Université Paris-Sud
Faculté des sciences d’Orsay
École doctorale de mathématiques Hadamard (ED 574) Laboratoire de mathématique d’Orsay (UMR 8628 CNRS)
Mémoire présenté pour l’obtention du
Diplôme d’habilitation à diriger les recherches
Discipline : Mathématiques
par
Florent Jouve
Étude de propriétés génériques dans des familles de graphes, de groupes arithmétiques, et de courbes elliptiques.
Rapporteurs :
Étienne FOUVRY Philippe MICHEL Zeev RUDNICK
Date de soutenance : 10 décembre 2015
Composition du jury :
Jean-Benoît BOST Régis de la BRETÈCHE Emmanuel BREUILLARD Étienne FOUVRY
Emmanuel KOWALSKI
Emmanuel PEYRE
Remerciements
Je remercie Fr´ ed´ eric Paulin pour ses conseils avis´ es sur le d´ eroulement du processus allant de l’´ ecriture du m´ emoire d’habilitation jusqu’` a la soutenance. Je remercie ´ egalement Val´ erie Lavigne et Martine Thouvenot pour leur aide pr´ ecieuse ` a diverses ´ etapes de ce processus.
Etienne Fouvry, Philippe Michel, et Zeev Rudnick ont accept´ ´ e d’´ ecrire un rapport sur mon dossier d’habilitation. Ils ont toute ma reconnaissance pour avoir consenti ` a s’acquitter de cette tˆ ache. Je remercie les membres du jury Jean-Benoˆıt Bost, R´ egis de la Bret` eche, Em- manuel Breuillard, ´ Etienne Fouvry, Emmanuel Kowalski et Emmanuel Peyre pour l’int´ erˆ et qu’ils ont manifest´ e ` a l’´ egard des travaux dont ce m´ emoire fait ´ etat et pour leur participation active ` a la soutenance.
Les articles pr´ esent´ es dans le texte qui suit ont ´ et´ e ´ ecrits en commun avec d’autres math´ ematiciens. L’´ echange des id´ ees, l’´ elaboration des r´ esultats au fur et ` a mesure des discussions, aspects d’importance bien connue dans le travail d’un chercheur, furent par- ticuli` erement cruciaux dans l’´ evolution de mes centres d’int´ erˆ ets, dans ma conception de ce qu’est l’activit´ e math´ ematique et dans la lente prise de recul sur les objets d’´ etude qui m’oc- cupent quotidiennement. ` A tous ces titres, je remercie vivement mes coauteurs : Byungchul Cha, Daniel Fiorilli, ´ Etienne Fouvry, Emmanuel Kowalski, Fernando Rodriguez Villegas, Jean-S´ ebastien Sereni et David Zywina. Depuis la fin de ma th` ese j’ai b´ en´ efici´ e, parfois en tant qu’orateur et souvent en tant qu’auditeur, de l’atmosph` ere d´ etendue et stimulante des
Rencontres de th´ eorie analytique des nombres
qui se tiennent r´ eguli` erement ` a l’IHP. Pour l’impact b´ en´ efique ind´ eniable de cette manifestation sur les jeunes chercheurs et pour tout le profit que jai pu personnellement tir´ e de ces rencontres, je remercie R´ egis de la Bret` eche.
Je voudrais ´ egalement t´ emoigner ma reconnaissance aux nombreux ´ etudiants cˆ otoy´ es ` a Orsay depuis mon arriv´ ee en 2009 et qui, insensibles aux arguments approximatifs, m’ont pouss´ e ` a mieux comprendre (je devrais dire, ` a r´ eellement comprendre) de nombreux ´ enonc´ es ou raisonnements que j’avais jusqu’alors la conviction de parfaitement maˆıtriser.
Je dois enfin des remerciements particuliers ` a trois personnes. ` A Olivier Fouquet d’abord,
qui est responsable d’au moins 50% de l’excellente ambiance qui r` egne dans le bureau que
nous partageons depuis notre arriv´ ee simultan´ ee ` a Orsay. ` A Emmanuel Kowalski ensuite,
qui, malgr´ e le nombre croissant d’ann´ ees ´ ecoul´ ees depuis ma th` ese (on pourra s’affranchir
du d´ ecompte exact), continue ` a r´ epondre patiemment ` a mes questions. ` A ´ Etienne Fouvry
enfin ; ses constants encouragements, ses intuitions math´ ematiques redoutables et ses non
moins redoutables traits d’humour ont grandement particip´ e ` a l’avancement de mon travail
et au plaisir que j’´ eprouve ` a aller travailler au bˆ atiment 425 du campus d’Orsay.
Liste des travaux
• Prime number races for elliptic curves over function fields, pr´ epublication, avec B.
Cha, et D. Fiorilli.
• Independence of the zeros of elliptic curve L-functions over function fields, pr´ epublication, avec B. Cha et D. Fiorilli.
• Sieving in graphs and explicit bounds for non-typical elements, pr´ epublication, avec J-S. Sereni.
• On the bilinear structure associated to bezoutians, avec F. Rodriguez Villegas, J. Al- gebra 400 (2014), 161–184.
• A positive density of fundamental discriminants with large regulator, avec ´ E. Fouvry, Pacific J. Math. 262 (2013), no 1, 81–107.
• Splitting fields of characteristic polynomials of random elements in arithmetic groups, avec E. Kowalski et D. Zywina, Israel J. Math. 193 (2013), no. 1, 263–307.
• Size of regulators and consecutive square-free numbers, avec ´ E. Fouvry, Math. Z. 273 (2013), no. 3-4, 869–882.
• Fundamental solutions to Pell equation with prescribed size, avec ´ E. Fouvry, Proc. of the Steklov Institute of Math., (2012), Vol. 276, no. 1, pp 40–50
• The large sieve and random walks on left cosets of arithmetic groups, Comment. Math.
Helv. 85 (2010), 647–704.
• Maximal Galois group of L-functions of elliptic curves, Int. Math. Res. Not. (2009), no 19, 3557–3594.
• An explicit integral polynomial whose splitting field has Galois group W (E
8), avec E.
Kowalski et D. Zywina, J. Th´ eor. Nombres Bordeaux, 20 (2008), no 3, 761–782.
• The geometry of the third moment of exponential sums J. Th´ eor. Nombres Bordeaux,
20 (2008), no 3, 733–760.
Table des mati` eres
1 Le grand crible non-ab´ elien 6
1.1 L’axiomatique du grand crible . . . . 7
1.2 Le cas du crible de conjugaison . . . . 10
1.3 Grand crible probabiliste . . . . 10
2 Th´ eorie de Galois probabiliste pour les groupes arithm´ etiques 12 2.1 El´ ´ ements rationnels al´ eatoires de groupes alg´ ebriques et corps de d´ ecomposition de tores . . . . 13
2.2 Densit´ es locales et ´ equir´ epartition . . . . 17
2.3 Enonc´ ´ e du r´ esultat g´ en´ eral et ´ el´ ements de preuve . . . . 18
2.4 Aspects explicites dans le cas d’une forme scind´ ee de E
8/Q . . . . 21
2.5 Questions ouvertes . . . . 23
3 Formes bilin´ eaires de B´ ezout 25 3.1 Matrice de B´ ezout classique . . . . 26
3.2 Matrice de B´ ezout tordue . . . . 28
3.3 Structure bilin´ eaire et isom´ etries d’invariants prescrits . . . . 30
3.4 Prolongements et
non-r´ eseaux
Zariski-denses . . . . 33
4 Un crible pour les graphes 34 4.1 Expansion de graphes de Cayley al´ eatoires et grand crible . . . . 35
4.2 Applications combinatoires . . . . 38
4.3 Perspectives pour l’´ etude des propri´ et´ es alg´ ebriques des polynˆ omes de graphes 39 5 Ind´ ependance de z´ eros de fonctions L et courses de nombres premiers sur les corps de fonctions 41 5.1 Biais de Chebyshev pour les courbes elliptiques sur les corps de fonctions . . 43
5.2 Ind´ ependance lin´ eaire dans des familles de tordues quadratiques et de pullbacks 48
5.3 Autres ´ etudes de biais potentiels . . . . 55
Introduction
Ce m´ emoire a pour objectif de pr´ esenter les travaux [1]–[6]. Une motivation commune pour les r´ esultats que ces articles contiennent est d’essayer de d´ emontrer un ´ enonc´ e quantita- tif, ou comportant des aspects effectifs, confirmant l’intuition suivant laquelle une propri´ et´ e que l’on pense typique test´ ee sur des objets de nature arithm´ etique, alg´ ebrique, ou combi- natoire, est effectivement satisfaite fr´ equemment.
Les questions de ce type ne manquent pas. Citons quelques exemples bien connus prove- nant de l’arithm´ etique : si l’on prend un entier naturel au hasard, quelle est la probabilit´ e qu’il soit premier ? Sans facteur carr´ e ? Somme de deux carr´ es ? Somme de quatre carr´ es ? Si l’on prend un polynˆ ome unitaire de degr´ e fix´ e et ` a coefficients entiers au hasard, est-il typi- quement irr´ eductible ? Quel est le groupe de Galois typique de son corps de d´ ecomposition sur Q ? Ou, pour citer un exemple tout ` a fait d’actualit´ e : si l’on prend une courbe elliptique sur Q au hasard, quel doit ˆ etre, typiquement, son rang ?
Dans le chapitre 2, on s’int´ eresse au comportement galoisien typique du polynˆ ome ca- ract´ eristique d’un ´ el´ ement au hasard d’un groupe arithm´ etique. On y explique aussi que l’on peut r´ epondre de mani` ere effective au probl` eme de Galois inverse pour le groupe de Weyl W (E
8) sur Q. Dans le chapitre 4 on se demande si un graphe al´ eatoire contient g´ en´ eriquement une sous-structure fix´ ee, ou si une coloration al´ eatoire d’un tel graphe admet en g´ en´ eral une sous-structure monochromatique prescrite. Dans le chapitre 5, on adapte aux courbes ellip- tiques sur les corps de fonctions la question, pos´ ee par Chebyshev, de savoir si les tranches initiales d’entiers contiennent plus de nombres premiers congrus ` a 3 modulo 4 qu’` a 1 modulo 4. On explique que cette question est ´ etroitement li´ ee ` a une propri´ et´ e d’ind´ ependance lin´ eaire de z´ eros de fonctions L, et l’on pr´ esente un r´ esultat quantitatif montrant que cette propri´ et´ e est g´ en´ erique dans certaines familles de courbes elliptiques bien choisies.
Dans tous ces travaux se pose la question de savoir comment produire un ´ el´ ement sur lequel tester une propri´ et´ e que l’on pense ˆ etre fr´ equemment satisfaite. On doit ` a chaque fois pr´ eciser ce que l’on entend par ´ el´ ement
au hasard
. Dans le cas d’une structure finie, on retrouve l’id´ ee d’un r´ esultat en moyenne. Dans les chapitres 2 et 4, on a en revanche ` a faire ` a des ensembles infinis, et on adopte alors le point de vue des marches al´ eatoires pour produire des ´ el´ ements au hasard. Comment produire alors une estimation pour le nombre (ou la probabilit´ e d’apparition) des ´ el´ ements rares ? C’est le crible qui nous permet de r´ epondre
`
a cette question. Via le recours ` a des r´ esultats profonds (suivant le contexte : l’hypoth` ese
de Riemann sur les corps finis, ou la propri´ et´ e (T ) de Kazhdan, dans sa version affaiblie
due ` a Lubotzky), la
version locale
de la propri´ et´ e test´ ee, qui donne lieu ` a des calculs de
densit´ e dans des structures finies, peut ˆ etre
remont´ ee
quantitativement en une propri´ et´ e des objets globaux initiaux.
Outre le recours n´ ecessaire aux r´ esultats profonds mentionn´ es ci-dessus, de s´ erieuses dif- ficult´ es dans le calcul de densit´ es locales apparaissent et ouvrent parfois le champ ` a des questionnements ind´ ependants. Ainsi, le chapitre 3 traite de constructions explicites d’es- paces bilin´ eaires permettant la r´ esolution de questions propres aux aspects locaux du crible apparaissant notamment dans le chapitre 5. Ces espaces bilin´ eaires, qui trouvent leur ori- gine dans des travaux de B´ ezout, ont leur int´ erˆ et propre et pr´ esentent notamment des liens remarquables avec les groupes hyperg´ eom´ etriques de Beukers et Heckman.
Les divers cadres d’´ etude que l’on pr´ esente font intervenir des m´ ethodes tr´ es vari´ ees. Les questions pos´ ees et l’approche g´ en´ erale rel` event de la th´ eorie analytique des nombres, mais figurent aussi en bonne place les conjectures de Weil, l’analyse harmonique sur les groupes arithm´ etiques, les propri´ et´ es des familles de graphes expanseurs, les m´ ethodes de transfert de formes bilin´ eaires non d´ eg´ en´ er´ ees, et quelques propri´ et´ es ´ el´ ementaires des chaˆınes de Markov.
Nous esp´ erons que transparaˆıt dans les pages qui suivent, toute la joie que nous avons eue ` a
travailler avec un tel m´ elange de belles th´ eories math´ ematiques.
Chapitre 1
Le grand crible non-ab´ elien
Les m´ ethodes de crible apparaissent en th´ eorie des nombres au d´ ebut du vingti` eme si` ecle sous l’impulsion de V. Brun et de son crible combinatoire mis au point pour ´ etudier les nombres premiers jumeaux. Des variantes de l’approche originale de Brun se sont ensuite d´ evelopp´ ees. La version du crible qui est au coeur de ce m´ emoire trouve sa source dans les travaux de Linnik (datant des ann´ ees 1940) sur la taille du plus petit non-r´ esidu quadratique modulo p (en fonction du nombre premier p). La variante de Linnik est maintenant connue sous le nom de grand crible du fait que, pour chaque premier p utilis´ e pour cribler, c’est une proportion constante de classes modulo p que l’on d´ ecide de ne pas garder (on comprend facilement, dans le cas de l’´ etude du plus petit non-r´ esidu quadratique modulo p, que cette proportion est moralement 1/2).
Le grand crible a connu de nombreuses ´ evolutions et raffinements dans la seconde moiti´ e du vingti` eme si` ecle (grˆ ace notamment ` a Montgomery [M], Br¨ udern–Fouvry [BF], Fouvry–
Michel [FM],...), mais jusqu’au d´ ebut des ann´ ees 2000 un point commun essentiel ` a ses diverses formes est son caract` ere ab´ elien. Pr´ ecis´ ement les applications permettant de passer de la question “globale” pos´ ee ` a sa variante “locale” (plus propice ` a une approche combina- toire) sont du type A → A
p, o` u A peut ˆ etre l’anneau Z, l’anneau d’entiers Z
Kd’un corps de nombres K, ou, plus g´ en´ eralement encore, un produit cart´ esien de tels anneaux, et A
pest l’anneau Z/pZ, ou le corps r´ esiduel en un id´ eal premier p de Z
K, ou un produit cart´ esien de tels objets.
L’approche axiomatique de Kowalski, initi´ ee dans [K3] et poursuivie dans un tr` es vaste
degr´ e de g´ en´ eralit´ e dans [K4], marque une rupture dans le sens o` u elle pr´ esente le grand crible
comme un principe, a priori d´ etach´ e de ses potentielles applications arithm´ etiques (mais que
l’on peut rapprocher par certains aspects de [M]). En particulier, l’axiomatisation (ainsi que
de nombreuses applications obtenues depuis) de ce principe fait apparaˆıtre pour la premi` ere
fois des objets non-ab´ eliens, i.e. les applications de
r´ eduction
utilis´ ees sont de simples
applications ensemblistes surjectives Y → Y
p, o` u aucune structure n’est a priori n´ ecessaire
sur Y , ou Y
p(et o` u l’on n’exige pas non plus que l’ensemble de ces applications soit index´ e
par un sous-ensemble de nombres premiers).
1.1 L’axiomatique du grand crible
Rappelons plus en d´ etail le cadre d’´ etude de [K4]. On appelle cadre de crible, un triplet (Y, Λ, (ρ
`: Y → Y
`)), o` u Y est un ensemble quelconque, Λ est un ensemble indexant les applications surjectives ρ
`, et o` u l’on suppose que les Y
`sont des ensembles finis. On appelle ensemble ` a cribler associ´ e ` a (Y, Λ, (ρ
`: Y → Y
`)), un triplet (X, µ, F ), o` u (X, µ) est un espace mesur´ e et F : X → Y est une application rendant les applications compos´ ees ρ
`◦ F : X → Y
`mesurables (i.e. les ensembles {x ∈ X : ρ
`(F (x)) = y} sont mesurables pour tout ` ∈ Λ et tout y ∈ Y
`). Enfin on suppose donn´ e un sous-ensemble fini L
∗⊆ Λ appel´ e support premier de crible et une famille Θ = (Θ
`), index´ ee par Λ, o` u pour chaque ` on a Θ
`⊆ Y
`. Les ensembles dont on esp` ere pouvoir estimer (ou tout du moins, majorer) la mesure, sont les ensembles cribl´ es :
S(X, Θ, L
∗) := {x ∈ X : ρ
`(F (x)) 6∈ Θ
`, ∀` ∈ L
∗} . (1.1.1) On a en tˆ ete le cas classique o` u le cadre de crible est (Z, { nombres premiers }, Z → Z/pZ), et l’ensemble ` a cribler associ´ e est de la forme
({n ∈ Z : M < n 6 M + N }, mesure de comptage , identit´ e ) L’ensemble cribl´ e obtenu prend la forme traditionnelle
{n ∈ Z : M < n 6 M + N, n (mod p) 6∈ Θ
p, ∀p ∈ L
∗} ,
o` u L
∗est un ensemble de nombres premiers, et o` u Θ
pest un ensemble de classes modulo p pour tout p. Il est ais´ e d’´ etendre ce cas classique en dimension sup´ erieure. Les ensembles cribl´ es obtenus sont alors de la forme :
{(n
1, . . . , n
r) ∈ Z
r: M
i< n
i6 M
i+ N
i, (n
1(mod p), . . . , n
1(mod p)) 6∈ Θ
p, ∀p ∈ L
∗} , o` u l’on a fix´ e des entiers M
i∈ Z et N
i∈ N
>0, des ensembles Θ
p∈ (Z/pZ)
r, et o` u le cadre de crible et l’ensemble ` a cribler associ´ e sont les g´ en´ eralisations ´ evidentes de ceux donn´ es ci- dessus. D´ ej` a ce cadre multidimensionnel classique permet, via la pr´ esentation axiomatique du grand crible donn´ ee par Kowalski, de red´ emontrer simplement (cf [K4, Th. 4.2]) le th´ eor` eme de Gallagher.
Th´ eor` eme 1.1.1 (Gallagher, 1973). Soit r > 1 un entier. Pour tout N ∈ N
>1, soit E
r(N ) l’ensemble des polynˆ omes T
r+ a
r−1T
r−1+ · · · + a
1T + a
0de Z[T ] tels que |a
i| 6 N pour tout i, et dont le groupe de Galois du corps de d´ ecomposition sur Q est d’ordre < r!. Alors
|E
r(N )| r
3(2N + 1)
r−1/2log N ,
pour N > 2, et avec une constante implicite absolue.
Ce th´ eor` eme a longtemps constitu´ e la meilleure majoration connue pour |E
r(N )| (pour des am´ eliorations r´ ecentes
1, voir [Z, Prop. 1.5] o` u Zywina parvient ` a faire disparaˆıtre le fac- teur log, et [D2], o` u l’exposant r − 1/2 est am´ elior´ e en r − (2− √
2 − ε)), peut ˆ etre vu ` a la fois comme un point de d´ epart, et comme une incarnation simple de l’intuition qui sous-tend les travaux [3] et [4] que le pr´ esent m´ emoire a pour objet de pr´ esenter. L’id´ ee est ici qu’un po- lynˆ ome
pris au hasard
, ` a coefficients rationnels est irr´ eductible avec grande probabilit´ e, ou, mieux encore, en notant r le degr´ e du polynˆ ome, son corps de d´ ecomposition sur Q doit avoir un groupe de Galois isomorphe ` a S
r, avec grande probabilit´ e. Parmi les cadres naturels o` u des familles de polynˆ omes ` a coefficients rationnels (ou plus g´ en´ eralement, ` a coefficients dans un corps de nombres) apparaissent, mentionnons les polynˆ omes caract´ eristiques de ma- trices ` a coefficients rationnels, ou les polynˆ omes caract´ eristiques de Frobenius g´ eom´ etriques agissant sur la cohomologie `-adique d’une vari´ et´ e. Ces deux familles correspondent ` a deux des exemples les plus importants trait´ es dans [2], [3] et [4].
Toutes les estimations non triviales que ces travaux contiennent ont pour point de d´ epart commun une majoration a priori de la mesure de (1.1.1). On appelle cette majoration th´ eorique in´ egalit´ e de grand crible (cf [K4, Prop.2.3]). La puissance de la m´ ethode y trans- paraˆıt via un ph´ enom` ene de s´ eparation de variables. Dans les notations ci-dessus, cette in´ egalit´ e peut s’´ ecrire sous la forme succinte :
µ(S(X, Θ, L
∗)) 6 ∆H
−1, (1.1.2) o` u ∆ est une constante (appel´ ee constante de grand crible) ind´ ependante de la famille Θ, et H est une constante ind´ ependante de X. L’aspect
principe local-global
de la m´ ethode ici d´ ecrite s’incarne par le fait que H est de nature combinatoire et rassemble les informations locales (i.e. modulo chaque ` ∈ L
∗), alors que ∆ est de nature
harmonique
et mesure la possibilit´ e d’induire une information globale quantitative ` a partir de son analogue local.
Pour d´ efinir H et ∆, il faut d’abord fixer une mesure de densit´ e ν
`sur Y
`, pour tout
` ∈ Λ. On consid` ere ensuite l’espace L
2(Y
`, ν
`) des fonctions sur Y
`` a valeurs complexes muni du produit scalaire :
hf, gi = X
x∈Y`
f (x)g(x)ν
`(x) ,
relativement auquel on fixe une base orthonorm´ ee B
`(contenant la fonction constante ´ egale
`
a 1) de cet espace. Avec ces notations, la d´ efinition de H est la suivante : H := X
`∈L∗
ν
`(Θ
`) ν
`(Y
`\ Θ
`) .
En pratique, une situation agr´ eable dans laquelle appliquer ce formalisme de crible est celle o` u Y = G est un groupe et les applications surjectives Y → Y
`sont des morphismes surjectifs vers des groupes finis G
`:= Y
`(cf [K5, Chap. 3]). En raffinant un peu plus le choix de Y
`(il est commode de remplacer G
`par l’ensemble de ses classes de conjugaison G
]`), on voit
1. Tr`es r´ecemment, Rivin annonce dans [R3] avoir obtenu une borne sup´erieure du type r
Nr−1logf(r)N, o`uf est une fonction `a croissance polynomiale en rexplicitement calculable.
imm´ ediatement un choix naturel pour les densit´ es ν
`et les bases orthonorm´ ees B
`. En effet, si ν
`est la densit´ e naturelle associant #C/#G
`` a une classe de conjugaison quelconque C de G
`, alors on peut prendre pour B
`les caract` eres d’un syst` eme de repr´ esentants (contenant la repr´ esentation triviale) pour les classes d’isomorphisme de repr´ esentations irr´ eductibles de G
`. Pour tout choix d’ensemble Θ
`⊆ G
`invariant par conjugaison, on a alors la minoration
H > X
`∈L∗
#Θ
`#G
`. (1.1.3)
La terminologie grand crible sous-entend que les ensembles Θ
`sont en proportion essentielle- ment constante (lorsque ` varie) dans G
`. En d’autres termes, on esp` ere en pratique pouvoir montrer
H |L
∗| . (1.1.4)
Dans [6], on choisit pour Y
`l’ensemble des ´ el´ ements d’un groupe ab´ elien fini, ce qui constitue un cas trivial de crible de conjugaison. Dans [4] et [2] l’ensemble Y
`est l’ensemble des classes de conjugaison d’une certaine classe ` a gauche αG
g`relativement ` a un sous groupe G
g`E G
`tel que le quotient G
`/G
g`est ab´ elien.
Il est plus d´ elicat de d´ efinir pr´ ecis´ ement ce qu’est la constante ∆. Nous renvoyons ` a [K5, Prop. 2.3] o` u ∆ est d´ efinie comme ´ etant la norme d’une certaine application lin´ eaire. Par dualit´ e, on peut aussi voir ∆ comme la norme d’une application bilin´ eaire ([K5, Lem. 2.8]).
Ce second point de vue est commode pour obtenir une majoration a priori de ∆ faisant intervenir certaines g´ en´ eralisations de sommes exponentielles. D’apr` es [K5, Prop. 2.9], on a :
∆ 6 max
`∈L∗
max
ϕ∈B`\{1}
X
`0∈L∗
X
ϕ0∈B`0\{1}
|W (ϕ, ϕ
0)| , o` u
W (ϕ, ϕ
0) = Z
X
ϕ ◦ ρ
`(F
x)ϕ
0◦ ρ
`0(F
x) dµ(x) . (1.1.5) En pratique, la partie la plus d´ elicate dans l’application du grand crible est la majoration des
sommes
individuelles W (ϕ, ϕ
0). Pour ˆ etre non triviales, ces majorations requi` erent l’utilisation de propri´ et´ es remarquables des cadres de crible (Y, Λ, Y → Y
`). Dans [4], cette propri´ et´ e est la propri´ et´ e (τ ) de Lubotzky, utilis´ ee dans la g´ en´ eralit´ e d´ emontr´ ee par Clozel dans [C5]. Dans [2], c’est l’hypoth` ese de Riemann sur les corps finis de Deligne qui intervient.
Notons que la propri´ et´ e (τ ) de Lubotzky a fait l’objet de nombreux travaux r´ ecents dans le cadre de l’´ etude du ph´ enom` ene d’expansion dans les groupes lin´ eaires (ph´ enom` ene qui a
´
egalement ´ et´ e baptis´ e
approximation super-forte
). Ces travaux profonds, cit´ es sans ˆ etre directement utilis´ es dans [4], constituent l’un des ingr´ edients qui a permis ` a Lubotzky et Rosenzweig de g´ en´ eraliser, dans [LR], les ´ enonc´ es de [4].
Dans tous les cas mentionn´ es ci-dessus, c’est une propri´ et´ e d’´ ecart spectral qui permet
la majoration efficace (c’est-` a-dire, avec une uniformit´ e suffisante en les divers param` etres
intervenants) des sommes W (ϕ, ϕ
0). Partant de ce constat, une id´ ee s´ eduisante est d’essayer
de s’abstraire autant que possible des cadres alg´ ebriques de [2] ou [4] pour travailler dans
une situation o` u seule demeure la propri´ et´ e d’´ ecart spectral uniforme requise. C’est l` a un des points de d´ epart de l’article [6] o` u l’on d´ eveloppe un grand crible pour les graphes. Dans ce cadre c’est le principe selon lequel les graphes au hasard font de bons graphes expanseurs qui permet la majoration des quantit´ es W (ϕ, ϕ
0).
1.2 Le cas du crible de conjugaison
Fixons un cadre de crible (Y, Λ, (Y → Y
`)) et un ensemble ` a cribler associ´ e (X, µ, F ).
Comme on l’a d´ ej` a mentionn´ e, il est commode de travailler dans le cas o` u Y = G est un groupe et o` u, pour chaque ` ∈ Λ, l’ensemble Y
`=: G
]`est l’ensemble des classes de conjugaison d’un groupe fini image d’un homomorphisme G → G
`. Les applications ρ
`sont alors les compos´ ees
G → G
`→ G
]`,
o` u la seconde fl` eche associe ` a chaque x ∈ G
`sa classe de conjugaison. Dans ce cas, la th´ eorie des caract` eres des groupes finis fournit un choix naturel pour la base orthonorm´ ee B
`intervenant dans la d´ efiniton et l’estimation des constantes ∆ et H de (1.1.2). Ce cadre particulier de crible est appel´ e crible de conjugaison dans [K5, Chap. 3] ; c’est celui que l’on applique dans les articles [2], [4], et [6]. Dans [6], la situation est plus simple encore puisque le groupe G est ab´ elien. Les bases B
`sont donc constitu´ ees de caract` eres de degr´ e 1 et l’expression (1.1.5) pour W (ϕ, ϕ
0) en est alors grandement simplifi´ ee. Dans [2] en revanche, le cadre de crible est un peu plus g´ en´ eral : les ensembles Y
`sont encore des r´ eunions de classes de conjugaison de groupes finis G
`, mais on se contente de demander que Y
`soit l’ensemble des classes de conjugaison d’une classe ` a gauche de G
`relativement ` a un sous- groupe distingu´ e fix´ e G
g`contenant le sous-groupe d´ eriv´ e de G
`. C’est le crible pour les classes
`
a gauche initi´ e dans [K3], dont l’axiomatique est d´ ecrite dans [K5, Chap. 3], et dont divers raffinements font l’objet de [J2].
A d´ efaut de disposer d’un cadre de crible de conjugaison pour un groupe ayant de bonnes propri´ et´ es, on combine, dans [4], un crible de conjugaison pour les classes ` a gauche et les propri´ et´ es g´ en´ erales des chaˆınes de Markov. On reviendra sur ce point dans les sections du pr´ esent m´ emoire consacr´ ees ` a l’article [4].
On conclut ce chapitre par la description d’un grand crible visant ` a ´ etudier les propri´ et´ es typiques d’un
objet
arithm´ etique
al´ eatoire
. Ce cadre d’´ etude est expos´ e en d´ etails dans [K4, chap. 6 et 7 ] et est utilis´ e dans [J2]. Comme on l’a sous-entendu plus haut, c’est aussi cette approche probabiliste qui est adopt´ ee dans [4] et [6].
1.3 Grand crible probabiliste
On fixe un cadre de crible (Y, Λ, (Y → Y
`)) et un espace probabilis´ e (Ω, Σ, P ). La donn´ ee
d’une variable al´ eatoire fix´ ee X : Ω → Y permet de voir (Ω, P , X ) comme un ensemble ` a
cribler associ´ e ` a (Y, Λ, (Y → Y
`)). Si L
∗est un support premier de crible et si, pour chaque
` ∈ Λ, on fixe Θ
`⊆ Y
`, alors la mesure de l’ensemble S(Ω, (Θ
`)
`∈Λ, L
∗), d´ efini par (1.1.1), est P (ρ
`(X) 6∈ Θ
`, ∀` ∈ L
∗) ,
en adoptant les notations probabilistes standard o` u l’argument ω ∈ Ω est omis. Le langage probabiliste permet aussi de r´ ecrire chaque somme W (ϕ, ϕ
0) (donn´ ee par (1.1.5)) comme l’esp´ erance d’une variable al´ eatoire :
W (ϕ, ϕ
0) = E
ϕ ◦ ρ
`(X)ϕ
0◦ ρ
`0(X)
.
Le langage probabiliste est commode pour ´ etudier les propri´ et´ es que l’on esp` ere typiques pour des ´ el´ ements de structures arithm´ etiques qui donnent naturellement lieu ` a un ou plu- sieurs espaces probabilis´ es possibles. Pour un exemple simple o` u la variable al´ eatoire X est l’aboutissement d’une marche al´ eatoire sur Z, on renvoie ` a [K4, Cor. 6.2], qui constitue un analogue probabiliste du th´ eor` eme de Brun–Titchmarsh. Dans le chapitre qui suit, on prendra ´ egalement pour X l’aboutissement d’une marche al´ eatoire, mais cette fois dans le cas non-ab´ elien, o` u ce sont les points Q-rationnels de groupes alg´ ebriques lin´ eaires dont on
´
etudie les propri´ et´ es typiques.
Chapitre 2
Th´ eorie de Galois probabiliste pour les groupes arithm´ etiques
L’expression
th´ eorie de Galois probabiliste
est ici ` a comprendre dans le sens suivant :
´
etant donn´ e un polynˆ ome ` a coefficients entiers (ou plus g´ en´ eralement ` a coeffcients dans l’anneau des entiers Z
Kd’un corps de nombres K fix´ e) dont on suppose ou non qu’il sataisfait
`
a un certain nombre de propri´ et´ es de sym´ etrie, quel est typiquement le groupe de Galois de son corps de d´ ecomposition sur Q (ou sur K si l’on s’int´ eresse ` a des polynˆ omes ` a coefficients dans Z
K) ?
Le th´ eor` eme 1.1.1, dˆ u ` a Gallagher, est un des exemples les plus naturels de r´ esultat rele- vant de la th´ eorie de Galois probabiliste. Le mod` ele probabiliste est dans ce cas tr` es simple.
La mesure dont il provient correspond ` a la hauteur naturelle des polynˆ omes ` a coefficients en- tiers. Puisque l’on n’impose, dans l’´ enonc´ e du th´ eor` eme 1.1.1, aucune propri´ et´ e de sym´ etrie particuli` ere, l’ensemble des polynˆ omes unitaires de degr´ e r > 1 ` a coefficients entiers est en bijection avec Z
r. La preuve de Gallagher utilise alors une m´ ethode de grand crible sur Z
r. L’absence de condition de sym´ etrie laisse penser que le groupe de Galois du corps de d´ ecomposition d’un polynˆ ome de Z[X] unitaire de degr´ e r est typiquement isomorphe ` a S
r. Le th´ eor` eme de Gallagher donne une information quantitative confirmant cette intuition.
Qu’en est-il maintenant si l’on restreint davantage l’ensemble de polynˆ omes consid´ er´ es ? Les sous-groupes arithm´ etiques de groupes de matrices ` a coefficients dans un corps de nombres K fournissent des familles naturelles de polynˆ omes satisfaisant ` a certaines pro- pri´ et´ es de sym´ etrie : il suffit de consid´ erer le polynˆ ome caract´ eristique de chaque ´ el´ ement du groupe.
Exemple 2.0.1. Fixons des entiers naturels n, m, g > 1, avec n et m de parit´ e contraire, et consid´ erons G = SO(n, m)(Z) (o` u l’on a fix´ e au pr´ ealable une forme quadratique sur Q de signature (n, m)) ou G = Sp(2g, Z), alors le polynˆ ome caract´ eristique χ
Md’un ´ el´ ement M ∈ G satisfait ` a l’´ equation fonctionnelle
det(−M )T
degχMχ
M1
T
= χ
M(T ) ,
traduisant le fait que l’ensemble des valeurs propres de M est globalement stable par inver- sion. On note que dans le cas o` u G = SO(n, m)(Z), on a χ
M(1) = 0, i.e. χ
Mse factorise par T − 1.
Dans les deux cas, si l’on note k
Mle corps de d´ ecomposition de χ
Msur Q, et en d´ efinissant 2r
M:= deg χ
M= 2g (resp. 2r
M:= deg χ
M− 1 = n + m − 1) si G = Sp(2g, Z) (resp. si G = SO(n, m)(Z)), alors le groupe Gal(k
M/Q) est d’ordre au plus 2
rMr
M!. Plus pr´ ecis´ ement, Gal(k
M/Q) est isomorphe ` a un sous-groupe du groupe des permutations de l’en- semble {−r
M, . . . , −1, 1, . . . , r
M} form´ e des ´ el´ ements de S
2rMagissant sur les paires {−i, i}, 1 6 i 6 r
M. Ce groupe, not´ e W
2rM, est le groupe de Weyl commun aux syst` emes de racines B
rMet C
rM.
L’exemple que nous venons de donner illustre en r´ ealit´ e un principe g´ en´ eral qui fait l’objet d’une ´ etude syst´ ematique dans [4]. Ce principe est le suivant : si K est un corps de nombres et g est un ´ el´ ement K-rationnel
au hasard
dans un groupe alg´ ebrique G/K r´ eductif, connexe, scind´ e et muni d’une repr´ esentation fid` ele ρ : G → GL
m, alors le groupe de Galois du corps de d´ ecomposition de det(T − ρ(g)) sur K est isomorphe au groupe de Weyl de G avec grande probabilit´ e. Le cas particulier du groupe sp´ ecial lin´ eaire et du groupe symplectique est trait´ e, ind´ ependamment, dans [K4] et [R2], quant au cas du groupe orthogonal pour une forme bilin´ eaire ind´ efinie, il fait l’objet de [J2]. L’article [3], ant´ erieur
`
a [4], donne une incarnation explicte de ce principe dans le cas o` u G est une forme scind´ ee de E
8/Q. On y calcule un ´ el´ ement explicite de E
8(Z) obtenu comme aboutissement d’une marche al´ eatoire (` a 16 pas !) dont on calcule, par un recours au logiciel magma, le polynˆ ome caract´ eristique. On montre alors que le groupe de Galois du corps de d´ ecomposition de ce polynˆ ome sur Q est isomorphe au groupe de Weyl W (E
8), donnant ainsi une solution explicite au probl` eme de Galois inverse sur Q pour le groupe W (E
8). Via une approche semblable combin´ ee ` a l’utilisation des r´ eseaux de Mordell–Weil, Shioda a ensuite produit dans [S3] d’autres polynˆ omes entiers (de mˆ eme degr´ e que celui apparaissant explicitement dans [3]) satisfaisant la mˆ eme propri´ et´ e (voir aussi [VAZ] o` u l’on retrouve l’utilisation des r´ eseaux de Mordell–Weil).
Dans ce chapitre, on pr´ esente les articles [3] et [4]. On expliquera d’abord le cadre g´ en´ eral de travail de [4], puis on verra [3] comme un cas particulier contenant divers aspects explicites.
Insistons sur le fait que cette pr´ esentation se fait dans l’ordre inverse de la chronologie des r´ esultats obtenus.
2.1 El´ ´ ements rationnels al´ eatoires de groupes alg´ ebriques et corps de d´ ecomposition de tores
Le cadre de travail de [3] et [4] est le suivant. Soit k un corps de nombres et Z
kson
anneau d’entiers. Soit G/k un groupe alg´ ebrique lin´ eaire connexe. Il est toujours possible
de voir G comme un groupe de matrices via une repr´ esentation fid` ele fix´ ee ρ : G → GL(m),
d´ efinie sur k. On se donne par ailleurs un sous-groupe Γ de G(k), dont on suppose qu’il est
Zariski-dense dans G et arithm´ etique
1, i.e. ρ(Γ) est commensurable ` a ρ(G(k)) ∩ GL(m, Z
k).
Pour chaque g ∈ Γ, on consid` ere le polynˆ ome caract´ eristique det(T − ρ(g)) ∈ k[T ] et l’on note k
gson corps de d´ ecomposition sur k. On cherche ` a d´ ecrire, pour un g pris
au hasard
le groupe Gal(k
g/k).
2.1.1 La marche al´ eatoire
Pour produire des ´ el´ ements g ∈ Γ al´ eatoires, on fixe un espace probabilis´ e (Ω, Σ, P ) et une partie g´ en´ eratrice finie (rappelons que Γ est un sous-groupe arithm´ etique de G(k)) S de Γ dont on suppose qu’il est sym´ etrique (i.e. s
−1∈ S d` es que s ∈ S). Soit (p
s)
s∈Sune suite r´ eelle finie v´ erifiant
p
s> 0 , p
s= p
s−1(s ∈ S) , X
s∈S
p
s= 1 .
Les ´ el´ ements g ∈ Γ auxquels on s’int´ eresse sont les aboutissements, apr` es un nombre de pas arbitrairement grand, d’une marche al´ eatoire (X
k)
k>0. Les pas de la marche al´ eatoire forment la suite de variables al´ eatoires ind´ ependantes (ξ
k)
k>1de loi commune
P (ξ
k= s) = P (ξ
k= s
−1) = p
s= p
s−1. La marche al´ eatoire (X
k) est alors d´ efinie comme suit :
( X
0= g
0,
X
k+1= X
kξ
k+1, k > 1 , (2.1.1) o` u g
0∈ Γ est fix´ e, par exemple g
0= Id. (Plus g´ en´ eralement, on peut choisir g
0comme ´ etant un ´ el´ ement al´ eatoire d’une partie finie fix´ ee T ⊆ Γ.) La partie g´ en´ eratrice S ´ etant finie, le choix le plus naturel pour la suite (p
s) est sans doute p
s:= |S|
−1, pour tout s ∈ S.
Il est commode de traduire la marche al´ eatoire (X
k) en termes combinatoires. Le graphe de Cayley X dont les sommets sont les ´ el´ ements de Γ et tel que (v
1, v
2) est une arˆ ete si et seulement si v
2= v
1s, pour un s ∈ S, est un graphe connexe et non-orient´ e par hypoth` ese sur S. La suite (X
k) peut ˆ etre vue comme une marche al´ eatoire sur les sommets de X. L’int´ erˆ et de ce point de vue apparaˆıt lorsque, appliquant la majoration du grand crible (1.1.2), ce sont les propri´ et´ es d’expansion d’une famille de graphes de Cayley construite ` a partir de X qui permettront de borner efficacement ∆.
Le crible utilis´ e dans [4] est le grand crible de conjugaison dans sa version probabiliste d´ ecrite dans la section 1.3. Pr´ ecis´ ement, la situation id´ eale est du type suivant : on choisit comme cadre de crible (Γ, Λ, (Γ → Γ
]λ)), o` u Λ est l’ensemble des id´ eaux premiers (` a un nombre fini d’exceptions pr` es) λ ⊆ Z
k, et, pour chaque λ ∈ Λ, le groupe Γ
`est fini et co¨ıncide avec le groupe des points F
λ-rationnels du groupe alg´ ebrique G/F
λ. (Le corps fini F
λest le corps r´ esiduel correspondant ` a l’id´ eal premier λ.)
1. Cette hypoth`ese n’est en fait pas n´ecessaire. Comme sugg´er´e dans [4, Rem. 5.10] et d´emontr´e dans [LR], il est suffisant de supposer que Γ est un sous-groupe de type fini deG(Zk) Zariski-dense dansG.
La contrainte majeure dans ce
cadre id´ eal
est l’´ egalit´ e Γ
λ= G(F
λ). En d’autres termes on demande que l’image de Γ par r´ eduction modulo λ soit maximale, dans le sens o` u elle co¨ıncide avec le groupe de tous les points F
λ-rationnels de G/F
λ. Puisque l’on suppose Γ Zariski-dense dans G, cette contrainte est satisfaite si G est simplement connexe. Il s’agit l` a d’une cons´ equence du th´ eor` eme d’approximation forte de Nori, Matthews–Vaserstein–
Weisfeiler, et Weisfeiler (voir [4, preuve de la prop. 5.2], pour des r´ ef´ erences pr´ ecises). Dans [4], on veut s’affranchir de cette hypoth` ese ; il est donc n´ ecessaire de proc´ eder ` a une ´ etape de r´ eduction permettant de se ramener du cas g´ en´ eral au cas o` u G/k est simplement connexe.
Une fois cette ´ etape de r´ eduction op´ er´ ee, on dispose, pour chaque entier n > 0 d’un ensemble ` a cribler, (Ω, P , X
n). Pour tout choix d’une famille d’ensembles criblants (Θ
λ)
λ∈Λ, et moyennant de bonnes estimations sur les constantes ∆ et H apparaissant dans (1.1.2), on peut alors majorer la probabilit´ e
P (ρ
`(X
n) 6∈ Θ
λ, ∀λ ∈ L
∗) ,
o` u L
∗est une partie finie fix´ ee de Λ. Il faut ensuite chioisir la famille (Θ
λ) de sorte ` a ce qu’elle nous renseigne sur le groupe de Galois Gal(k
Xn/k) du corps de d´ ecomposition de det(T −X
n) sur k. Plus pr´ ecis´ ement on commence par d´ eterminer a priori quel est le groupe de Galois maximal Π(G) auquel Gal(k
Xn/k) peut ˆ etre isomorphe. Le choix des ensembles Θ
λpermet ensuite de d´ etecter les classes de conjugasion de Π(G) qui intersectent non trivialement Gal(k
Xn/k).
2.1.2 Corps de d´ ecomposition de tores et de polynˆ omes caract´ eristiques
Soit k un corps parfait, G/k un groupe r´ eductif, et soit T un tore maximal de G d´ efini sur k. On note ¯ k une clˆ oture alg´ ebrique de k et X(T) le groupe des caract` eres de T c’est-` a-dire le groupe des ¯ k-morphismes α : T
¯k→ G
m,k¯. Ce groupe est muni d’une action de Gal(¯ k/k).
Pr´ ecis´ ement, on a un morphisme de groupes
ϕ
T: Gal(¯ k/k) → Aut(X(T)) , σ 7→ (α 7→ σ · α) , o` u σ · α est d´ efini de mani` ere unique par
(σ · α) (σ(t)) = σ(α(t)) , (t ∈ T(¯ k)) .
A la donn´ ` ee (G, T) est naturellement associ´ e un groupe fini : le groupe de Weyl W (G, T).
Il s’agit du groupe des points ¯ k-rationnels du quotient N
G(T)/Z
G(T) o` u N
G(T) (resp.
Z
G(T)) d´ esigne le normalisateur (resp. le centralisateur) de T dans G. Le groupe W (G, T) agit fid` element sur X(T) via l’homomorphisme :
W (G, T) → Aut(X(T)) , w 7→ α 7→ α
w: t 7→ α(ntn
−1)
, (t ∈ T(¯ k)) ,
o` u n d´ esigne un repr´ esentant de w dans N (G, T). On peut donc identifier W (G, T) ` a un
sous-groupe de Aut(X(T)). La proposition suivante, qui est une compilation de [4, Prop.
2.1, Lem. 2.2], d´ efinit le groupe Π(G, T) qui joue un rˆ ole central dans la d´ etermination des groupes de Galois ´ etudi´ es, et ´ enonce des propri´ et´ es d’ind´ ependance relativement au choix du tore T.
Proposition 2.1.1. En conservant les notations ci-dessus, soit Π(G, T) le sous-groupe de Aut(X(T)) engendr´ e par W (G, T) et ϕ
T(Gal(¯ k/k)). On a les propri´ et´ es suivantes.
(i) le groupe W (G, T) est distingu´ e dans Π(G, T),
(ii) ` a isomorphisme pr` es, les groupes W (G, T) et Π(G, T) sont ind´ ependants du choix d’un tore maximal T de G d´ efini sur k,
(iii) soit k
T⊇ k le corps de d´ ecomposition de T i.e. la plus petite extension de k telle que Gal(¯ k/k
T) agisse trivialement sur X(T) via ϕ
T. On d´ efinit le corps de d´ ecomposition de G :
k
G:= \
Ttore maximal deG
k
T. On a ϕ
T(Gal(¯ k/k
G)) ⊆ W (G, T).
Le point (ii) de la proposition permet de consid´ erer les groupes abstraits W (G) et Π(G), lorsque l’utilisation d’un tore n´ ecessaire ` a la d´ efinition de ces groupes n’est pas requise.
On d´ ecrit maintenant le lien entre les corps de d´ ecomposition de tores et les corps de d´ ecomposition de polynˆ omes caract´ eristiques d’´ el´ ements de G(k). Fixons tout d’abord une repr´ esentation fid` ele ρ : G → GL(m) d´ efinie sur k. ´ Etant donn´ e g ∈ G(k), on note k
gle corps de d´ ecomposition du polynˆ ome caract´ eristique det(T − ρ(g)) sur k. Si l’´ el´ ement g est semisimple et r´ egulier, on peut (par la d´ efinition mˆ eme de la propri´ et´ e de r´ egularit´ e) lui associer un tore maximal privil´ egi´ e T
gde G : c’est l’unique tore maximal de G contenant g. On a alors, suivant la th´ eorie d´ evelopp´ ee au d´ ebut de §2.1.2, un homomorphisme
ϕ
Tg: Gal(¯ k/k) → Π(G) .
On peut ´ etablir le lien suivant entre les extensions k
get k
Tgde k (voir [4, Lem. 2.4]).
Lemme 2.1.2. Supposons que le groupe G/k est r´ eductif. Alors :
(i) pour tout g ∈ G(k), le groupe Gal(k
g/k) est isomorphe ` a un sous-quotient de Π(G), et, si k
Gk
gd´ esigne le compositum de k
get k
Gdans k, le groupe ¯ Gal(k
gk
G/k
G) est isomorphe ` a un sous-quotient de W (G),
(ii) il existe une sous-vari´ et´ e ferm´ ee Y ( G stable par conjugasion par G, et telle que pour tout g ∈ G(k) \ Y (k), l’´ el´ ement g est r´ egulier semisimple et k
Tg= k
g.
On remarque en particulier que si l’on suppose G/k scind´ e, le groupe de Galois maximal attendu pour l’extension k
g/k est le groupe de Weyl W (G).
La proposition 2.1.1 et le lemme 2.1.2 permettent d’une part d’identifier clairement le
groupe de Galois maximal attendu
pour le corps de d´ ecomposition de polynˆ omes ca-
ract´ eristiques d’´ el´ ements de G(k), et d’autre part de donner un sens alg´ ebrique naturel ` a
ces polynˆ omes. Ces liens sont importants pour mener ` a bien la partie
locale
du crible,
c’est-` a-dire pour identifier clairement comment choisir les ensembles criblants Θ
λ, et pour
minorer la constante H de (1.1.2).
2.2 Densit´ es locales et ´ equir´ epartition
Dans [3] et [4], la m´ ethode permettant de s’assurer que le groupe de Galois consid´ er´ e est aussi gros que possible repose sur les faits standard suivants d´ ej` a utilis´ es par exemple dans [G1], [K4, Chap. 7], ou [J2].
— Si k est un corps de nombres d’anneau d’entiers Z
ket si l’on fixe un id´ eal premier p de Z
k(de corps r´ esiduel associ´ e F
p) et un polynˆ ome unitaire P ∈ Z
k[T ] de discri- minant non divisible par p, alors, en supposant que P mod p se factorise sur F
p[T ] en le produit de n
1facteurs lin´ eaires, n
2facteurs quadratiques irr´ eductibles, et plus g´ en´ eralement n
ifacteurs irr´ eductibles de degr´ e i, on d´ eduit que le groupe de Galois du corps de d´ ecomposition de P sur k, vu comme groupe de permutation de ses racines dans C, contient un ´ el´ ement produit disjoint de n
1points fixes, n
2transpositions, et plus g´ en´ eralement n
icycles de longueur i.
— Si G est un groupe fini et si H est un sous-groupe strict de G alors il existe une classe de conjugaison de G disjointe de H.
Ces principes dictent un choix naturel d’ensembles criblants (Θ
λ). Avec les mˆ emes nota- tions que dans §2.1.1, fixons un corps de nombres k et supposons G/k scind´ e (cette hypoth` ese n’est pas n´ ecessaire, mais facilite l’exposition). Pour chaque λ ∈ Λ, l’ensemble Θ
λest une partie stable par conjugasion de Γ
λqui correspond ` a une unique classe de conjugaison de W (G) (en vertu des r´ esultats ´ enonc´ es dans §2.1.2). Pour rendre rigoureux ce choix naturel d’ensemble criblant, on a recours ` a la construction (d´ ej` a pr´ esente, par exemple, dans des travaux de Carter et Fulman cit´ es dans [4]) d’une certaine application envoyant naturelle- ment, dans le cas d’un groupe G connexe, scind´ e, semisimple sur un corps fini F
q, un ´ el´ ement F
q-rationnel r´ egulier semisimple sur une classe de conjugaison canonique de W (G).
Plus pr´ ecis´ ement, fixons un tel groupe G/F
q. L’application que l’on vient de mentionner est la suivante :
θ : G(F
q)
sr→ W (G)
], g 7→ ϕ
Tg(Frob
q)
], (2.2.1) o` u l’on adopte les notations de §2.1.2, et o` u Frob
qd´ esigne l’application x 7→ x
qet l’indice sr signifie que l’on se restreint aux ´ el´ ements semisimples r´ eguliers. Dans [4], on ´ etablit le r´ esultat d’´ equir´ epartition suivant (voir [4, Prop. 4.1]) pour les valeurs prises par la fonction θ en les points F
q-rationnels semisimples r´ eguliers de G.
Proposition 2.2.1. Pour tout C ∈ W (G)
], on a
|{g ∈ G(F
q)
sr: θ(g) = C}|
|G(F
q)| = |C|
|W (G)| 1 + O(q
−1) ,
avec une constante implicite ne d´ ependant que de G (plus pr´ ecis´ ement, la constante implicite ne d´ epend que de la classe d’isomorphisme de la donn´ ee radicielle de G).
L’existence et les propri´ et´ es d’´ equir´ epartition de la fonction θ ´ etant ´ etablies, on peut se
placer de nouveau dans le cadre d’´ etude o` u k est un corps de nombres et G/k est un groupe
lin´ eaire connexe semisimple scind´ e. A l’exception d’un nombre fini d’id´ eaux premiers λ ⊆ Z
kon d´ efinit les ensembles criblants :
Θ
λ:= {g ∈ G(F
λ)
sr: θ
λ(g) = C} ,
o` u C est une classe de conjugaison fix´ ee de W (G), et o` u θ
λn’est autre que l’application θ, d´ efinie par (2.2.1), relativement au groupe G/F
λ.
Pour ce choix d’ensemble criblant, la proposition 2.2.1 permet d’obtenir un minorant satisfaisant pour la constante H apparaissant dans (1.1.2), ` a partir de la minoration a priori (1.1.3). Cela signifie en pratique que la minoration (1.1.4) est valide. Pour un choix
´
evident de support premier de crible L
∗, on a par exemple
H |{λ ∈ Λ : λ id´ eal premier de Z
ktel que N(λ) 6 L}|
o` u L > 1 est un r´ eel fix´ e. Puisque Λ est l’ensemble des id´ eaux premiers de Z
k, ` a un nombre fini d’exceptions pr` es, on d´ eduit alors pour L assez grand
H L
log L . (2.2.2)
2.3 Enonc´ ´ e du r´ esultat g´ en´ eral et ´ el´ ements de preuve
On conserve les notations de §2.1 et §2.2. Une combinaison d’arguments de r´ eduction et de la m´ ethode de grand crible dont on a d´ ecrit les pr´ eparatifs aux paragraphes §2.1 et §2.2 permet de d´ emontrer le r´ esultat suivant ([4, Th. 6.1]).
Th´ eor` eme 2.3.1. Soit k un corps de nombres et soit G/k un groupe alg´ ebrique lin´ eaire connexe. Soit R
u(G) le radical unipotent de G, i.e. le sous-groupe unipotent connexe distingu´ e maximal de G. Si le groupe G n’est pas r´ eductif (i.e. si R
u(G) n’est pas trivial), on d´ efinit k
G:= k
G/Ru(G), W (G) := W (G/R
u(G)), et Π(G) := Π(G/R
u(G)), dans les notations de §2.1 et §2.2.
(i) On a
n→∞