plus fréquentes, comme le montrent les gures 2.9
et 2.10.Ornouspouvonsproduire unnombreconsidérablede phonèmes: tout
d'abord, les gestes peuvent faire varier l'emplacement de leur constriction de
manièrecontinuedepuislelarynxjusqu'auxlèvres;ilspeuventaussifairevarier
continûmentlamanière(c'est-à-direlaformeetledegréderétrécissement).En-
suite, commelesphonèmes sontdescombinaisonsde gestes,ilest évidentque
les possibilités combinatoiressontimmenses.D'ailleurs, il est des exemplesde
langues comme le!xu (famille khoisan) qui utilisent 141 phonèmes! (mais ces
langues sont très rares).Les phonèmes de la base de données UPSID sontau
totalaunombrede920.
Ce phénomène de ré-utilisation systématiquene s'arrête paslà. Les gestes
Fig. 2.9 Distribution des tailles des répertoires de voyelles dans les langues de
UPSID.(adapté de(EscudieretSchwartz, 2000)).
d'expliquerquelelieuetlaplacedeconstrictionquispécientungestepeuvent
variercontinûment.Ordansunelangue donnée,parmi touslesgestes,seulun
petit nombre de lieux et de manièresapparaît et est ré-utilisé(en variant les
combinaisonsbiensûr)pourlesformer.Lesgestespourraientpourtantavoirun
lieud'articulationquiestparticulieràchacun,toutenétantré-utilisésdansde
nombreusessyllabes,maiscen'estpaslecas.Parexemple,pourchaquemanière
d'articulation,95pourcentdeslanguesn'utilisentque3lieux.Leslanguesde6,
7ou8lieux necorrespondentqu'à15pourcentdeslangues.Plusdeprécisions
sontdonnéessurlagure2.11.
Ainsi,dansl'espacecontinudesgestespossibles,laparolesculptedesbriques
de basequ'elle ré-utilisedemanièresystématique. Elle digitalisele continuum
gestueletphonémique.Laparole,déjàdiscrètedupointdevuedesonmodede
contrôlequiimpliquedescommandespourspécierdesobjectifsarticulatoires,
estenplusdigitale(c'est-à-direquelesobjectifsarticulatoirespossiblesdansune
langue sontennombreniet petit, alorsquephysiquementilspourraientêtre
Fig.2.10 Distributiondestaillesdesrépertoiresdeconsonnesdansleslanguesde
UPSID.(adaptéde (EscudieretSchwartz, 2000)).
aspectssontremarquables,lepremierétantladiscrétisationdel'espacecontinu
desgestes,lesecond étantledoubleniveauderé-utilisationsystématique:
leslieuxet manièressontré-utiliséspourformerlesgestes,
lesgestesetleurscombinaisonssontré-utiliséspourformerlessyllabes.
2.3.2 Lecodedelaparoleestunsystèmede catégorisation
partagé par tous les membres d'une communauté
linguistique
Uneautre propriété dela paroleest lasuivante: d'unpoint de vuephéno-
ménal,tousleslocuteursd'unemêmelangueperçoiventetcatégorisentlessons
delamêmemanière.Cettepropriétéestremarquablecarchaquelangue dière
surce point.
Toutd'abord,laperceptiondelaparoleestmarquée parune unitépsycho-
logique malgré sa grande variabilité. Diérents sons physiques associés à des
Fig. 2.11 Distribution des nombres de lieux et desmanières d'articulation dans
les languesd'UPSID: onvoit parexemple qu'alors quel'espace deslieuxpossibleest
trèsgrand,chaquelangue n'enutilisequetrèspeu,etdonclesré-utilisesystématique-
ment(carlenombrede phonèmes estplusgrand quece nombre delieux).(adapté de
(EscudieretScwartz,2000)).
pondreaumêmesonpsychologique,commele[d]dansidi,adaouudu.Les
sonssontdiérentscarlesgestesquispécientle[d]sesuperposentauxgestes
qui spécientles [i], [a] et [u]: lesbuts articulatoires entrent temporairement
en compétition et les organes doivent faire un compromis pour les satisfaire
au mieux.Le résultat est que les spécications des gestesne sont pasexacte-
mentremplies,mais sontmodiées.C'est lephénomènedeco-articulation,qui
expliquelavariabilitésonoreetmotricedessons.Laco-articulationestunphé-
parole. Cependant, même si le niveau des commandes est invariant, le niveau
de leurréalisationcomportedesvariabilitésqui sontgérées demanièreprécise
et particulièreàchaquelangue.Dansunelanguedonnée,tousleslocuteursdé-
cidentdelamême manièrequelssontlessonsqui sontdesvariantes dumême
phonèmeetquelssontceuxquisontdesvariantesdephonèmesdiérents.Cette
organisationdel'espacedessonsestculturellementspéciqueàchaquelangue.
Parexemple, les Japonais identient le [r] de read et le[l] de lead comme
étant desallophones,c'est-à-direqu'ils catégorisentces deuxsons dela même
manière,alorsquelesAnglaisontdeuxcatégoriesdistinctes.
Nonseulementles locuteursd'une mêmelangue partagentune manièrede
catégoriserlessonsquileurestspécique,maisilspartagentunemanièredeles
percevoir,dupoint de vuede la sensation,qui est diérente.Ceci est révélé
par l'eet perceptuel magnétique (Kuhl et al., 1992). Quand on demande à
dessujetsd'évaluerlasimilaritédedeuxphonèmes(suruneéchellede1à10),
etquecesphonèmesontunedistancedonnéeDdansunespacedemesuresphy-
siques(e.g.lespectred'amplitudes),ons'aperçoitquequandlesdeuxphonèmes
appartiennentàlamêmecatégorie,alorslasimilaritédonnéeparlessujets est
inférieure à celle qu'ilsévaluentpour deux phonèmes qui n'appartiennentpas
Fig. 2.12 (Kuhl et al., 1992) a demandé à des sujets d'évaluer entre 1 et 10 la
similaritéde couples deconsonnesqu'elleleurfaisaitentendre,etquiétaientdesva-
riationscontinuesentrele/r/etle/l/(lesconsonnesétaientsuiviesdelavoyelle/a/),
etdontlesvaleurssontreprésentéesparlesrondsurlagureduhaut.Ungroupeétait
composé de sujet américain, l'autre de sujets japonais. Ilest possible de déduire des
résultatsunereprésentationgraphiquequireprésentelamanièresubjectivedontilper-
çoivent chaque voyelle.Cette carte deleur perception subjectiveest représentée en B
pour les américainset enC pour les japonais. On voitque les américainsperçoivent
subjectivementdeuxcatégoriessonoresdans ce continuum,alorsqueles japonaisn'en
perçoiventqu'une.Deplus,auxalentours,de/r/etde/l/pourlesaméricains,lessons
sontsubjectivementencoreplussimilairesqu'ils nelesontles unsdesautresmesurés
dansun espace physique.(adapté de(Kuhletal.,1992)).
mesurephysique. Pourrésumer,les diérencesperceptuelles intra-catégorielles
sontdiminuées,etlesdiérencesinter-catégoriellessontaugmentées.C'estune
sortededéformation perceptuelle, ouencored'illusionacoustique(perceptual
warping),danslaquellelescentresdescatégoriesattirentperceptuellementles
élémentsdelacatégoriecommedesaimants.Ceteetestencoreunefoiscultu-
rellementspécique:lesdéformationsperceptuellessontparticulièresàchaque
Fig.2.13 Distributiondesconsonnesdans leslanguesdeUPSID.(adapté de(Es-
cudier etSchwartz,2000)).
2.3.3 Les régularités statistiques des répertoires de pho-
nèmes dans les langues humaines
Toutd'abord,l'étude statistiquedes langues montre des tendancesuniver-
selles qui caractérisent les répertoires de phonèmes et de gestes qui les com-
posent.Certainsphonèmessonttrèsfréquents,alorsqued'autressonttrèsrares:
87pourcentdeslanguesd'UPSIDcontiennentlesvoyelles[a],[i]et[u],alorsque
seulement5pourcentcontiennent[y],[oe]et[ui].Plusde90pourcentdeslangues
ont[t],[m]et [n]dansleurrépertoire,commelemontre letableaudelagure
2.13.Ilenestdemêmepourlesgestes,etenparticulierleslieuxetlesmanières
d'articulation:15pourcentdeslanguespossèdentlelieualvéodentaletbilabial,
alors que moins de 3 pourcentpossèdent leslieux rétroexeset uvulaires. De
même, 38 pourcentdes langues possèdentdes plosives,alors que 3.9pourcent
ontdesvibrantes.
Lesrégularitésnes'appliquentpasseulementauxphonèmesprisindividuelle-
ment,maisaussiàlastructuredesrépertoires.Celaveutdirequeparexemple,si
unsystèmecontientunevoyellepériphériquenon-labialiséed'unecertainehau-
labialiséedelamêmehauteur,commele[aw]dehawkenanglais.Laprésence
de certainsphonèmes est donc corrélée àlaprésence d'autresphonèmes. Cer-
tainssystèmesdevoyellessontaussitrèsfréquents,alorsqued'autresplusrares.
Lesystèmede5voyelles/[i],[e],[a],[o],[u]/estceluide28pourcentdeslangues
commel'indiquelagure2.3.3.
Ily aaussidesrégularitésquirégissentlamanièredontlesphonèmes sont
combinés.Dansunelanguedonnée,touteslesséquencesdephonèmesduréper-
toirenesontpasautorisées.Les locuteursontcetteconnaissance,et sion leur
demanded'inventerunmotnouveau,ilseracomposédeséquencesdephonèmes
non arbitraires(certainesne serontjamaisutilisées).Parexemple,en Anglais,
spink est unmotpossible,alors que npink ou ptink sontimpossibles. Là
encore, les règles qui régissent l'ordonnancement possible des phonèmes, qui
s'appellent laphonotactique, sont culturelleset particulières àchaquelangue.
EnBerbère,lesmotsprononcés[tgzmt]et[tkSmt]sontautorisés,alorsqu'ilsne
lesontpasenfrançais.Demanièregénérale,sionprend commecadrederéfé-
rencelasyllabe,quicomporteuncertainnombredeplaces,lesphonèmesd'une
langue ne peuvent apparaîtrequ'à certains endroits précis.Il y ades langues
commeleJaponaisoùlessyllabesnepeuventcomporterquedeuxphonèmes;les
consonnesnepeuventalorsapparaîtrequ'enpremièrepositionetlesvoyellesen
deuxièmeposition(onnotecessyllabesCV).Cesontparfoisaussilesgroupes,
ouclusters,dephonèmesquinepeuventprendrequecertainesplaces.
En outre, il y a des combinaisons de phonèmes qui sont statistiquement
préféréesauxautresdansleslangues dumonde. Toutesleslanguespermettent
d'utiliser des syllabes de types CV, alors que beaucoup n'autorisent pas de
clustersdeconsonnesendébutdesyllabes.Leslanguespréfèrentstatistiquement
lessyllabesde typeCV,puiscelles detypeCVC,puiscellesde typeCC,puis
langues humaines
Certainesdesrégularitésquenousavonsprésentéesdanslapartieprécédente
sont systématiques et communes à toutes les langues. C'est le cas de la ré-
utilisationdephonèmesetdegestes,ainsiqueleurdigitalisation;c'estaussile
cas delacatégorisationpartagée parleslocuteursdechaquelangue,ainsique
des phénomènes d'illusions acoustiques liées à la connaissance de son propre
répertoiredephonèmes.
Au contraire,lesrégularitésconcernantlesrépertoiresde gestesetde pho-
nèmes, ainsi quelespréférences phonotactiques,nesontquestatistiques. Cela
metenlumièreunaspecttoutaussifrappantdessystèmesdeparoledumonde:
leur diversité. Rappelons queles langues d'UPSID comportent177voyelleset
654consonnes(etencore,cetteclassicationregroupedesphonèmesquinesont
pasexactementlesmêmes).Alorsquelamoyenneestde5voyellesparlangues,
certainesenontplusde20;alorsquelamoyenneestde22consonnes,certaines
n'en ontque 6(e.g. le rotoka,langue indo-pacique)ou en ont95 (e.g. le!xu,
langue khoisan).Commeonl'avuplushaut,lamanièredecatégoriserlessons
varie aussi beaucoup: par exemple le chinois utilisent les tons, c'est-à-dire la
hauteur, pourdiérencier lessons, ce que l'oreilled'un locuteur françaisaura
2.5 Origine, formation et formes: trois questions
fondamentales
Dans les parties précédentes, nous avons décrit ce qu'était le code de la
paroleetquelétaitsonrôledansleslangueshumainescontemporaines.Lecode
delaparoleestainsiunattributfondamentaldeshommesmodernes.C'estune
structure, qu'on pourrait appeler aussi trait ou forme, dont l'origine est une
question fondamentale, et que la recherche sur les origines du langage essaie
d'expliqueraumêmetitrequelesbiologistesessaientd'expliquerl'origined'une
structuremorphologiquecommelesmainsoul'origined'unecapacitécommela
bipédie.
Lecodedelaparoleestunobjettrèscomplexe, etchercheràexpliquerson
origine impliquederépondreàplusieursquestions,quidépendentdupoint de
vue d'observation. Tout d'abord, on a vu que c'était un système convention-
nel,c'est-à-direqu'ils'apparentaitàunenormeforméelorsdel'interactiondes
individus aucours de leur vie. On conçoitassez bien, surtout depuis destra-
vauxcomme(Steels,1997;Kaplan,2000;deBoer,2001),commentune norme
linguistiquepeutêtreforméedansunsociétéd'agentsquivitdansunenviron-
nementdanslequelilexistedéjàunsystèmedecommunicationconventionalisé,
et donc dans lequel il existe déjà des normes comme des interactions rituali-
sées qui permettentde structurerlesinteractions dans lesjeux delangage. La
questiondesavoircommentlestoutespremièresnormesontétéétablies,quand
les interactions ritualisées n'existaient pas, et que donc aucun jeu de langage
n'était possible,est encoreinexplorée. Et elles'applique tout particulièrement
àlaformationdespremierscodesdelaparole.En eet,on avu quelescodes
de laparole 2
permettent defournirunrépertoiredeformesqui sert àvéhicu-
lerdesinformations danslecadre desinteractionsde communicationsconven-
linguiste):commentse fait-il quela parolesoit digitaleet sculptedes briques
de bases dans le continuum articulatoire et les ré-utilise systématiquement?
Comment se fait-il que les sons soient regroupés en catégories? Comment se
fait-il qu'il yait des préférences pour leslieux d'articulation, lesmanières,les
phonèmes qui composent les répertoires des langues du monde? Comment se
fait-ilqu'ilyaitdesrèglessyntactiquesquigouvernentlaformationdessyllabes?
Commentsefait-ilquecertainesrèglessoientpréféréesàd'autres?Commentse
fait-il qu'ilyaitenmêmetemps desrégularitésetdeladiversité?
3
Lepointdevueintérieur,correspondantàceluidelapsychologieetdesneu-
rosciencesposeluidesquestionparallèles:commentunlocuteurpeut-ilacquérir
unsystèmesonore?Quelssontlesmécanismessensori-moteursoucognitifsqu'il
utilise?Eneet,lesproblèmesqui luisontposéssontaprioridiciles:peut-il
apprendreàtranscrirelescommandesgestuellesencommandesmusculaires?à
transcrireuneperceptiond'unsonenlapartitiongestuellequil'agénéré?Cela
doit-ilêtrenécessairementinné?Eneet,mêmes'ilpeutparveniràapprendreà
transcrireune trajectoiresonoreen trajectoirearticulatoire,séquencecontinue
de constrictions, comment peut-il savoirquels sont les objectifs articulatoires
3.Encequiconcernelespropriétésparticulièresducodedelaparole,nousenresteronsàces
questions généralesetnen'essayeronspas des'attaquer àleursinstanciationsparticulières:
par exemple, les questions qui nous intéressent sont plutôt du type pourquoi y-a-t-ildes
préférencesstatistiquespourcertainsphonèmes?plutôtquepourquoileslanguespréfèrent-
quisontlespointsclésdecestrajectoires?Commentlerépertoiredegesteest-il
appris?Commentsefait-il quenouspercevionslessonsdemanièresubjective,
avecdesillusionsacoustiques?
La question de l'origine du premier code conventionalisé de la parole, la
question de la forme générale de ce code dans les langues contemporaines, et
laquestion desmécanismes ontogénétiques d'acquisitionde ce code sont d'or-
dinairetraitéespardescommunautésdechercheursassezindépendantes,et ne
sontpasabordéesdefrontenmême temps.C'est pourtantce quenousferons,
mais dans le cadre modeste du système articiel que nous allons construire:
l'une des choses que nous essaieronsde montrer est d'ailleurs que la prise en
comptesimultanéedecesproblématiquespeutsefairedemanièreraisonnéeet
fournirdes théories pas si complexes qui les éclairent d'une lumière originale.
C'estenessayantdenepastropisoler lesquestionsdansunpremiertemps,en
gardantune vision systémiqueet complexe du phénomène dela parole, qu'on
essaiera de montrer qu'alors la complexité de ces problématiquess'en trouve
réduite 4
.
Lesquestions quel'onsepose surl'origineet laforme ducodedelaparole
sontlesanaloguesdesquestionsquelesbiologistesseposentengénéralsurl'ori-
ginedesformes,traitsoustructuresdesorganismesvivants.Ilestfondamental
deles considérerdansuncadre généraldel'originedesformes danslanature.
Celapermetdepréciserquelssontlestypesderéponsesquisontnécessairesainsi
quelespiègesqu'ilfautéviter.C'estpourquoiavantdecontinueràdétaillerles
problématiquesdel'originedu code delaparole et de développerdes théories
précises,nousallonsprendreunpeudereculetrééchirsurlesmécanismesqui
sont àl'originedes formes dansla nature en général.Le prochainchapitreva
ainsiprésenter lephénomène del'auto-organisation,qui caractérise uncertain
4.Garderuncertainniveaudecomplexitédesproblématiquesau niveauglobal conduira
évidemmentàlaréduireauniveaulocal;nousdiscuteronsdanslechapitre5desavantageset
Fig.2.14Distributiondes systèmesde voyellesdans les languesd'UPSID.Le tri-
anglereprésentedeuxdimensionsquicaractérisent lesvoyelles:lepremierformantet
lesecondformant(lesformantssontlesfréquencespourlesquellesilyaunpicdansle
spectre depuissance du signal,c'est-à-dire làoù les harmoniques ont desamplitudes
Auto-organisation et
évolution
3.1 L'auto-organisation
Lanature estpleine deformeset demotifs fascinantsd'organisation,et en
particulierdanssapartieinorganique.Lasilhouettedesmontagnesestlamême
quel'onregardeàl'échelledurocher,dupicoudelachaîne.Lesdunesdesable
s'alignentsouvent en longues bandes parallèles. L'eau se cristallise en ocons
symétriques et dentelés quand la température s'y prête. Et quand elle coule
dans les rivières et tombe descascades, apparaissent destourbillons en forme
detrompetteset lesbulles serassemblentenstructureparfoispolyhédrale.Les
éclairs dessinentdans le cieldes ramications àl'allure végétale. L'alternance
de gel et dedégel sur lessolspierreuxdela toundralaissedes empreintes po-
lygonalessur lesol.Laliste deces formesrivalise decomplexité avecbien des
artefacts humains, comme on peut l'apprécier sur la gure 3.1. Et pourtant
le concepteur aveugle de (Dawkins, 1982). Elles ont des propriétés organisa-
tionnelles globales qui ne sont pas présentes au niveau local: la forme d'une
molécule d'eau, ainsi que ses propriétés physico-chimiquesindividuelles n'ont
rienà voiraveccelles des cristauxdeglace, destourbillons, ouencoredespo-
lyèdres de bulles. Les empreintes polygonales de la toundra ne correspondent
pas àla formedes pierres qui lescomposent,et ont une organisation spatiale
très diérente del'organisationtemporelledugel et dudégel.Voila lamarque
del'auto-organisation,propriétéquicaractérise lessystèmes danslesquelsilse
développeàunniveauglobal desformesoudespatterns organisés,et dontles
propriétéssontqualitativementdiérentesdecellesdesentitésquicaractérisent
lesystèmeàunniveaulocal.L'auto-organisationn'estpasunmécanismecomme
cela est souventavancé dans lalittérature, c'est une propriété, aumême titre
quela croissanced'un enfantest une propriété. C'est unconceptfondamental
delasciencemodernequi caractérisetouteunevariétédesystèmesnaturels,et
dontles mécanismescréateurs de formes nesontpas forcément desinstancia-
tionsdelasélectionnaturelle(les mécanismesimpliquésdanslaformationdes
structuresinorganiquesparexemple).Iln'existe certainementpasdeprincipes
universels qui permettent de relier rigoureusementtous les systèmes qui sont
auto-organisés,mais cependantuncertain nombre decomposantes reviennent
assezsouvent:brisuredesymétrie,compétitionentredesforces,bouclesderen-
forcementpositive,présenced'attracteursdesystèmesdynamiques,uxd'éner-
gie dans les structures dissipatives,non-linéarités et bifurcations, bruit. Nous
allons détailler deux exemples classiques de systèmes qui ont cette propriété
d'auto-organisation.
Le premierexempleest laformationdescellulesdeBénard. Cephénomène
sepassequandunenecouchedeliquideestplacéesurlefondplatd'unepoêle.
Fig. 3.1 La nature est pleine de formes et de motifs organisés sans qu'il y ait
quelquepartdeplansquiaientserviàlesconstruire:onditqu'ilssontauto-organisés.
Ici, des bandes parallèles qui courent surles dunes, des bulles d'eau à lasurface du
liquidequ'onaagité,etlesstructurespolyhédrales quirestentquand ellessèchent, un
cristal de glace, des montagnes dont les formes sont les mêmes qu'on les regarde à
l'échelledurocher ouàl'échelledu pic.
aucunedesesparticulesnebouge.Lespropriétésdusystèmesonthomogènes,la
températureest lamêmepartout.Lesystèmeestsymétriqueàl'échellemacro-
scopique.Simaintenantonchauedoucementlapoêleparledessous,lachaleur
C'est-à-direqu'iln'yapasdedéplacementmacroscopiqueduuide,maisplutôt
une augmentation de l'agitationthermique des particules qui, de voisinage en
voisinage,sepropagejusqu'àlasurface,plusfroide.Lescouchesdeliquides de
températuresdiérentesacquièrentdesdensitésetdoncdespoidsdiérents,qui
sousl'eetdelagravitéfait qu'ilyaune forcequi pousselescouchesduhaut
(plusfroides)verslebasetlescouchesdubas(pluschaudes)verslehaut.Cette
forcedépenddeladiérencedetempératureentrelebasetlehautduliquide.
Elle esten compétition aveclaviscositéduliquide,qui elleest unobstacleau
mouvement du uide. C'est pourquoi quand la diérence de température est
faible,leliquidenebougepasetc'estlaconductionthermiquequi alieu.Mais
si elle dépasse un seuil critique, alors le uide semet soudainement àbouger
au niveaumacroscopique,avec l'apparitionde courantsde convection. Ce qui
estintéressantest quecescourantsnesontpasaléatoires,maiss'organisenten
structures très particulières, qui brisent la symétrie du liquide sans pour au-
tantlafairedisparaîtretotalement,etdontlesdimensionscaractéristiquessont
de plusieurs ordres de grandeur supérieure à celle des forces qui s'appliquent
auniveaumoléculaire. D'abord,juste au-dessusde latempératurecritique,se
forment des bandes parallèles de forme carrée (voir gure 3.2). Deux bandes
voisinesopèrentunmouvementde rotationduliquideen sensinverse l'une de
l'autre. La symétrie a été brisée de manière minimale: alors qu'il adeux di-
mensions planes, le système reste symétrique selon celle qui est parallèle aux
bandes.Silatempératureaugmenteencore,alorsseformentdesbandesdansla
direction perpendiculaireauxpremièresbandes quisesontformées.Leliquide
estalorsorganiséencellulescarréesdeconvection.Si latempératureaugmente
encore, alors ce sont des formes polygonales qui apparaissent, et qui peuvent
parfois paverle plan de manière régulière avec des hexagones.Les gures3.3
et 3.4 représentent ces diérents états. Si la température devient très élevée,
Fig. 3.2 Si on chaue une petite couche de liquide dans une poële, alors à par-
tir d'une certaine diérence de température entre le haut et le bas, des courants de
convectionorganisésenbandesparallèless'auto-organisent.
alorscespatternsrégulierssetransformententurbulenceschaotiques.Sionar-
rête de chauer leliquide demanière àobtenirune diérence de température
nulle entre le haut et le bas, alors lespatterns de convection disparaissentet
leliquideretourne danssonétatd'équilibreoùlatempératureestuniformeet
oùil n'yapasdedéplacementmacroscopiquedesmolécules.C'est unexemple
de système danslequel laformationde patternsrequiert qu'ilsoit poussé loin
desonéquilibreparunux continud'énergiequirentreetqui sort(l'agitation
thermique ici). On appelle ces systèmes des systèmes dissipatifs. Cependant,
l'auto-organisation ne concernepas seulement les systèmes loin de l'équilibre,
maispeutaussijustementavoirlieuquandunsystèmeévolueverssonéquilibre.
Unautreexempledesystèmenaturelqui alapropriétéd'auto-organisation
est celuidesplaquesdefer. C'estunassemblaged'atomes quisontchacundes
sortesd'aimantsmicroscopiques.Chacun desesatomespeut avoirdeuxorien-
tationsmagnétiquespossibles,notées-1ou+1.L'étatdechaqueatomedépend
et évolueen fonctionde deux paramètres:l'état de sesvoisins,dont il tendà
Fig. 3.3 Représentation des patterns de convection dans les liquides de Bénard
quand onélèvelatempérature: d'aborddesbandesparallèlesseforment, puisce sont
descellulescarrées, etapparaissentpourdes températures plusélevéesdes polygones.
Sila température devient encore plusélevée,alors les patterns réguliers sedissolvent
dansun uxde turbulences.
aléatoirementd'autantplussouventqu'elleest élevée(et doncquin'intervient
passi elleest nulle). Toutd'abord,le comportementd'un morceau defer, ar-
rangementmacroscopiquedeces atomes,est intéressantquand latempérature
est nulle.En eet,quel quesoit l'étatde départde chacundesatomes, lesys-
tèmes'auto-organise de telle manièrequ'au bout d'un certaintemps, tousles
atomes ont pris lemême état,qui peut être +1 ou -1.C'est-à-dire quemême
si chaqueatome est initialementdans unétataléatoire, seformeune sorte de
Fig. 3.4 Il existe une température pour laquelle les cellules de Bénard pavent le
plan avecdeshexagonesréguliers.
la même orientation. Les deux états d'équilibre, c'est àdire tout le monde à
+1 ou tout le monde à -1, sont appelés les attracteurs du système dyna-
mique forméparl'ensemble desatomes.Si lamise àjour dechaqueatome est
faite de manière asynchroneet aléatoire, ce qui est une bonne approximation
de la réalité, alors onne peut pas prédirequel sera l'état d'équilibre qui sera
atteint:celui-cidépenddel'histoiredechaquesystème.Lecasleplusincertain
est quand initialementlesneuronessontdansun étataléatoire,faisantqu'ily
aautantdeneuronesdansl'état+1quedansl'état-1.C'estunétatmacrosco-
piquementsymétriquepuisqu'aucunedirectionn'estprivilégiée.Cetétatinitial
estunéquilibrepuisquestatistiquementautantd'atomessetransformentde+1
en -1quede-1en+1, mais c'estunéquilibre instable.En eet, lamise àjour
aléatoiredesétatsdesneuronesvaprovoquerdesuctuationsquivontfaireque
la proportion d'un état par rapport à l'autre va varier autour de 1. Or, plus
il y a par exemple de +1, plus les atomes qui ont cet état ont de chance de
convertir lesautresdans lemême étatqu'eux. Cela peut faireboule deneige:
c'est ce qui s'appelle une boucle de renforcement ou de rétro-actionpositive.
états est doncampliée parune boucle de rétro-actionpositive. C'est comme
çaqu'uneorientationmagnétiqueestalorschoisiepartouslesatomes,etma-
gnétiselemorceaudeferauniveaumacroscopique.Lasymétrieestalorsbrisée.
Si maintenantla température n'est pasnulle, et qu'elle modie aléatoirement
l'état desatomes d'autantplus souvent qu'elle est grande, alorsil existetrois
casdegures.Toutd'abord,sielleestfaible,alorssoneetnefaitqueralentir
la convergence du morceau de fer versl'état où tous les atomes partagent la
même orientationmagnétique. Si elleesttrès grande aucontraire,elledevient
lemécanisme prépondérantparrapportaux forcesd'interactions magnétiques
localesentre lesatomes.Alorsplusaucun ordren'apparaît et l'étatde chaque
atome évolue aléatoirement au cours du temps. Le morceau de fer est déma-
gnétisé. Plus intéressante estune situation intermédiaire, correspondantàune
zonedetempératuretrèsétroite:il apparaîtdanslemorceaudeferdegrandes
régions auxformes complexes mais bien dénies, composées d'atomes qui ont
à l'intérieur de chacunemajoritairement les mêmes états. C'est un état entre
l'ordreetledésordre,quicorrespondàlacomplexitéaubordduchaossouvent
mentionnée danslalittératuredevulgarisation.En faisantvarier leparamètre
de température, on fait apparaître le phénomène de transition de phase: de
l'étatcomplètementordonné,onpasseaprès unseuil critiqueàunétatdefor-
més de patterns complexes, puis rapidement àun état de désordre total. Les
gures3.5 et 3.6 fontune représentationde ces transitions dephasesdans un
modèlebidimensionneldeplaquesferromagnétiques.
Ces deux exemples de systèmes auto-organisés ont un certain nombre de
points communs que l'on retrouvera dans le système articiel construit dans
cette thèse: ils sont tous les deux caractérisés initialement par une symétrie
macroscopiquequi est ensuite brisée; néanmoins l'état nal auto-organiséest
Fig.3.5 Représentation des étatsdes atomesdans unmodèle de structure ferro-
magnétique bidimensionnelle. Lespointssontblancsounoirs selonquel'atomequ'ils
représententsontdansl'état+1ou-1.Lecarrédegauchereprésenteuneconguration
typique obtenueàpartird'unecongurationinitialealéatoirequandlatempératureest
faible(lesatomessontpresque tous danslemêmeétat);lecarréde droitereprésente
une congurationtypique quand latempérature est élevée (les atomessont dans des
états aléatoires); lecarré centralreprésente une conguration typique dans une zone
de température intermédiaire (les atomes formentdes zones aux formes complexes à
l'intérieur desquellesilssonttousdans lemêmeétat).
ganisé; onpeut prédirequalitatitativementlaformeglobalede cetétat nal,
mais pasquantitativementcar celui-cidépend de l'histoiredusystème soumis
àdesuctuationsaléatoires;ilyacompétitionentredesforcesquipoussentle
système dans des directions opposées; le système a unparamètre de contrôle
dont la valeurdétermine plusieurs typesde comportements ou phases, et la
variation continue et linéaire de ce paramètre est accompagnée de transitions
Fig.3.6 Représentationdelamagnétisationd'unmodèlebidimensionnelferroma-
gnétique, après relaxation à partir d'un état aléatoire, et en fonction de la tempéra-
ture.Quandcelle-ci estfaible,lemorceau demétals'auto-organise ettousses atomes
adoptentlamêmeorientationmagnétique.Deuxorientationssontpossibles,correspon-
dantàdeuxmagnétisations opposées commeonlevoitsurlagure.Quandlatempé-
ratureestélevée,alorsl'étatnalestaussicomposéd'atomesdansdesétatsaléatoires,
etdoncglobalementiln'yapasplusd'atomesdansune directionquedans l'autre: le
morceaude fern'estpasmagnétisé.Entre les étatsmagnétisés etnon-magnétisés,on
voitque latransitionest rapideetnon-linéaire.Cediagrammeest aussiunemanière
dereprésenter lephénomènedebifurcationautraversdelafourche.
3.2 L'articulation entre l'auto-organisation et la
sélection naturelle
Lesexemplesdelapartieprécédenteontétévolontairementchoisisparmiles
systèmes inorganiquespourmontrer quelapropriété d'auto-organisationpeut
caractériserdessystèmesdontlesmécanismesn'ontrienàvoiravecceluidela
sélection naturelle.Cependant,l'auto-organisations'applique de la même ma-
nièreauxsystèmesvivants.C'estd'ailleursunconceptquiestlargementutilisé
dans plusieurschamps dela biologie. Ilest en particulier central aux théories
qui expliquent les facultés des sociétés d'insectes à construiredes nids ou des
ruches, à chasser en groupe ou explorer de manière décentralisée et ecace
il s'agit d'expliquer laprésence d'une structure, d'une forme ou d'un pattern
dans unorganisme. Quelestdoncl'articulation entre lathéoriedelasélection
naturelle etl'auto-organisation?
Certainschercheursontproposél'idée quel'auto-organisationremettaiten
questionlerôlecentraldelasélectionnaturelledansl'explicationdel'évolution
des organismes vivants. (Waldrop, 1990) explique: les systèmes dynamiques
complexespeuventparfoispasserspontanémentd'unétatdedésordreàunétat
d'ordre;est-ceuneforcemotricedel'évolution?...Avonsnousmanquéquelque
choseàproposdel'évolution-unprincipecléqui acontrôléledéveloppement
delaviedemanièrediérente delasélectionnaturelle,desdérivesgénétiques,
et de tousles autres mécanismesque les biologistes ont invoqué au cours des
années?...Oui!Etl'élémentmanquant...estl'auto-organisationspontanée:la
tendance qu'ontlessystèmes dynamiquescomplexesàseplacerdansdesétats
ordonnéssansqu'ilsoitbesoind'aucunepressiondesélection.
Cependant, plutôt que de voir l'auto-organisation comme un concept qui
minimiselerôledelasélectionnaturelleenproposantdesmécanismescréateurs
deformesconcurrents,ilestplusexactdelevoircommed'unepartcorrespon-
dantàunniveau d'explicationunpeudiérentetsurtoutd'autrepartcomme